Dans cet interview, Yves Chevallard, didacticien des mathématiques, et Michèle Artaud de l’IREM de Marseille, abordent le concept d’étude comme une opportunité pour repenser l’éducation et ses fondements. Chevallard souligne l’importance de comprendre les raisons qui structurent les œuvres, tandis qu’Artaud insiste sur l’organisation des savoirs et des techniques.
Propos recueillis par Christian Couturier et parus dans le Contrepied HS 20-21 EPS et Culturalisme
Le Centre EPS et Société traite dans cet ouvrage du « culturalisme » et de sa signification dans notre discipline. Qu’est-ce que ça vous évoque ?
YC : Pour ce qui me concerne, je préfère parler d’œuvre plutôt que de culture. Le mot culture renvoie à tellement d’acceptions différentes qu’on ne sait jamais vraiment de quoi on parle. La notion d’œuvre est plus efficace. Un procédé de résolution d’une équation est une œuvre, un match de football est une œuvre. Il n’y a pas de hiérarchie dans les œuvres, pas de taille, pas de jugement. L’art de la guerre, autre exemple, est une œuvre humaine : ce n’est pas pour autant que je vais l’encenser, encore moins la choisir pour la transmettre. L’école a comme fonction de faire étudier les œuvres, celles en tout cas qui auront été sélectionnées. Et étudier, ça n’est pas seulement « visiter » ces œuvres comme on peut visiter un musée.
Justement, que signifie alors étudier ?
YC : Étudier, c’est en premier lieu répondre aux questions et aux raisons qui ont présidé à l’émergence de l’œuvre : pourquoi, à quoi ça sert, comment ça c’est fait, comment ça marche… Je développe l’idée que l’étude doit être organisée comme une enquête policière – c’est une enquête « épistémologique » – avec un cheminement qui va des tâches regroupées en types de tâches, à la théorie : type de tâches – technique – technologie –théorie – l’ensemble composant une praxéologie. Mais il faut faire attention aux mots. Le mot « théorie » par exemple pourrait être mal interprété. Il ne s’agit pas obligatoirement d’une construction abstraite sophistiquée : un enfant de 3 ans à une théorie des papas. A son niveau, avec ses outils, il s’est construit une « représentation » des papas – plus exactement un rapport à la notion de papa.
L’animal humain a besoin de technologie (discours sur) et de théorie. Si l’école ne s’occupe pas de cela, de toute façon l’individu s’en construira à sa manière (avec ses pairs, avec la télé, les parents, ailleurs…). Ne pas prendre en compte ça dans l’étude, c’est laisser l’élève à la merci d’une construction qui se fera dans d’autres sphères, qu’elles soient sérieuses (club…), fantaisistes ou obscurantistes.
Dans certaines disciplines le savoir savant est le savoir des savants. Un savant en sport, c’est, à mes yeux, le champion. Un champion a une très grande capacité à comprendre ce qu’il fait. Dans les commentaires, il n’y a pas photo entre ce que disent les commentateurs journalistes (assez pauvre en général) et les sportifs experts.
Étudier c’est tendre vers cette compréhension et toutes les disciplines sont concernées au même titre.
MA : Je travaille avec le cadre théorique proposé par Yves, en particulier sur la « fonctionnalisation » de la théorie pour produire des techniques d’étude et de direction d’étude.
La notion d’étude est au cœur de la didactique définie comme la science des conditions et des contraintes de diffusion des « praxéologies » dans la société. Mais la distinction entre ce qu’on étudie et la manière dont on l’étudie est peu faite. On met souvent les deux aspects en paquet dans une sorte d’organisation des savoirs (c’est en partie le cas dans les programmes scolaires par exemple). Finalement cela produit une déconsidération du didactique, à ce qui est relatif à l’étude, puisque ce qui relève de cet aspect est attribué au savoir lui-même.
Nous avons repéré six moments didactiques caractéristiques de l’étude (annoncés ici dans un ordre déclaratif, mais qui, dans la réalité, ne fonctionnent pas comme une succession chronologique et un même moment pouvant en outre se réaliser en plusieurs épisodes distincts au cours d’un même processus d’étude) :
– la rencontre avec le type de tâches ;
– l’exploration du type de tâches et la mise en place des premières techniques relatives aux types de tâches rencontrés ;
– le moment technologique et théorique (la technologie est le discours de justification des techniques et la théorie est la justification de la technologie)
– le moment du « travail » de l’organisation praxéologique en construction ;
– l’institutionnalisation des savoirs (mise en forme des techniques et de leurs justifications, etc.)
