Eduquer au développement soutenable : quelles implications pour l’EPS ?

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De 2020 à 2022, Christophe Schnitzler, maître de Conférences à l’Université de Strasbourg, étudie la contribution possible de l’EPS au développement Durable à travers des dispositifs d’éducation de plein air. Il a publié différents articles sur l’éducation au développement durable.

Pourquoi se pencher sur l’éducation au développement durable en éducation ?

« Celui qui croit à une croissance infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », disait l’économiste Kenneth Boulding. Cette problématique est connue de longue date par les scientifiques et s’est diffusée dans le grand public depuis le rapport Meadows (« Les limites de la croissance », 1972). Depuis, les connaissances se sont affinées, notamment grâce à des articles récemment publiés (Röckstrom et ses collaborateurs, 2009) qui définissent 9 limites planétaires en adoptant un point de vue des sciences physiques. 

9 limites planétaires en adoptant un point de vue des sciences physiques

Ici dépasser ne serait-ce qu’une de ces limites entraîne des conséquences majeures sur nos écosystèmes. Pour ces auteurs, nous en dépassons actuellement au moins cinq. Pourtant, notre économie continue de croître en consommant de manière exponentielle ressources animales, végétales et minérales, faisant fi de ces limites physiques tout en dégradant de manière irréversible de nombreux écosystèmes.

Le capitalisme industriel est souvent invoqué comme le support qui a permis à cette idéologie prédatrice de s’exprimer pleinement. Mais certains philosophes comme Lynn White estiment que son ancrage dans nos mentalités est beaucoup plus ancien, et serait dû à l’essor des religions monothéistes. Ne lit-on pas dans la bible que l’homme doit dominer « les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre » (Genèse, verset 26) ? En faisant de l’homme un être supra-naturel, « à l’image de dieu », ce fondement civilisationnel qu’est la Bible justifie le contrôle de la « nature » comme un impératif ontologique.

Jusqu’à l’essor de la société industrielle au 18e siècle, cette approche ne posait pas trop de problèmes parce que l’homme n’avait ni les moyens matériels, ni le nombre pour extraire et consommer ces ressources de manière exagérée. La Révolution industrielle a transformé la situation et entraîné une augmentation de notre extraction de matières premières, rendant cette prophétie biblique une réalité. 

La Révolution industrielle a transformé la situation et entraîné une augmentation de notre extraction de matières premières, rendant cette prophétie biblique une réalité.

Son accomplissement pourrait potentiellement marquer la fin de notre civilisation, voire de notre espèce selon les perspectives les plus pessimistes. Voilà donc un problème essentiel auquel il devient urgent de s’atteler. 

Christophe Degryse (2022) écrivait récemment que « la fin de cette « économie de l’infini » ne sera acceptable que si elle est vécue de manière collective et équitable ». Elle doit surtout devenir désirable, et je crois avec Nelson Mandela que l’enseignement est une « arme … puissante …. pour changer le monde ». C’est là que se situent mes interrogations en tant que formateur et enseignant. John Dewey considérait qu’une mission essentielle de l’école était de préparer les élèves à un avenir incertain et en constante évolution. Quels modèles éducatifs promouvoir, dans un monde où la sobriété devrait s’imposer à nous ? 

Quels modèles éducatifs promouvoir, dans un monde où la sobriété devrait s’imposer à nous ?

Cette voie est difficile à accepter, tant que la quantité de ressources encore disponible permet de maintenir ce mode de consommation effréné. De nombreuses voix s’élèvent pour appeler au changement, et l’idée que nous devrions faire preuve de sobriété commence à être davantage acceptée ces dernières années par une part importante des populations à travers le monde. Si elle est loin d’être encore majoritaire, cette idée nécessite d’offrir aux jeunes générations les moyens de donner de la valeur au monde naturel, de s’y reconnecter en y prenant part, et non de chercher à nous en extraire.

Comment la prise en compte de ces problématiques impacte le secteur éducatif ?

