Jean Lafontan, président du centre EPS et Société
En même temps que la pratique sportive s’est développée et diversifiée, que les intérêts sociaux, scientifiques, politiques se sont affirmés, la question de savoir « quand y a-t-il sport » est un débat sans limites. La définition est un enjeu conflictuel, qui traduit toujours des intérêts sous-jacents à spécifier. Les tentatives de clarifications oscillent entre son objet (la part du sport dans la formation de l’homme. Pourquoi existe-t-il ?) et son utilité (à quoi sert-il ?). Les questions se tranchent selon les usages qu’en fait chaque force sociale. Nous le verrons plus loin. Mais, pour l’exemple des politiques publiques (qui agréent les associations, subventionnent, créent des équipements…) qui ont leur logique économique, politique et diplomatique, elles sont surdéterminées par la question démocratique de diffusion des pratiques, exigence bien souvent à conquérir ! Celle-ci appelle des définitions de contenus à transmettre, des qualifications de cadres, des moyens, pour éviter d’enfermer les couches les moins pratiquantes, les plus défavorisées généralement, dans leur univers de non-pratique. Il y a donc urgence à identifier des types de pratiques « qui sortent de l’exercice physique commun », dont la complexification technique, l’échange et les rapports humains corrélatifs qu’ils développent conduisent les individus à se former et à dépasser leurs répertoires d’action mais aussi à revendiquer de meilleures conditions de pratiques pour toutes et tous.
Aujourd’hui, le « eSport »1 revendique sa place aux J.O ; il a réussi à entrouvrir la porte et deviendra officiel aux Jeux Asiatiques de 2022. T. Estanguet, président du COJO, a laissé planer le doute pour 2024. La CJUE 1, sur un recours de la fédération du bridge anglais, déclare que dans le bridge la composante physique est négligeable et plaide pour une définition répondant au sens habituel du terme « sport », c’est-à-dire caractérisé par une composante physique non négligeable. Verdict. Le bridge n’est pas un sport. Ce « sens habituel » est loin de la vision du fondateur de l’olympisme.
« J’ai l’air, en tout ceci, d’abandonner le sport pour étudier des questions diplomatiques. En réalité, je ne fais qu’insister sur cette importante loi sociale à savoir qu’il existe une étroite corrélation entre l’état d’âme, les ambitions, les tendances d’un peuple et la manière dont il comprend et organise chez lui l’exercice physique » (de Coubertin, 1892). Sa vision est ainsi complétée : « Le sport est le culte volontaire et habituel de l’effort musculaire intensif appuyé sur le désir de progrès et pouvant aller jusqu’au risque. Il doit être pratiqué avec ardeur, je dirai même avec violence. Le sport, ce n’est pas l’exercice physique bon pour tous à condition d’être sage et modéré ; le sport est le plaisir des forts, ou de ceux qui veulent le devenir », (Pédagogie sportive, 1922), il a ajouté, précision peu citée : « le sport n’est pas un objet de luxe, une activité de oisif non plus qu’une compensation musculaire du travail cérébral. Il est pour tout homme une source de perfectionnement interne éventuel non conditionnée par le métier. Il est l’apanage de tous au même degré sans que son absence puisse être suppléée ». Définition la plus aboutie qui agence pratique et vision sociale. En même temps, historiquement datée, elle expulse l’infinie variété des pratiques qui se développent, surgissent, se métissent, et que la sociologie critique a bien repérée mais mal interprétée en l’opposant au sport.
A l’opposé de cette vision coubertinienne, il y a la panoplie des activités sportives les plus couramment pratiquées par la population, marche, cyclisme, natation. A leur niveau ces pratiques sont le signe de l’efficacité « historique » du sport et la marque de sa relative démocratisation. Le sport est donc un continuum qui prend tout l’éventail des formes de pratiques dont aucune n’est contradictoire avec les formes les plus spectaculaires et les plus organisées dans leur développement technique.
Entre ces bornes s’inscrit tout l’éventail des définitions qui valorisent, selon les pratiques des différentes couches sociales, le niveau de prestation, d’audience sociale, de nouveauté, de socialité, d’avantages psychologiques, politiques (paix, citoyenneté, cohésion sociale), sociaux (santé) moraux (dopage, corruption…), de valeurs incarnées, et qui montrent que le sport, dans toutes ses variantes, est d’abord une pratique, sociale et historique. En partant de la première exigence que la pratique physique visée est d’abord « hors norme », au sens où elle doit se déployer au-delà de l’activité usuelle, coutumière, elle doit intégrer la totalité de ses formes dans son champ. Les élaborations ultérieures des contenus n’éliminent pas mais enrichissent ce premier dispositif. La question démocratique de la popularisation du sport a là, son point de départ.
Voyons quelques développements.
