Apprentissage du vélo : on peut assimiler l’outil à notre corps !

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Alain Berthoz membre du Collège de France, de l’Académie des Sciences a accepté à partir de nos interrogations sur l’apprentissage du vélo de répondre à des questions « compliquées » pour nous. Une occasion pour la revue contrepied de s’ouvrir à des domaines de connaissances trop rarement abordés. Cet article est disponible dans une version longue sur notre site, de plus Alain Berthoz nous propose de prolonger cette rencontre par une invitation à un dialogue suivi avec les profs d’EPS

Apprend-t-on à faire du vélo pour la vie?

C’est apparemment miraculeux mais en effet nous pouvons remonter sur un vélo après une longue interruption et remobiliser ce qu’on a appris. C’est vrai pour de nombreuses habiletés comme ski par exemple. Nous avons une « mémoire sensori-motrice » à long terme. Il existe de nombreuses publications de psychologie expérimentale et de neurosciences sur les bases neurales de la conservation des apprentissages, domaine dont je ne suis pas spécialiste. Cette mémoire est vraisemblablement stockée dans des circuits nombreux du cerveau. Dans la moelle épinière, et en interaction avec les muscles, il peut y avoir une mémoire motrice locale avec une certaine plasticité.  Il y a aussi dans les différents étages, depuis la moelle jusqu’au cervelet, des circuits liant le cortex avec les ganglions de la base, ceux impliqués dans la mémoire spatiale etc.. 

Si on construit et apprend un mouvement complexe on met en jeu d’abord le cortex préfrontal en relation avec le cortex pariétal et de nombreuse autres zones du cerveau qui assemblent et contribuent aux coordinations nécessaires. Dans ces structures s’organisent des scénarios, des combinaisons, qui vont ensuite être proposés, « implémentés », par les ganglions de la base, puis le cervelet etc.. qui assurent la programmation des mouvements avec des circuits spécialisés. 

Plus on avance dans l’apprentissage, plus l’action est « automatisée » et plus on voit disparaitre l’activité de zones du cerveau préalablement activées dans la phase d’apprentissage. Par exemple l’activité préfrontale disparait et on voit s’organiser des circuits spécifiques, à l’action apprise. C’est dans ces circuits, identifiés par l’imagerie cérébrale, que s’installe une mémoire neuronale à long terme de l’ensemble des coordinations nécessaires.  Cela permet de libérer le cortex préfrontal pour acquérir d’autres apprentissages et aussi faire face à l’imprévu pour modifier éventuellement les gestes et mouvement appris. Le cerveau dispose donc de ces merveilleuses possibilités : stocker des configurations de mouvements et de perception dans des circuits spécifiques à chaque habileté, et libérer des aires disponibles pour apprendre d’autres gestes et répondre à l’imprévu. De même l’hippocampe, la zone qui construit des mémoires de nos actions et leur déroulement dans l’espace, est libérée de ces mémoires qui sont transférées dans d’autres parties du cerveau pour éviter la saturation des réseaux et permettre d’apprendre et d’innover. Cela permet surtout un fonctionnement prédictif. Le cycliste peut consacrer une partie de son cerveau à anticiper, à prédire et pas seulement à contrôler.

« Le cycliste peut consacrer une partie de son cerveau à anticiper, à prédire et pas seulement à contrôler. »

Comment expliquer que changeant de type de machine, de type de pratique, on sache encore « en faire ». Peut-on parler dans le cas du vélo « d’invariant »

