Existe-t-il un « sport féminin » ? Perspectives d’innovations contre le sexisme sportif ordinaire.

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Dans le monde de l’alpinisme, depuis une dizaine d’année, on voit se développer des équipes « 100% féminines » soutenues par les fédérations (FFME et FFCAM) comme le Groupe Féminin de Haute Montagne (GFHM), l’Equipe Nationale d’Alpinisme Féminin (ENAF), Girls to the top, etc1. Au regard de ces titres, certain.es répondront sans doute qu’il existe un alpinisme féminin et que ces initiatives entre femmes cherchent à le rendre visible… Personnellement, mon travail sur les femmes alpinistes, puis sur les escrimeuses m’a très rapidement amené à critiquer cet usage car finalement de quoi parle-t-on en disant « sport féminin » ?

S’agit-il de parler de la pratique du sport par des femmes (« sport féminin » devient une formule résumé) ou de qualifier une façon féminine de faire du sport (féminin devient le qualificatif comme s’il y avait une la qualité à attribuer à ce type de sport. Dans ce sens, on entend d’ailleurs parler de « sport au féminin ») ?
La question est extrêmement importante car beaucoup de confusions ou d’ambiguïtés existent. D’ailleurs, il est fréquent d’entendre les fédérations sportives (et même le Ministère dans certains de ces rapports officiels) parler « des féminines » au lieu des licenciées, des filles, des femmes, des sportives !

Se pose le même problème avec la féminisation du sport : soit processus traduisant la part grandissante des femmes dans les fédérations, soit processus d’adaptation et transformation « féminine » du sport ?
La question est d’autant plus importante que, depuis 2013, toutes les fédérations sont tenues de mettre en œuvre « un plan de féminisation  » afin de lutter contre les inégalités qui pèsent encore lourdement et majoritairement sur les épaules des femmes… mais encore faut-il ne pas passer à côté du nécessaire travail sur les notions pour mieux identifier les possibles et situer lucidement, politiquement, les choix à faire en matière d’innovation.
S’agit-il d’agir sur les formes de regroupement (en favorisant l’expression d’un entre-soi confortable pour les femmes ou en privilégiant plus systématiquement la mixité ?), sur les types de pratique, sur les reconnaissances identitaires (en favorisant l’expression d’une identité féminine ou en travaillant sur la dimension universelle de l’activité sportive ?), etc. ? Au final, nous pensons que la réflexion (et les transformations) est à engager sur les conditions d’une meilleure justice sociale entre les femmes et les hommes dans l’usage des pratiques sportives. Une meilleure justice sociale comme innovation, nous y revenons en conclusion.

Au final, nous pensons que la réflexion (et les transformations) est à engager sur les conditions d’une meilleure justice sociale entre les femmes et les hommes dans l’usage des pratiques sportives.

Les cordées entre femmes sont-elles une innovation dans la pratique de l’alpinisme ?

En tout cas, elles ne sont pas une nouveauté ! Car d’autres regroupements de femmes, d’autres initiatives de cordées entre femmes ont eu lieu au fil du 20ème siècle. Dans cette histoire, trois étapes peuvent être identifiées :

  • Au départ vers 1920, les cordées dites féminines sont un sujet totalement tabou. Cela dure jusqu’aux années 60. Il y a pourtant quelques initiatives privées mais elles sont totalement marginalisées. Les femmes qui les impulsent sont isolées, fortement critiquées ou ignorées alors même que l’événement est exceptionnel comme la première expédition de femmes sur un plus de 8000 m d’altitude organisée par Claude Kogan en 1959. Tout est fait pour que leurs pratiques, leurs exploits ne deviennent pas des modèles. Rappelons que plus largement, il s’agit d’une période où la pratique sportive pour des femmes est fortement ostracisée … quand elle n’est pas interdite !
  • De 1968 à 1986 vient le temps de l’organisation d’un mouvement de femmes, d’un militantisme, nommé les Rendez vous de haute montagne, que certains qualifieront péjorativement de MLF.A et où s’organise une revendication collective à une pratique des femmes en toute autonomie.
  • Enfin dans les années 90, les fédérations cessent d’ignorer ces mouvements de femmes et s’investissent même dans une forme de récupération politique et institutionnelle … voir même commerciale. Effectivement, ce mouvement de récupération est aussi parfaitement visible dans le développement d’un marketing genré qui, tout en rendant visible la pratique des femmes, a une forte tendance à la réduire à une image très stéréotypée (le rose, le gracieux, le doux, le maigre, etc… ).
    Ainsi, si l’on considère l’innovation comme le processus de diffusion et d’appropriation d’une invention par un ensemble d’acteur.trices, sans doute, sommes-nous encore dans cette dynamique avec les cordées entre femmes.

