Des femmes, des pratiques sportives, des luttes

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Christine Menneson , sociologue à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse, interroge la “socialisation inversée” des filles qui ont des pratiques sportives éloignées des normes sexuées. Elle montre que le sport véhicule tout une variété de modèles de genre.

Comment expliquer que des femmes soient attirées par des pratiques qui a priori socialement ne leur sont pas destinées ?

Ma première recherche a porté sur la socialisation des filles qui ont des pratiques sportives éloignées des normes sexuées, « socialement associées au masculin » (ou dites « masculines » avec des guillemets, parce que bien évidemment il n’y a pas de pratiques masculines en soi). J’ai choisi le football et la boxe française qui ont des modes d’engagement du corps différents, pour pouvoir faire des comparaisons. Je précise qu’il s’agissait de sportives de haut-niveau, c’est important parce que l’on n’observe pas obligatoirement les mêmes processus à des niveaux moins élevés. Les enseignements principaux sont les suivants :

  • Les filles qui pratiquent le football ou la boxe française se caractérisent par des modes de socialisation spécifique, que j’ai appelés « socialisation inversée », dans la mesure où ils sont majoritairement observées chez les garçons : préférence pour la compagnie des garçons, insertion dans des réseaux relationnels masculins, entrée très tôt dans des APSA associées au masculin.
  • Ces filles ont également assez souvent des places spécifiques dans la famille. Elles ont souvent grandi dans deux configurations dominantes :
    1. le cas du « garçon manquant » : dans une fratrie exclusivement féminine, une des filles endosse le rôle du garçon. Les parents, notamment le père, exprime souvent sa déception de ne pas avoir eu de garçon. Si ce père est sportif, il transmet le goût pour le sport à une de ses filles.
    2. La « socialisation des sœurs par les frères » : dans une fratrie mixte, souvent plus nombreuse, où la socialisation des plus jeunes est confiée aux ainés. Les filles suivent leurs frères, à qui elles ont été confiées.

Qu’est-ce que ces pratiques font aux femmes et qu’est-ce que ces femmes font aux pratiques ?

Les observations ont montré que les modes de socialisation des boxeuses et des footballeuses étaient organisées de manière différentes et produisaient des effets d’une certaine manière opposés. Pour le résumer de manière synthétique :

Le monde du football est un milieu où les hommes ont la position dominante. Le football féminin est à part, côtoie très peu les équipes masculines, se sent déconsidéré par la fédération. Les filles ont donc une socialisation entre filles, et de surcroit, entre filles valorisant des normes sexuées atypiques, du fait de leur socialisation.

Du côté de la boxe française, à l’époque où j’ai fait mon enquête, la fédération valorisaient les filles pour attirer de nouvelles licenciées. L’entraînement était mixte, avec une ou deux filles, qui se soumettaient au même entraînement que les 15 ou 20 garçons. Elles s’assimilaient totalement au groupe des hommes, voulaient montrer qu’elles avaient leur place dans ce milieu. Cela produit donc des choses très différentes :

En foot, les filles avaient une position plutôt novatrice au niveau des normes sexuées : assez critiques à l’égard du travail de l’apparence, opposées à la politique identitaire de la fédération qui voulait leur faire porter des jupes pendant les déplacements internationaux ; assez ouvertes sur la diversité des pratiques sexuelles, avec une vraie tolérance à l’égard de l’homosexualité (même si bien entendu, toutes les footballeuses ne sont pas homosexuelles !). Alors que dans le milieu de la boxe française, elles vivaient dans un groupe d’hommes qui les valorisaient, mais les valorisaient d’autant plus qu’elles restaient bien des femmes. Les boxeuses avaient donc une forte pression pour se conformer aux normes de genre. Tout en ayant eu un mode de socialisation inversée, les boxeuses vivaient une espèce de processus de féminisation : surveiller leur démarche, leurs paroles, etc. De plus la question de l’homosexualité y était un peu taboue et moins acceptée

Si on se fie aux apparences, on serait tenté de dire que le foot produit des choses novatrices et la boxe du conservatisme. Or, c’est plus complexe que ça. Si on regarde dans le cœur de la pratique, les boxeuses sont sur un ring, donnent des coups. à l’entraînement, elles sont souvent dans des situations où elles ont l’ascendant sur certains hommes. Elles arrivent à maîtriser ce qui est le summum de la domination masculine, la violence physique, ici exercée sur des hommes. Les boxeuses transgressent donc vraiment les normes de genre pendant la pratique. Alors que les footballeuses, toujours entre elles et jamais opposées aux garçons dans la pratique, transgressent moins, tout du moins sur le terrain. Ces deux pratiques produisent donc des choses assez contrastées… Peut-on dire que les femmes s’émancipent dans les deux cas ? Difficile de répondre à cette question parce que ce sont des contextes qui reproduisent à la fois certaines normes sexuées et en combattent d’autres.

Peut-on dire alors que le sport véhicule une variété de modèles de genre ?

Le monde sportif reste l’un des univers sociaux où la domination masculine est assez prégnante. Notamment parce que le sport met en jeu le corps et que le corps joue un rôle central dans la construction du genre. En même temps, parler du monde sportif en général ne veut pas dire grand-chose : sport de haut-niveau, sport de loisir, sport dans une fédération olympique, sport dans une association d’éducation populaire, il y a une telle variété de contexte de pratiques, qu’on ne peut observer qu’une variété de modèles de genre.

