C’est quoi le football ?

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Alain Buono a une longue et riche pratique d’entraîneur et de formation d’animateurs au sein de la FSGT. Il s’est appuyé sur son expérience de praticien pour développer une conception opérative du jeu, un football total fertile non seulement à la création individuelle et collective où désordre et prise de risque sont valorisés, mais aussi à l’invention de mélodies cinétiques.

Le jeu au pied

Un étrange dialogue entre deux équipes qui tentent de le rompre en leur faveur. En effet, pour gagner, une des deux équipes doit marquer plus de buts que l’équipe adverse.

Tout ou presque, était autorisé dans le combat de la Soule ou Choule pour conquérir le ballon. Mais dans le sport populaire, les règles se négocient, se régulent sur le terrain afin d’assurer l’égalité des chances. Et jusqu’à aujourd’hui, le football n’a pas besoin de beaucoup de règles. D’ailleurs au sein de la FSGT, j’ai travaillé sur un règlement de football à 11 qui ne comporte que 8 règles, centrées sur le jeu et son déroulement.
Si le football se joue avec très peu de règles, le jeu est d’une grande richesse, permettant une grande créativité et beaucoup d’invention.

Oui, mais là une spécificité, une originalité intéressante : le ballon doit être contrôlé, maîtrisé, propulsé, essentiellement avec les pieds ! Et jamais, ou presque, avec les mains (sauf sur remise en jeu sur touche ou sur intervention du gardien de but).
Cette obligation, quasi unique en sports-collectifs de maîtrise nécessaire du ballon dans l’espace locomoteur impose aux joueurs l’invention de « mélodies cinétiques » originales (J. Paillard).

Il faut contrôler, conduire, tirer avec les pieds dans l’espace locomoteur. La fonction des membres inférieurs est double : se déplacer tout en conduisant le ballon. Cela constitue une difficulté majeure sans oublier la prise d’information sur le ballon, sur la cible, ses adversaires, ses partenaires.

Le ballon ne pouvant être « tenu », le joueur doit, pour le conserver, le conduire, inventer des habiletés ouvertes qui ne se réalisent jamais dans les mêmes conditions.
Cette activité fertile d’anticipation-coïncidence sans utiliser les mains contribue à l’enrichissement et au développement de la coordination générale du joueur. Le cerveau humain, le corps humain sont riches de possibilités énormes ! Et justement le football favorise des nouvelles pistes de développement !
Par exemple, pour tirer au but, le débutant se met face au ballon et face à la cible car sa compatibilité limitée1 lui impose cette attitude : il frappe donc du pointu, droit devant lui !

« Cette activité fertile d’anticipation-coïncidence sans utiliser les mains contribue à l’enrichissement et au développement de la coordination générale du joueur. »

Prenons un autre exemple, encore sur le tir au but et à propos des reprises de volée : la situation la plus simple est de recevoir le ballon face à la cible, venant même de la cible, puis de recevoir une passe en retrait depuis l’aile, le côté du terrain.
Enfin, grande complexité, grande difficulté pour celui qui reçoit le ballon de quelqu’un qui est derrière lui.

Pour la reprise de volée dans cette dernière situation, il s’agit de construire des capacités nouvelles, très fines et donc, de rendre compatibles toutes les données de la situation avec la nouvelle structure élargie, enrichie de ses nouvelles réponses !

Incertitude, désordre, prise de risque

Je définis ainsi le noyau central de l’activité autour duquel s’organisent les alternatives proposées.
En observant les matchs souvent ennuyeux où les enjeux sportifs sont minorés par rapport à d’autres enjeux pas toujours nobles, on peut souvent observer que les entraîneurs choisissent de ne pas prendre de risque, de maîtriser l’incertitude imposée par l’équipe adverse en ordonnant l’organisation. Tout est alors basé sur le placement des uns et des autres : il ne s’agit pas de gérer le désordre semé par l’autre mais de lui imposer notre ordre !

Or pour gagner le match, le plus important est pour moi, de conjuguer au mieux incertitude, désordre et prise de risque en laissant les joueurs entrer dans un jeu basé sur le déplacement coordonné, incessant, favorable aux appuis, aux soutiens, etc.
Gérer le désordre de l’autre ne passe pas forcément par tenter d’imposer un autre ordre… Il faudra, sans doute, inventer un autre désordre !
Un principe me paraît important pour créer le désordre chez l’adversaire : lui imposer à tout moment la difficulté d’anticiper sur ce que je vais faire et, au minimum le placer devant au moins une alternative : passer ou tirer, jouer près ou jouer loin…
Je propose un tableau qui rassemble quelques unes des alternatives possibles autour du noyau central sur l’incertitude, le désordre, la prise de risque.