Que nous disent ces manifestations d’un « entre soi » revendiqué par les femmes ?

Dans le cas de l’alpinisme, ces initiatives ont pour but de bousculer les us et coutumes patriarcaux, les pratiques du « sexisme ordinaire » : à savoir le protectionnisme des hommes (prompt à s’imposer comme gendarme des comportements), la distribution des rôles plaçant les femmes dans des positions secondaires et les attitudes de dévalorisation (« c’était pas si dur !»), de stigmatisation (« les lesbiennes de Chamonix ») ou les demandes de justification (clarification des positions par rapport au féminisme) dans le cas de transgression à l’ordre de la part des femmes… Bref, il s’agit, pour ces femmes, d’une prise de conscience de leur dépendance (subie ou acceptée) dans le cas de cordées mixtes et d’une affirmation de leur autonomie, de leurs volontés de progresser, de développer des pouvoirs d’agir auxquels elles ont plus difficilement accès autrement, affirmer qu’elles sont CAPABLES et plus, montrer qu’elles peuvent EXCELLER.

Plus généralement, que nous dit cet exemple ? Que la mixité n’implique pas automatiquement (magiquement !) l’égalité.

Qu’elle ne suffit pas à déconstruire les logiques de différenciation et de hiérarchisation à l’œuvre entre les sexes, voire même qu’elle peut, en fonction des contextes les exacerber. Cette conclusion est aujourd’hui bien connue. En science de l’éducation avec les travaux de Nicole Mosconi, mais aussi dans le cadre de l’EPS avec les travaux fondateurs d’Annick Davisse puis de Geneviève Cogérino, mais aussi plus récemment avec le travail de Carine Guérandel sur la fabrique des garçons et des filles par le sport dans les cités (Le sport fait mâle, PUG, 2016) où elle montre combien la mixité va encore moins de soi dans les cités (avec des comportements d’évitement, de conformisation aux stéréotypes, voire même de violence pour que l’ordre du genre2, de la primauté et domination du masculin l’emporte). On peut alors comprendre que tant que ces comportements discriminants, violents existeront, des stratégies de protection (d’isolement ou de communautarisme) existeront et seront nécessaires pour les discriminé.es. (Je pense notamment aux origines du sport féminin où l’on sait que face à l’ostracisme et le machisme du mouvement olympique, des fédérations exclusivement féminines ont du se créer pour parvenir à pratiquer en compétition bons nombres d’activités sportives, mais aussi en 1986, aux conditions de création du mouvement sportif LGBT et à l’organisation des Gay games à partir de 1982 ou encore à la non-mixité de mouvements sociaux de contestation de l’oppression féministe). Rien n’aurait pu se faire si ces opprimés avaient du rester avec des gens qui structurellement les dominaient.

Mais attention, cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à l’idéal de mixité !

Dans le monde sportif, la mixité demeure une innovation en devenir tant la diffusion et l’appropriation de cette pratique est marginale. Attention donc aux récupérations et discours séparatistes qui pourraient découler du premier constat ! Dénoncer les permanences des inégalités dans le sport ne signifie ni de renoncer aux sports et aux pouvoirs émancipateurs qu’ils autorisent, ni à la mixité … mais prendre conscience que les conquêtes engagées par nos grands-mères ne sont pas encore abouties, a fortiori lorsque les contraintes sociales, économiques ou culturelles pèsent sur les pratiquantes. (Carine Guérandel rappelle à ce propos que 76% des filles de 12 à 17 ans font du sport lorsque les parents sont diplômés contre 44% des filles lorsque les parents sont sans diplôme, et seulement 32% dans les zones urbaines sensibles). Il s’agit donc de :