Mais le modèle qui reste le plus valorisé, en termes de nombre de pratiquants ou de médiatisation, est celui des pratiques fortement investies par les hommes et qui valorisent ce que certains appellent une masculinité virile ou une « masculinité hégémonique » (E. Connell, 2005) c’est-à-dire une masculinité basée sur l’usage de la force, de la puissance, une valorisation de la compétition, et la distance voire le mépris à l’égard du féminin ou des hommes qui ne sont pas conformes.

Mais cela n’empêche pas se demander comment tel ou tel contexte va questionner les normes de genre, va faire évoluer les rapports des filles et garçons. Et là, cela ne dépend pas tant de la discipline que des caractéristiques de l’intervenant.e, de ses pratiques pédagogiques. Dans l’enquête sur la socialisation corporelle et sportive des enfants, nous avons comparé des pratiques pour certaines associées au masculin, d’autres au féminin et d’autres plus mixte. Un des contextes les plus novateurs était un stage d’équitation. Or, l’équitation, très investie par les filles, avec tout un imaginaire féminin, peut être très caricaturale du point de vue du genre. Dans notre observation, en milieu rural, milieu populaire, les intervenantes, formées au genre, poussaient les filles à dépasser leur peur de l’animal et des obstacles. De même, dans un club de foot, le seul intervenant qui réussissait à garder des filles dans son équipe, à « fabriquer de l’égalité » (G. Fraisse), était un homme sensible à l’égalité femmes-hommes et formé aux questions de genre. Carine Guérandel confirme cette idée qu’à chaque fois qu’elle a rencontré des pratiques égalitaires, l’intervenant.e avait été formé.e aux questions de genre. C’est encourageant, même si la socialisation sexuée est massive et pesante, rien n’est joué d’avance, la question des pratiques pédagogique est centrale.


Est-ce vrai dans tous les milieux ? De quelle manière le milieu social influence-t-il la socialisation sexuée ?

Il est difficile de parler du genre sans parler des milieux sociaux, parce que le genre ne s’exprime pas de la même manière suivant les milieux sociaux.

Les différences entre filles et garçons ont tendance à être plus fortes en milieu populaire parce que l’attachement aux normes sexuées y est plus fort. Bourdieu l’avait montré, valoriser l’identité masculine et féminine est une des ressources des milieux populaires et une des seules. C’est un moyen de reconnaissance sociale. « Se comporter comme un homme » constitue une injonction particulièrement fort en milieu populaire.

Mais il n’y pas que dans les milieux populaires que les parents construisent fortement des différences entre filles et garçons. Dans les classes moyennes et favorisés, deux groupes de parents se différencient par leur capital économique et culturel (Bourdieu) :

  • Les familles dotées en capital culturel (dont l’idéal-type est le professeur, agent du service public), valorisent le sport peu compétitif, voire même sont opposées à la compétition. Elles ont des positions égalitaires. Garçons et filles pratiquent les mêmes activités, peu marquées du point de vue du genre.
  • Dans les familles plus dotées en ressources économiques (dont l’idéal-type est le cadre ou l’ingénieur du privé), les normes de genre sont beaucoup plus fortes. Filles et garçons ne font jamais les mêmes pratiques : sports collectifs et combat pour les garçons, gymnastique et danse pour les filles. D’autre part, ces familles valorisent beaucoup la compétition.

Il y a donc des familles égalitaires dans les classes moyennes et favorisées, mais aussi des familles inégalitaires. Le rapport au genre dépend des pratiques éducatives des parents. Pour la danse, les parents disent « c’est important pour un bon maintien, un port de tête ». Ces normes corporelles sont très genrés et situées socialement. Dans les milieux populaires, ce ne sont pas les mêmes corps féminins que l’on privilégie, la minceur est moins valorisée


Quelles pistes pour faire évoluer ces normes vers plus d’égalité ?

S’il n’y avait qu’une piste, ce serait celle de la formation des intervenant.es. Par exemple, ne pas avoir une vision étriquée de la culture pour prendre en compte toutes les dimensions de l’APSA, et pas seulement sa forme dominante (masculine), mais sans enfermer non plus les filles dans ce qui serait considéré comme féminin. Ne pas considérer les filles et les garçons comme des groupes homogènes et cesser de toujours les comparer et de généraliser parce que cela tend à reproduire les différences. Il faut au contraire être attentif aux différences à l’intérieur même des groupes de sexe. On s’aperçoit alors que les variabilités dans un groupe de sexe sont fortes, voire plus fortes que les variabilités entre les deux groupes. Et cette variabilité-là renvoie aux modes d’éducation.

Il faut cependant reconnaitre que dans certains contextes, cela n’a rien d’évident tant les élèves sont déjà fortement socialisés selon leur appartenance de sexe. Ce que les élèves ont appris par corps n’est pas facile à défaire, et il n’est pas toujours aisé de trouver le juste milieu entre la nécessité de prendre en considération leurs représentations et pratiques de départ et réussir à faire évoluer leurs rapports au corps. C’est sans doute la problématique centrale en termes de genre pour les enseignant.es d’EPS. Une des clefs serait de prendre le problème à bras le corps dès l’école maternelle, en formant les professeurs des écoles ou en ayant un professeur spécialement formé sur ce thème. On apprend par corps, par corps on apprend son genre et par ce biais là on apprend la confiance en soi, l’estime de soi, la relation à l’autre… autant de qualités nécessaires bien au-delà de l’EPS. En ce sens, travailler l’égalité par le corps, c’est investir pour l’avenir.

Propos recueillis par Claire Pontais et parus dans Contrepied HS N°20/21 – mai 2018 – EPS et Culturalisme