S’ancrer dans ce monde physique, c’est non seulement accepter intellectuellement ses limites, mais aussi adopter une approche sensible et incarnée envers notre environnement. La philosophe-activiste Heather Menzies plaide ainsi pour une approche de ce qu’elle appelle la littératie écologique. Elle va au-delà de la connaissance des interactions du monde à distance, soulignant l’importance de se rapporter à un lieu à travers de longues périodes de participation incarnée. Il s’agit donc de ne pas se limiter à une approche qui privilégie uniquement l’explication du monde, mais de la compléter par un enseignement dispensé par le monde lui-même. Etudier avec et apprendre des êtres et des choses qui nous entourent permet de reconnaître leur valeur intrinsèque. C’est un préalable pour accepter que les espaces inoccupés par l’être humain, sauvages et sans valeur économique apparente sont essentiels. Cette prise de conscience invite à la prudence dans tous les actes de prédation sur le vivant comme sur le minéral.

Cette idée est d’autant plus difficile à combattre dans nos écoles que l’on est dans des systèmes qui éloignent l’individu de son environnement naturel au point de créer ce que Louv (2005) a appelé « troubles du déficit de nature ». On crée, pour les enfants de la maternelle jusqu’à la fin de leur éducation supérieure, des environnements dans lesquels l’interaction avec la nature est envisagée sous l’angle quasi-exclusif de l’observation distante. Il est possible de passer toute sa scolarité sans jamais sortir de la salle de classe et en prétendant être une personne parfaitement formée, compétente, et au fait du fonctionnement des systèmes naturels.

Il est possible de passer toute sa scolarité sans jamais sortir de la salle de classe et en prétendant être une personne parfaitement formée, compétente, et au fait du fonctionnement des systèmes naturels.

Le problème, c’est que lorsqu’on forme des enfants à des savoirs principalement intellectuels, euphémisés dans des environnements artificialisés, la connexion avec la nature est difficile. Loin des yeux, loin du cœur, peut-on alors donner une valeur intrinsèque à l’environnement naturel ? L’école du XXIè siècle n’apprend pas à vivre de manière sensible avec son environnement, à voir la beauté qui existent dans les choses et faire preuve d’empathie vis-à-vis des non-humains. C’est pourtant la base d’autres modèles éducatifs dits des sociétés traditionnelles, que Philippe Descola a bien décrit dans son ouvrage « par-delà nature et culture ».

Y a-t-il des obstacles supplémentaires en EPS ?

A ces problématiques ontologiques se rajoutent, en EPS, au moins deux obstacles supplémentaires. Le premier est lié à l’accès à la nature. Historiquement l’exode rural, initié au XIXè siècle en France, a conduit à la concentration de populations dans les grands centres urbains, contribuant à éloigner ces citadins des zones naturelles. Dans le même temps, l’école a développé un ensemble de régulations visant à protéger les enfants. Les progrès ont été remarquables sur ce point, mais ont conduit à complexifier significativement l’organisation de séjours hors des murs de l’école (dont le nombre a été divisé par 2 depuis 1996).

Ainsi, les règles sont de plus en plus contraignantes. Depuis le drame du Drac en 1995 la réglementation a été profondément modifiée. Un projet de sortie ou de voyage scolaire est soumis à l’accord du conseil d’administration et à l’autorisation du chef d’établissement (les objectifs pédagogiques et éducatifs précis, l’organisation matérielle, les modalités de financement ; les dispositions à prendre pour couvrir ou éviter les risques, la sortie ou le voyage scolaire fait l’objet d’un compte rendu établi par l’enseignant·e organisateur·trice et remis au chef·fe d’établissement) … La responsabilité des enseignant·es est clairement engagée au premier problème, ce qui n’invite pas à l’organisation de tels évènements. Sans compter les déclarations des ministres de l’éducation successifs, souvent peu enclines à soutenir de telles initiatives. Enfin restent les contraintes éthiques, car les moyens financiers que ces sorties requièrent nécessitent immanquablement un apport externe qui ne sont pas à la portée de toutes les familles. Peut en résulter une rupture d’équité entre les élèves conduisant parfois à l’annulation des sorties.