Alain Berthoz : belle question ! Je n’ai pas de réponse… mais je peux tenter d’éclairer les choses. Le mot clé est celui d’invariant, donc de la capacité à s’adapter à différentes machines et contextes. La capacité à créer des invariants, utilisables pour la perception ou le mouvement est l’une des autres propriétés générales extraordinaire du cerveau. S’agissant de l’adaptation à différents types de vélos, ou différents terrains, un mot clé est la « géométrie« . Entendons-nous, par géométrie il faut entendre plus que ce qu’on nous apprend à l’Ecole c’est-à-dire la géométrie des formes sur un papier. C’est l’ensemble des propriétés d’une forme, sa distribution dans l’espace mais aussi sa solidité ou sa souplesse, son poids, ses relations avec la gravité etc.  Avec le mathématicien Daniel Bennequin nous pensons qu’au cours de l’évolution, dans notre cerveau, plusieurs sortes de géométries ont été élaborées. Elles correspondent aux actions que l’on peut faire dans les espaces. J’ai proposé une véritable « théorie des 4/ 5 espaces »: notre cerveau traiterait des actions dans différents espaces avec des réseaux neuronaux différents utilisant des géométries différentes. 

La 1ère géométrie et celle de l’espace du corps. Nous pensons qu’elle est implantée dans la zone du cerveau où nous avons un véritable double de notre corps : le « schéma corporel ». Les réseaux de neurones qui constituent ce double est situé dans le cortex temporo –pariétal qui reçoit les informations sensorielles de toutes les parties du corps. et celles des canaux semi- circulaires et les otolithes du système vestibulaire dans l’oreille interne (qui mesurent les mouvements de la tête et l’orientation dans l’espace). Pour être à l’aise sur le vélo il faut un bon système vestibulaire !  Donc l’apprentissage du vélo ne mobilise pas que le corps « physique » et l’entrainement mobilise aussi ce corps interne « virtuel » dans le cerveau. Ce double du corps physique utilise sans doute une géométrie particulière qui n’est pas seulement Euclidienne. La géométrie euclidienne ou cartésienne, ne correspond pas à l’activité du cerveau qui fonctionne avec des géométries, affine, équi–affines etc., qui sont plus complexes en apparence mais qui simplifient le contrôle du mouvement, c’est ce que propose ma théorie de la « simplexité ». 

La 2è géométrie qui est mise en jeu dans le vélo c’est celle qui concerne l’espace péri personnel ou extra personnel. Ce 2ème espace, est l’espace d’action immédiate, dans l’espace proche (ici le vélo)  fonctionnant à l’aide d’une géométrie différente, et gérant d’une façon différente la gravité. Dans le cas du vélo, ses structure, sa géométrie, son fonctionnement, mais aussi la compliance du sol (mou, dur, glissant), en relation avec le « corps/vélo » sont intégrés dans un « modèle interne ». Ce modèle interne assimile le vélo au corps, celui-ci devenant un corps prolongé, constituant un nouveau schéma corporel. Le rapport au monde extérieur doit être géré dans une géométrie différente faisant intervenir les forces. 

La 3è géométrie qui concerne la relation avec l’espace environnemental ou lointain est différente. Il faut coder l’espace dans d’autres référentiels. Nous codons nos trajets soit de façon égo-centré (succession des mouvements et des repères codés de notre point de vue personnel) où allo-centré (c’est à dire cartographique), ou hétéro-centré (en prenant autrui comme repère). L’apprentissage du vélo exige de passer d’une perception égo centrée, à une perception allo centrée qui, au-delà du couple corps/vélo, permet de saisir les relations avec l’environnement, en quelque sorte un sort de son vélo en se regardant vue de dessus ! Dans une course cycliste on peut aussi faire appel à un référentiel hétérocentré (les autres cyclistes). Chaque cycliste utilise ces référentiels de façon différente car nos stratégies sensori-motrices sont très variées. 