– l’évaluation : il ne s’agit pas simplement d’évaluer l’élève mais d’évaluer l’organisation des savoirs et si ce qu’on a mis entre les mains des élèves est pertinent.
On peut dire qu’étudier une question, c’est réaliser ces six moments à propos d’au moins un type de tâches relatif à cette question.
Comment définir alors le rôle de l’école ?
YC : L’humain est un être qui étudie toujours. Et tout peut-être une occasion pour l’étude dans une vision anthropologique. L’étude n’est ainsi pas propre à l’école. Mais l’école a ceci de particulier, et d’essentiel, qu’elle va systématiser les techniques d’étude.
La société crée un lieu où un personnage, l’enseignant, est par contrat autorisé à susciter l’étude, à montrer éventuellement comment on fait, et – surtout – à ne pas céder sur les exigences de l’étude. Dans la vie hors de l’école, la plupart du temps, si tu ne tiens pas tes engagements d’étude, personne (parfois les parents mais ce n’est pas contractuel !) ne viendra t’obliger… Lorsque l’école dit : on va étudier cette œuvre, cela oblige et l’enseignant et les élèves. L’enseignant a le droit, et même le devoir, de ne pas capituler sur ce qui est attendu.
D’où l’importance encore plus grande de l’accès au sens, au pourquoi, à quel objectif ça répond… Étudier, aller voir comment ça marche… Je vais employer une image peut-être trop forte, mais exiger que l’élève apprenne sans lui donner l’occasion de comprendre le pourquoi de l’œuvre s’apparente à un viol cognitif. Il faut rénover l’idée d’étude dans cet esprit là.
Pour ce qui est des mathématiques, on peut diviser la population en trois sous-populations. La première est celle des « savants », des mathématiciens « professionnels », dont la formation ne pose pas de problèmes indépassables. La deuxième sous-population, que nous savons former aussi, est celle des gens à un niveau disons « math-spé » – c’est la foule précieuse des professeurs, des ingénieurs, etc. Par contre la troisième sous-population, soit tout le reste, nous ne savons pas la former à un niveau où les maths vont servir dans la vie pour comprendre le monde ordinaire et y agir pertinemment. Comme on ne sait pas faire en sorte que tout le monde soit (suffisamment) sportif… C’est de cela qu’il faut s’occuper d’urgence.
Nous avons dit que l’EPS était l’étude des APSA, qu’est-ce que vous en pensez ?
MA : J’ai vu votre proposition. Je ne dirais pas cela, je dirais que l’EPS est construite à partir de l’étude des APSA. L’EPS n’est pas le processus d’étude, ce sont des praxéologies, des pratiques et des savoirs, qu’on va produire à partir de l’étude des APSA. Bref l’EPS c’est le produit de l’étude.
J’ai regardé vos programmes avec intérêt. Mais les choses y sont assez opaques pour moi sur ce qui est véritablement enjeu de l’étude parce qu’ils donnent des généralités, des grandes compétences très générales. Mais je n’y vois pas d’organisation des savoirs. Les techniques n’y sont pas explicitées1.
Je me doute que la mise en mot est compliquée, en EPS comme ailleurs. Dans ce que j’ai lu sur l’EPS, je ne trouve pas la mise en place, ou en évidence, d’un environnement justificatif propre à votre discipline. Il manque, me semble-t-il, un environnement technologique spécifique. Il y a, certes, des appels à des théories générales et extérieures (physiologie, biomécanique, etc.), mais la justification des techniques est quelque chose d’important, car on ne peut bien posséder une technique sans la contrôler. C’est le problème de la raison d’être que signalait Yves mais appliquée ici aux techniques : pourquoi dois-je faire ce geste et pas un autre, ou pourquoi dois-je modifier le geste que j’accomplis ? C’est un élément essentiel de la constitution des praxéologies, c’est-à-dire des savoirs.
Article paru dans le Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme
- NDLR : cet entretien s’est déroulé avant le travail sur les programmes alternatifs. Nous lui avons fourni uniquement la présentation générale, sans les fiches par APSA↩