Le second écueil sur lequel bute l’EPS pour contribuer à cette éducation aux modes de vie soutenable tient dans la culture sportive servant de base à la formation des enseignant·es, et au passage soutenu par les programmes officiels. Sans nier l’importance de l’accès à la culture pour toutes et tous, et pratiquant de nombreux sports moi-même avec grand plaisir, je considère cependant que l’hégémonie du modèle compétitif en EPS vient soutenir, voire justifier, ce rapport anthropocentré que nous entretenons à notre environnement. Les professionnel·les ont acté sans grand bruit la disparition des activités physiques de pleine nature dans les années 2000, au profit d’un champ de compétence visant à « adapter ses déplacements à des environnements variés ». Cette vision renforce la dimension utilitaire de l’exploitation de l’environnement naturel. Ainsi lorsque des sorties sont organisées par les enseignant·es d’EPS, elles visent à apprendre à traverser (en s’amusant si possible) plutôt qu’à établir cette connexion avec l’environnement naturel. Prenons l’exemple d’une sortie au ski, dont l’organisation, quand elle a lieu, est souvent considérée comme un point d’orgue de la scolarité. Les jeunes vont se retrouver dans un univers complètement anthropisé constitué de stations mécanisées et hyper sécurisées, de pistes taillées desquelles animaux et végétation auront été chassés, et où règnent musique forte et publicités notamment dans les sommets « conquis » par les propriétaires. Scolairement, la justification pédagogique de ces sorties « nature » tient dans l’acquisition de compétences, voire parfois d’un état d’esprit de compétition pour des jeunes gens fiers de contribuer à cette « conquête » des sommets. Le rapport à la nature et à sa protection y sont rarement abordés, et ne servent que très épisodiquement de support à l’enseignement.

Au niveau des programmes, apprendre à se connecter à son environnement ne fait aucunement partie des contenus d’apprentissage en EPS, même dans le cadre des activités de nature. 

Au niveau des programmes, apprendre à se connecter à son environnement ne fait aucunement partie des contenus d’apprentissage en EPS, même dans le cadre des activités de nature.

En tant qu’encadrant des activités de nature dans le secondaire et à l’université, j’ai moi-même été frappé par le retour négatif de mes collègues lorsque j’évoquais la possibilité d’introduire la prise en compte de cette dimension esthétique dans les enseignements et dans l’évaluation. En EPS, le milieu naturel doit rester un parc de jeu au service de l’acquisition de compétences en s’y confrontant

Comment alors contribuer à l’éducation à l’environnement en EPS ?

En s’inspirant peut-être des modèles pédagogiques promus à l’étranger. Dans certains pays, les savoirs traditionnels font partie intégrante de l’EPS. Citons le principe de Kaitiakitanga (Gardiennage) issu de la culture maorie en Nouvelle Zélande, qui implique la responsabilité de prendre soin de l’environnement, souvent intégré à l’éducation physique. Ou encore le Friluftsliv traditionnel qui souligne l’importance de la connexion intime entre les êtres humains et la nature dans les pays scandinave, et forme le socle de l’EPS en Norvège. Sans idéaliser non plus la situation, ces pays ont au moins le mérite de faire coexister des modalités de pratique du plein air qui confronte l’élève à la nature mais également le connecte à son environnement. En France, cette dynamique est à ré-imaginer.

Comment créer ce lien à la nature ?

Des personnes dans mon laboratoire travaillent sur ces thématiques. Pour les petits, avec notamment une thèse menée sur l’école dans la forêt. Au collège, avec l’analyse des effets du programme Ecolo’coteaux, un programme d’apprentissage du VTT dans une banlieue défavorisée. Cependant ces recherches restent parcellaires et peu diffusées. L’évolution des politiques éducatives appellent pourtant à une profonde réflexion professionnelle. Depuis son rapport de 2015, l’UNESCO incite les politiques à intégrer l’éducation au développement durable comme partie intégrante de chaque sujet, et non un sujet à part. Cette réflexion de la contribution de l’EPS aux modes de vie soutenables reste pour l’heure embryonnaire, et la profession ne semble pas encore s’en être saisie. Il me semble que la formation des enseignant·es, initiale ou continue, devrait inclure une éducation à la soutenabilité. C’est très loin d’être le cas aujourd’hui !

Cela nécessite une réflexion approfondie sur le rôle de l’éducation physique et aux objectifs qui lui sont assignés. Se poser la question, dans ces objectifs-là, des intersections qu’on peut avoir avec une éducation à l’environnement et de ses limites.

Quelles évolutions ces éléments impliquent pour l’EPS ?

Dans le domaine de l’éducation physique et sportive (EPS), deux courants de pensée, bien que parfois en opposition, captent l’attention des professionnels : les approches culturalistes et développementalistes. Un consensus émerge toutefois parmi les enseignant·es d’EPS sur un point crucial : l’importance fondamentale d’inculquer une éducation à la santé et de promouvoir des habitudes de vie saines. Ce pilier de l’EPS trouve sa représentation la plus aboutie dans le concept de littératie physique, qui interroge la manière de développer l’ensemble des facteurs individuels permettant de rester physiquement actif tout au long de sa vie.