Le cerveau utilise, pensons-nous, une méta géométrie plus globale (telle la géométrie des Topos du mathématicien Alexandre Grothendieck). Il faut en effet permettre au cerveau du cycliste de combiner ces différentes géométries, pour coordonner les actions du corps, du vélo et de son déplacement dans l’environnement en fonction de ses buts. Le champion cycliste qui descend du col du Galibier à 100 à l’heure doit avoir une perception et un contrôle unique de ce qui se passe. Chacune des trois géométries celle pour le corps, celle pour l’action sur le vélo et celle pour l’action dans l’environnement, seraient des cas particuliers de cette géométrie globale. La puissance de celle-ci fait qu’elle s’exprime de façon très générale, qu’elle est donc capable de générer des invariants, donc d’utiliser l’apprentissage d’un outil singulier (tel type de vélo) et/ou d’une pratique, pour l’utilisation à d’autres vélos, d’autres familles de pratiques. De plus, cette adaptation est dynamique, elle explique qu’un cycliste victime d’un incident mécanique va pouvoir grâce à cet ensemble de géométries et bien que les propriétés de son engin soient brutalement modifiées, réorganiser immédiatement ses rapports au corps vélo et éviter l’accident. Ce pouvoir de généraliser, de se détacher, à un moment donné, des caractéristiques spécifiques de l’outil, et de l’activité en cours, permet un haut niveau d’adaptabilité et de prévision. 

Pourquoi vous considérez l’engin vélo dans l’espace corporel ? 

 Le fait est que nous pouvons complètement assimiler l’outil à notre corps. C’est bi-directionnel, l’outil devient un morceau de notre propre corps.

L’outil devient un morceau de notre propre corps.

Des données scientifiques récentes confirment cette thèse. Le chercheur Japonais Atsushi Iriki a montré cela chez le singe. Quand celui-ci touche une pomme avec son doigt des neurones s’activent dans le cortex.  Renouvelant l’expérience avec un râteau, on constate que les mêmes neurones s’activent quand le râteau touche la pomme. Le cerveau est donc capable de prolonger le bout du doigt au bout du râteau. C’est donc ça l’apprentissage du vélo, du ski ! Le philosophe Maurice Merleau Ponty disait « la vision est palpation par le regard ». D’autres expériences (« la main de caoutchouc » ) vont dans le même sens et montrent que le schéma corporel est plastique, modifiable, adaptable, prédictif, et il peut absorber les outils avec lesquels nous sommes en actions. Le secret c’est la co-action et la simultanéité, il faut agir. Il faut se servir d’un outils pour apprendre à s’en servir c’est trivial de le dire mais on en connait maintenant les bases neurales ! On intègre l’outil dans son cerveau autant que l’on projette son corps dans l’outil. C’est dans les deux sens. Il est probable que cela induise la création de circuits fonctionnels, c’est à dire d’ensembles de connectivités et de connexions dans le cerveau qui simulent complètement la relation entre mon corps et le vélo. 

Dans l’apprentissage du vélo, on se souvient du moment et du lieu précis où on a su pour la première fois en faire. Pourquoi

La réussite dans l’apprentissage ou dans une compétition est un moment privilégié marqué dans le cerveau par la conjonction probable de cette construction de ce processus de connectivités particulier, dans une certaine « harmonie » d’un objet mental qui implique bien-sûr tout le corps. Tout d’un coup le cerveau dit ça existe, je l’ai vécu. Comme un créateur qui découvre son œuvre achevée. Le cerveau fonctionne et identifie à un moment donné une forme, une forme dynamique qui implique tout ce qu’on est, dont les réseaux du cerveau. Je sais faire du vélo comme acte total. Nous avons maintenant des preuves que cette joie de savoir-faire provoque le plaisir du cerveau. La réussite est toujours joyeuse, elle met en jeu le système limbique les structures de l’émotion, l’amygdale. Mais la découverte récente c’est que ça s’associe aussi à un lieu. Chacun se souvient du lieu où il a pris connaissance d’un évènement majeur. On sait maintenant que c’est le produit d’une conjonction de l’activité de l’hippocampe qui code les lieux, et du système limbique qui code l’émotion. Il y a un renforcement de la mémoire quand on réussit et alors on s’en souvient longtemps car il y a des renforcements au niveau neuronal avec la convergence d’activité des trois mémoires : épisodique (un épisode est la conjonction de ce que l’on dit, du lieu et du contexte et du moment dans le temps. C’est à dire quoi ? ou ?quand ?) ; sémantique ( pourquoi ?) ; procédurale (comment). ,  .