Pour B. Jeu le sport « est une parenthèse tribale en plein cœur de l’industriel », qui mêle survivances et mythes anciens se perpétuant dans le monde moderne en devenant institution autonome, « contre société ». Pour B. Jeu, le sport est violence des corps et passions. Cette vision restrictive du sport, parce qu’elle appelle un type de pratique, a longuement été portée par le mouvement sportif. Ainsi, les affinitaires et scolaires, au moment de la constitution du CNOSF (1972) : « [ont été] traitées comme des secondes zones, parce que ce qui représente autre chose qu’un sport, ce n’est pas le sport. C’est des fédérations multisports où les membres sont liés par autre chose que le sport » 2. Décryptons cet autre chose : l’idéologie des affinitaires (FSGT, de gauche, liée aux luttes sociales et politiques de démocratisation, la FSCF, chrétienne) et des scolaires, où le président n’est pas élu. Nous avons là l’expression la plus crue du classement en sport et non sport traçant une ligne de démarcation sans concession. D’autre part, cette contre société a été aveugle à la pénétration de l’argent, aux pratiques corruptrices et aux stratégies ouvertement politiques des grandes fédérations et CIO… et qui continuent malgré tout à revendiquer de façon tenace leur part d’autonomie.
Si dans les années 1990, le CNOSF définit le sport comme «la seule pratique compétitive, licenciée, c’est à dire engagée dans l’institution, qui fixe les règles du jeu et définit l’éthique sur laquelle celui-ci doit impérativement reposer », il n’était pas encore sensible à la grande diversification des pratiques des années 70, liée au sport pour tous. Sous cette pression, un remaniement conceptuel s’est opéré, plus conforme à l’évolution du sport dans la société :« toutes formes d’activités physiques ou sportives qui, à travers une pratique organisée ou non ont pour objectif : l’expression ou l’amélioration de la condition physique ou psychique, le développement des relations sociales ou l’obtention de résultats en compétition de tous niveaux ». Cette définition rejoint les définitions des enquêtes sociologiques, « …le sport c’est ce que les gens font quand ils pensent faire du sport »(Enquête INSEP de 1986) . « Toute activité physique ou sportive pratiquée en compétition ou en loisirs, en dehors du cadre scolaire ou professionnel » (INSEE 2017). L’eurobaromètre3 inclut des formes d’activités domestiques parce que son souci est la mobilité physique, au sens large.
Ces approches ont leur contrepoint. Pour P. Parlebas « Le sport est avant tout une situation motrice (ce critère éliminant les jeux non moteurs tels les échecs par exemple) ; cette tâche motrice est assujettie à des règles définissant une compétition (traits rejetant les activités libres et improvisées) ; enfin, et c’est là que gît une grande part de son identité sociologique, le sport est un fait institutionnel (trait excluant l’immense cohorte des jeux non reconnus par les instances officielles). Le sport représente donc la motricité ludique et compétitive approuvée par l’institution ». Pour P. Parlebas l’essentiel est le jeu, mode d’expression fondamental de l’homme et dont le sport ne traduit que des développements partiels. D’autre part, le sport est un instrument de pouvoir et son autonomie revendiquée, son hostilité « à l’intervention d’un pouvoir central étatisé (…) [font que] le sport et le régime libéral vivent en une sorte de symbiose » (2013). Enfin, pour l’Unesco, conformément à sa mission universaliste « le terme sport est employé de manière générique et inclut le sport pour tous, les jeux sportifs, la récréation, la danse et les jeux organisés, informels, de compétition, traditionnels et autochtones sous leurs formes variées » (Mineps VI, Kazan 2017).
N. Elias approche la question : le sport aide à une pacification progressive de la société occidentale, société déjà plus ou moins violemment encadrée par l’État ; c’est la codification centralisée des sports, l’uniformisation des façons de faire qui conduisent à limiter le recours à la violence ; il est « une forme de combat qui donne du plaisir sans choquer la conscience ». Ainsi, le sport « permet un relâchement agréable du contrôle des sentiments » ; il vise à maintenir l’équilibre social, il devient supplétif de l’État, approche qui ne déplairait pas aux défenseurs du sport opium du peuple.
Ces questions de définitions appellent une autre question : celle du savoir propre du sport ; développe-t-il des connaissances en propre ou n’est-il qu’un adjuvant d’autres connaissances, d’autres pratiques3 ? Le Centre EPS revendique un savoir propre au sport : « … je n’ai personnellement jamais appréhendé la pratique sportive comme un moyen (d’atteindre autre chose) ou comme une application (d’une vérité qui serait préalable à cette pratique), mais comme valant en tant que telle, par elle-même4 ». A partir d’une interprétation libre d’une remarque de Gramsci affirmons que « le sport est éducateur en tant que sport mais non pas en tant que sport éducateur5 ».
Invention permanente des individus, le sport devient psychique, personnalité et personne accomplie par sa pratique. La lutte sur les définitions du sport est fondamentalement une lutte démocratique et émancipatrice.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018