  • Rompre avec une vision singulière, dogmatique, réductrice des problèmes : Voir et promouvoir diversité, variabilité, modularité, en fonction des conjonctures sociales et culturelles dans lesquelles les femmes se situent (l’histoire des femmes dans l’APS concernée, l’histoire sociale et culturelle des pratiquantes, le sens d’un éventuel engagement et les modalités matérielles permettant de l’accompagner) : l’entre-soi peut parfois être une étape.
  • Sans renoncer à l’objectif de mixité (au niveau des pratiquant.es ET de l’encadrement et la direction mais aussi dans tous les sens : entraîneuRE avec des garçons (ne pas négliger la force de l’exemple dans l’éducation) et innover avec des formules sportives, des regroupements qui dénouent la catégorisation féminin / masculin. En escalade par ex, c’est penser non seulement la cordée mixte mais aussi en son sein la réversibilité des rôles, la valorisation de l’importance et de la difficulté de tous les rôles, etc… afin de rompre avec la suprématie du masculin.

Quelles perspectives en matière d’innovation pour promouvoir les sports par et pour les femmes ?

Bien sûr, je pourrais m’engager dans une synthèse des recommandations qui, depuis une grosse dizaine d’années se multiplient en matière de promotion du sport vers les femmes. Vous y accédez facilement aujourd’hui en téléchargeant et en étudiant d’une part la feuille de route du Ministère de la Jeunesse et des Sports avec le comité aux droits des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes3 ; le rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective Lutter contre les stéréotypes filles-garçons4 ; le rapport du Haut Conseil de l’égalité F-H relatif à la lutte contre les stéréotypes : conditionner les financements publics5 ; enfin le guide Métiers du sport et de l’animation : prévenir les conduites sexistes … et sans doute, j’en oublie ! Pour faire simple, on peut dire qu’il y a des invitations dans 3 grands domaines :

Connaître-comprendre-évaluer

  • Connaître avec les répartitions sexuées dans les pratiques, l’encadrement et la direction des fédérations sportives,
  • Connaître et reconnaître les comportements et violences à caractère sexiste et sexuel,
  • Connaître les inégalités matérielles et culturelles entre les sexes à partir de données sexuées,
  • Connaître les processus de prise et déprise des pratiques et les mécanismes de construction des goûts sportifs (la donnée statistique n’est qu’un moyen pour observer le réel mais non pour l’expliquer).

Communiquer-Diffuser

  • Veiller à avoir une communication inclusive et égalitaire pour rompre avec l’invisibilité des femmes (en majorité) mais aussi des hommes dans certains secteurs d’activité comme les danses : ce que je ne nomme pas n’existe pas… (ex : des danseurs dans un groupe majoritairement de filles, des hommes en GR, etc.). Ne pas nommer est une violence symbolique vis-à-vis de leur identité… d’autant plus aujourd’hui qu’il existe des règles simples en matière de féminisation du langage ou d’écriture épicène.
  • Veiller à diversifier les modèles que l’on donne à voir (diversité des pratiques notamment pour les femmes, lutte contre la dichotomie sport masculin, sport féminin, etc).

Former

  • Pas un texte n’insiste avec ardeur sur ce point ! Il s’agit bien du nœud du problème, tout le monde sachant qu’il ne suffit pas d’injonctions étatiques (aussi indispensables soient elles notamment pour les lois !) et des bonnes volontés locales (idem) pour parvenir à dénouer tous les pièges du sexisme. Les évolutions en matière d’égalité ne se font pas toutes seules et nous sommes chacun.es objet mais aussi sujet de préjugés, de stéréotypes, d’ignorances, de confusions, d’attitudes discriminantes … y compris à corps défendant ! Depuis 2013, il existe des modules de formation dans les ESPE (pas toutes et quelques heures…) mais quid dans les autres métiers du sport ?
  • Une nouveauté importante en matière de formation aura lieu à l’UFR STAPS de Lyon à partir de la rentrée prochaine avec l’ouverture d’un master mention « Etudes sur le genre », dont l’objectif sera de former des cadres aptes à mener des politiques d’égalité et de lutte contre les discriminations dans et par les activités physiques et sportives. Ce master nommé EGAL’APS (http://mastergenrelyon.univ-lyon2.fr) sera accessible en formation initiale mais aussi en formation continue (à partir d’un bloc de compétences de 150h de formation massée sur 10 plages de 2 jours…donc compatible avec l’exercice d’un métier)

En guide de conclusion

Je souhaiterai réfléchir à partir du cadre d’une philosophe et féministe américaine, Nancy Fraser6, afin de structurer et condenser tout cela autour de deux axes à développer la « véritable » innovation, celle qui œuvre en vue d’une meilleure justice sociale dans le sport.