On a souvent pensé l’apprentissage en terme d’éléments excitateurs et cela nous a fait complètement oublier l’inhibition dont vous dites qu’il est au cœur de l’adaptabilité  et de la création sportive ?

Effectivement, dans notre cerveau il existe de nombreux réseaux inhibiteurs, que j’ai en partie décrits dans mon livre récent « L’inhibition créatrice », grâce auxquels le mouvement peut se réaliser. L’inhibition au singulier n’existe pas. A chaque fois qu’au cours de l’évolution est apparu un mécanisme excitateur, il est doublé d’un réseau inhibiteur et le fonctionnement dépend d’un équilibre entre excitation et inhibition. Agir c’est inhiber ce qu’on ne veut pas faire. Je l’avais déjà écrit dans mes livres précédents. Décider, regarder, faire un geste, c’est surtout supprimer tout ce qu’on pourrait faire d’autre. Le cervelet qui coordonne nos gestes et notre posture, est un centre dont les magnifiques neurones géants sont inhibiteur. Il est, lui-même, régulé par des interneurones inhibiteurs. Entre le cortex et les ganglions de la base, le mécanisme de la décision c’est d’abord un problème de sélection, ce que j’ai appelé des cascades d’inhibition. Le cerveau décide en inhibant des inhibitions. Agir c’est donc aussi désinhiber. Les entraineurs le savent. Il en est de même pour le vélo.  Même l’alternance apparemment automatique du pédalage est sous contrôle de plusieurs niveaux de réseaux inhibiteurs qui règlent le rythme, la force, et, par exemple la possibilité d’arrêter.

Sélection d’Ouvrages

  • Berthoz, A. (2000) « La décision »  O. Jacob. Trad. “Il sciencia della decisione  Codice. Trad. “Emotion and Reason” Oxford Univ Press.
  • Berthoz, A. (2009) : « La simplexité »; Collection Science, O. Jacob, 2009, Paris, 256 p. Trad. « Simplexity ». Yale Univ Press. Trad. «  Simplessita »  Codice. 
  • Andrieu, B., Berthoz, A. (eds) (2009): « Le corps en acte. A l’occasion du centenaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) », 2009, Nancy, PUN, Epistémologie du corps.
  • Berthoz, A. (1999) : «Leçons sur le Cerveau, le Corps et l’Esprit», Odile Jacob, Paris, pp.502.
  • Berthoz, A., Jorland, G. (2005) : «L’empathie», Odile Jacob, Paris, pp.308.
  • Berthoz, A., Petit, J.-L. (2006) : « Physiologie de l’action et Phénoménologie », Odile Jacob, Paris, pp.368. Trad: “The Physiology and Phenomenology of Action”, trad. C.McCann, Oxford University Press, pp.288.
  • Berthoz, A. et christen Y. (2009): “Neurobiology of « Umwelt ». How Living Beings Perceive the World” Series: Research and Perspectives in Neurosciences. Berthoz, A., Christen, Y. (Eds.), 2009, XII, 158 p. 22 illus. 
  • Berthoz, A. (2013) « La vicariance. Le cerveau créateur de mondes ». O. Jacob. Trad . Codice ( 2014) TRad “The vicarious Brain”  Harvard Univ Press  (2016) 
  • Berthoz, A. et Debru C. Anticipation et Prédiction : du geste au voyage mental  O Jacob  (2015) 
  • Berthoz, A. ( 2020) . L’inhibition créatrice . Odiel Jacob . Trad Ital.Berthoz A. ( 2021°  L’inhibizione Creativa.Codice   
  • FlashT. Berthoz, A.( Eds)  Space Time geometries for motion and perception in the brain and the arts. Springer Nature.  266pp. 
  • Berthoz, A..et Verdier F. Une Séance de Peinture, entre Cerveau Art et Science. Avec la contribution de Daniel Bennequin et Valérie Hayert . O. Jacob 2022 .

Entretien mené par Alain Becker.

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