L’orientation culturaliste de l’EPS, dominée par les valeurs sportives traditionnelles, peut s’avérer problématique si elle représente la focale exclusive de la discipline. Cette prédominance risque de limiter la portée éducative de l’EPS en réduisant la diversité des expériences d’apprentissage. Prenez l’exemple de l’escalade, où le succès est souvent mesuré par la difficulté des voies franchies, éclipsant d’autres dimensions potentiellement enrichissantes de l’activité. Une telle focalisation manque l’opportunité d’explorer comment les activités physiques peuvent contribuer à une éducation plus globale à la durabilité.

Il m’apparaît nécessaire de complémenter cette vision par des perspectives développementalistes. En ce sens, promouvoir la littératie physique apparaît comme une potentialité prometteuse. En mettant en avant la promotion de styles de vie actifs, ce concept souligne les bienfaits d’une interaction enrichissante avec l’environnement naturel, bénéfique tant pour le corps que pour l’esprit. La recherche récente valorise particulièrement l’exercice en milieu naturel, démontrant son potentiel à améliorer significativement la santé. Si la discipline doit se pencher sur des problématiques liées à la durabilité, cette thématique doit occuper une place importante dans la formation des enseignant·es d’EPS. Il est essentiel de sensibiliser les futur·es professionnel·les aux liens indissociables entre la santé humaine et la santé des écosystèmes qui nous entourent. Cette prise de conscience invite à une approche plus holistique de l’EPS, où la promotion d’un mode de vie actif s’accompagne d’une réflexion sur l’impact environnemental de nos pratiques.

Comment aller au-delà de l’exercice et renouer avec la nature ?

En privilégiant une approche sensible des sports et de l’activité physique en pleine nature, l’EPS pourrait contribuer à reconnecter les jeunes avec leur environnement naturel, leur apprenant à respecter et à apprécier sa valeur intrinsèque. Cette démarche ouvre la voie à des pratiques oubliées, où l’aventure et l’éthique environnementale prennent le pas sur la conquête, la consommation et la destruction des ressources naturelles. Il s’agit de favoriser des expériences en plein air qui laissent une empreinte minimale sur l’environnement, tout en maximisant l’impact positif sur le bien-être des participant·es.

« Il s’agit de favoriser des expériences en plein air qui laissent une empreinte minimale sur l’environnement, tout en maximisant l’impact positif sur le bien-être des participant·es. »

Quelques mots pour conclure ?

L’EPS se trouve à un carrefour. Les enseignant·es ont l’opportunité d’embrasser une vision élargie de leur discipline, où la littératie physique et l’éducation à la durabilité s’entrelacent pour former un curriculum riche et significatif.

L’EPS se trouve à un carrefour. Les enseignant·es ont l’opportunité d’embrasser une vision élargie de leur discipline, où la littératie physique et l’éducation à la durabilité s’entrelacent pour former un curriculum riche et significatif.

En intégrant ces principes, nous pouvons non seulement améliorer la santé et le bien-être de nos élèves mais aussi contribuer à la préservation de notre planète pour les générations futures. Le chemin vers une éducation physique renouvelée est pavé d’intentions réfléchies et d’actions responsables. En tant qu’éducateur·trices, le moment est venu d’adopter cette perspective globale pour le bénéfice de toutes et de tous. J’ai vu passer, chez de jeunes collègues, des propositions de courses d’orientation « environnement », qui cherche en plus de développer des compétences dans cette APSA à proposer une expérience immersive impliquant une observation prolongée de la nature chez de jeunes collègues. Gageons que ces idées puissent diffuser dans les années à venir.

Bibliographie 

Schnitzler, C. et Saint Martin, J. (2021). Éduquer aux Activités de Pleine Nature en France : un défi pour l’EPS du XXIe siècle ?  eJRIEPS [En ligne], 49 | 2021.

Christophe Schnitzler est maître de Conférences à l’Université de Strasbourg.

Ces propos ont été reccueillis par Claire Debars et parus dans le Contrepied n°34 -EPS &Écologie (Mai 2024)

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