Un football total

Passer à une approche opérative
Pour J.Metzler : « Il s’agit de résoudre en actes, à plusieurs et simultanément une cascade d’évènements, de problèmes non prévus a priori, dans leur ordre d’apparition, leur fréquence, leur complexité » (revue Spirales 1987).
Jouer au football, c’est pour chacun des joueurs être concerné par le jeu, où que soient le ballon, les adversaires. C’est ce que faisaient les joueurs hollandais en 1974 ! L’équipe d’écosse avait un jeu stéréotypé avec une circulation du ballon systématique alors que l’équipe de Hollande jouait un football total où tout le monde joue en même temps avec tout le monde, donc avec une communication totale entre tous.
Il ne s’agit pas de parler de 4-3-3, 4-4-2, de couloir où se morfondent bêtement ailier gauche et arrière gauche d’une même équipe.
Il faut passer d’une approche figurative du jeu : comment se placer, à une approche opérative : comment se déplacer en permanence dans un jeu total.
Il y a une simultanéité des mêmes centrations pour tous les joueurs de la même équipe. Cette coordination de tous les joueurs les conduit à anticiper sans cesse leurs placements/déplacements par rapport aux placements/déplacements de leurs partenaires, tous en même temps. La question n’est donc pas d’apprendre à se démarquer, à se placer en dehors de l’ombre de l’adversaire comme on le dit souvent, mais le faire en tenant compte de ce que font ses partenaires.
Les actions les plus adéquates (déplacements, utilisation du ballon, etc.) sont celles qui tiennent compte à tout instant et en tous lieux de la compatibilité du joueur en relation avec celle de l’ensemble de ses partenaires et adversaires. Il s’agit d’inventer sans cesse les meilleures conditions de compatibilité pour l’équipe et de contrarier, sans cesse aussi, les projets des adversaires !

Agir individuellement et collectivement pour imposer à l’adversaire sa règle du jeu

Rester maître de l’espace proche de l’adversaire
Dans un couple « joueur-adversaire », celui qui domine est celui qui impose à l’autre l’appartenance au couple, qui impose à l’autre la forme de son déplacement, qui est maître de la distance entre les joueurs, et qui, ayant mis le ballon dans l’espace proche de l’adversaire en reste maître. (E. Martinez)
Prenons l’exemple d’un duel : le PdB engage son adversaire dans une action pour que celui-ci se saisisse du ballon. Cette action va le perdre puisque le PdB s’y attend. Il impose sa règle du jeu à l’autre.

Mettre l’adversaire dans une situation conflictuelle
De même avoir l’initiative pour une équipe, c’est placer l’équipe adverse dans une situation de plus en plus conflictuelle, c’est encore engager l’équipe adverse de façon quasi irréversible dans une action quasi probable.
Par exemple, 2 attaquants se trouvent non loin du but adverse face à un ultime défenseur plus le gardien. Le défenseur va reculer en flottant sans choisir d’emblée lequel des 2 attaquants il va venir marquer, le PdB doit donc se rapprocher simultanément de la ligne du but ET de l’axe du but pour contraindre le défenseur à aller vers lui afin de passer au 2e attaquant qui recevra le ballon dans les meilleures conditions.

Anticiper le passage de l’attaque à la défense et de la défense à l’attaque

Pour G. Ulrich : « Chaque équipe doit attaquer la cible adverse et défendre, en même temps, sa propre cible ; il y a une nécessité absolue et réciproque, pour chacune des deux équipes qui s’affrontent, d’organiser la lutte pour entrer et rester en possession du ballon » (revue Contre Pied).
Les joueurs experts ont souvent la ligne des épaules parallèle aux lignes de touche avec une épaule vers l’attaque et l’autre vers la défense : une posture favorable pour intégrer l’alternative attaque-défense.
Lors du passage de la défense à l’attaque, l’alternative se pose : conserver le ballon ou s’engager vers l’avant parce que la défense adverse n’est pas bien en place ? Utiliser le jeu indirect ou direct ?
Lors du passage de l’attaque à la défense, se replacer rapidement (souvent comme au handball) ou pratiquer un recul-frein ?

Apprendre en jouant

Tout commence par le jeu, la rencontre, le match quels que soient le niveau et l’âge des joueurs .
Selon T. Guillou : « formater les joueurs est une chose, les révéler en est une autre  ».
J’invente des jeux de compétition réglée (Huizinga), parce que le jeu rend libre.
Le jeu laisse la joueuse actrice, le joueur acteur de son développement, libre d’inventer ses propres savoirs et savoir-faire.
En le confrontant à un vrai problème de football avec ballon(s), adversaire(s), partenaire(s), buts à attaquer, but(s) à défendre pendant un temps déterminé à l’avance, avec un enjeu, gagner !, l’émotion est alors au rendez-vous : le plaisir de réussir, d’inventer, d’explorer, la peur de rater, la fatigue…

Les propos de J.J. Rousseau : « on joue lâchement les jeux où l’on peut être maladroit sans risque  », et ceux de M. Serres : « l’apprentissage nous laisse la joie incandescente d’inventer  » me confortent dans ce choix.

Cet article est paru dans le Contrepied HS n°9 dédié au Football

  1. Il y a « compatibilité » quand la structure de mes réponses possibles est performante par rapport à la situation dans laquelle je me trouve, par rapport aux stimuli de cette situation.