  • D’une part, il s’agit d’avoir un objectif (une logique de fonctionnement) en terme de meilleure répartition/distribution des ressources.
    Nous sommes ici dans le cadre d’une réflexion matérialiste sur l’analyse des obstacles matériels et sociaux à l’engagement des femmes.
    On part alors du constat (de la réalité) de la division sexuée des pratiques pour comprendre les obstacles et les moyens que l’on pourrait mettre en place.

Par ex :
Constat : la sous-représentation (déficit) des femmes dans les pratiques sportives (dans les pratiques comme dans les fonctions d’encadrement ou de directions).
L’obstacle : le temps contraint aux tâches domestiques (3,30h par jour pour les femmes contre 2h pour les hommes avec une progression lente en 10 ans de + 1 minute pour les hommes et – 22 minutes pour les femmes !). Résultat : 1h30 d’écart … le temps d’une pratique sportive par jour !!!!! Que fait-on de cela ? Comment accompagne-t-on les femmes sur la garde et l’aide éducative aux enfants ? Quels services propose-t-on ? Toujours dans cette logique matérielle, sont aussi à examiner les budgets des clubs ou des collectivités territoriales (majoritairement inférieurs lorsqu’il s’agit d’actions à destination des femmes) ce qui a un impact sur les installations, les communications, etc.
Une vraie politique de gender budgeting est à engager dans bon nombre de fédérations.

Enfin, il s’agit de dénoncer d’autres inégalités matérielles touchant aux inégalités d’accès aux métiers, aux conditions de travail, aux violences, etc… afin de déconstruire « le mythe de l’égalité déjà là »7.

  • D’autre part, il s’agit d’avoir un objectif en terme de meilleure reconnaissance des statuts, des valeurs (et non pas seulement des identités). Ici, nous sommes dans le cadre d’une réflexion plus culturelle, visant à combattre l’omniprésence de représentations androcentrées et de logiques d’infériorisation ou de dénigrement des femmes dans les sports8 au profit d’un modèle culturel permettant l’accès pour les femmes à des images positives, à être des partenaires, des pairs, dans l’interaction sociale.
    En 2013, 7% des représentations sportives dans les médias concernaient les femmes (15% en 2015) mais au-delà de la quantité, la qualité des propos doit nous questionner avec l’usage d’une représentation très souvent stéréotypée autour de la maternité ou de l’esthétique des sportives.
    Il s’agit de questionner les discours, les représentations qui organisent et pérennisent non seulement la division sociale des rôles de sexe mais plus largement la subordination culturelle des femmes. Les mots comptent ! « Sport féminin », « sport au féminin » sont des façons de marquer une spécificité, un particularité par opposition au sport (l’universel) qui par définition, en soi, serait masculin !
    N’oublions que nos propos sont performatifs c’est-à-dire qu’ils ont un effet sur le réel…

    Cet article est paru dans le Contrepied HS N°20/21 – MAI 2018 – Sport et Culturalisme

    1. Vouillon, Philippe, « Première de cordée », Dossier La Montagne et Alpinisme, n°2, 2016.

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    2. Carinne Guérandel montre que ce concept renvoie aux rapports asymétriques des catégories «hommes» et «femmes» – socialement construites sur l’opposition binaire et arbitraire « masculin »/« féminin » – qui se structurent en deux dimensions complémentaires, la différenciation et la hiérarchisation.

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    3. http://www.familles-enfance-droitsdesfemmes.gouv.fr/wp-content/uploads/2012/12/Feuille-de-route-MVJS1.pdf

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    4. http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/archives/CGSP_Stereotypes_filles_garcons_web.pdf

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    5. http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_hce-2014-1020-ster-013-3.pdf

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    6. Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2011. []
    7. Delphy, Christine, « Le mythe de l’égalité déjà là : un poison », Auditorium de la Grande Bibliothèque à Montréal, 2007 : https://www.youtube.com/watch?v=oymTQ5mrr9M

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    8. Un observatoire des propos sexistes et antiféminismes dans le sport pourrait être bien utile !

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