Existe-t-il un « sport féminin » ? Perspectives d’innovations contre le sexisme sportif ordinaire.

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Pour rendre visible le sport des femmes, on parle souvent de sport féminin. Cécile Ottogalli a fait des recherches sur les femmes alpinistes, puis sur les escrimeuses. Ses observations et analyses l’ont amené à critiquer cet usage … car finalement de quoi parle-t-on en disant « sport féminin » ?

Cet usage de « sport féminin » ou « sport au féminin » est fréquent dans le monde sportif sans pour autant être défini. S’agit-il de parler de la pratique d’un sport par des femmes ou de qualifier une façon féminine de faire du sport ? Le vocabulaire utilisé pour nommer la pratique des femmes n’est pas anecdotique quand on sait qu’elle fût, depuis la fin du 19ème siècle, les contraintes de mise en scène de la féminité qui ont pesé sur les épaules des sportives. D’ailleurs, n’est-il pas fréquent au sein du mouvement sportif fédéral de parler « des féminines » au lieu des licenciées, des filles, des femmes, des sportives ? Dans ce cas, l’adjectif qualificatif « féminine » devient le nom, laissant à l’œuvre de puissantes injonctions à un devoir d’esthétique et de féminité. Il en est de même avec l’usage « féminisation du sport » : processus traduisant la part grandissante des femmes dans les fédérations ou processus d’adaptation et transformation « féminine » du sport ? La question est d’autant plus importante que, depuis 2013, les fédérations sportives sont tenues de décliner des « plans de féminisation » afin de lutter contre les inégalités qui pèsent encore lourdement et majoritairement sur les épaules des femmes. S’agit-il d’agir sur les formes de regroupement : en favorisant l’expression d’un entre-soi confortable pour les femmes ou en privilégiant plus systématiquement la mixité ? S’agit-il d’agir sur les types de pratique, sur les reconnaissances identitaires : en favorisant l’expression d’une identité féminine spécifique ou en appréhendant l’universalité des activités humaines et sportives ? 

Au final, nous pensons que la réflexion (et les transformations) est à engager sur les conditions d’une meilleure justice sociale entre les femmes et les hommes dans l’usage des pratiques sportives.

Sans doute est-il nécessaire de rappeler qu’être sportive peut, en soi, être un sport de combat au sein d’un système qui, de longue date, a participé (et participe encore) à « menacer (les femmes) de façon ponctuelle ou régulière, dans leur autonomie, leur dignité ou leur intégrité physique ou psychique » (Terret, 2013). Effectivement, l’histoire des sportives rend compte de ces luttes permanentes, hors des terrains sportifs, au sein des organisations, contre des politiques d’exclusion, de discrimination ou de stigmatisation, contre des violences (symboliques, morales ou physiques) visant à déconsidérer et invisibiliser leurs actions. Tout au long du 20ème siècle, les sportives ont fait face à des limitations de leurs droits. D’abord celui d’accéder à certaines institutions sportives et aux compétitions qu’elles organisent : les femmes sont alors exclues des fédérations d’athlétisme ou de basket (jusqu’en 1936), de cyclisme (jusqu’en 1950), de football (jusqu’en 1970), d’haltérophilie (jusqu’en 1984), de rugby (jusqu’en 1989), de boxe (jusqu’en 1997). 

Ensuite, celui d’accéder à tous les sports et toutes les épreuves : lors de jeux olympiques par exemple, les femmes sont interdites de judo (jusqu’en 1992), de cyclisme (jusqu’en 1984), d’haltérophilie (jusqu’en 2000), de saut à ski (jusqu’en 2014), de rugby (jusqu’en 2016), etc. Depuis 1984, la loi Avice rappelle le « développement (des sports) est d’intérêt général et leur pratique constitue un droit pour chacun quels que soient son sexe, son âge, sa capacité ou sa condition sociale », pourtant des nombreuses limitations aux droits (moins visibles que les interdictions d’antan) demeurent comme les inégalités d’accès aux infrastructures, aux équipements, aux entraînements (ressources humaines et créneaux horaires), aux moyens financiers, aux médias, aux métiers, aux gouvernances, aux reconnaissances, etc. D’hier à aujourd’hui, les sportives évoluent dans un « environnement inamical » (Terret, 2013) dont les conséquences se mesurent non seulement sur la répartition des licenciées dans le système sportif et sur les performances des sportives, par des formes de repli sur soi dans des groupes non mixtes ou par des logiques de renoncement aux sports. 

Si l’égalité entre les sexes ne va pas de soi dans le milieu sportif, c’est le résultat de l’impensé de cette réflexion. Si bien qu’aujourd’hui, il y a urgence à mettre en œuvre les conditions d’une meilleure justice sociale entre les hommes et les femmes pour améliorer le rapport de ces dernières aux pratiques sportives. Aucune raison justifie que les femmes n’accèdent pas (ou plus difficilement) aux pouvoirs émancipateurs de toutes les pratiques physiques et sportives ou ne vivent pas des expériences positives de mixité. Des innovations sociales dénouant la traditionnelle séparation des sexes sont possibles, tant au niveau des pratiquant·es que des encadrant·es ou dirigeant·es, à condition de s’en donner les moyens. L’égalité ne s’improvise pas, elle s’apprend afin que les agents ne soient pas « conduits soit à nier les discriminations, soit à les ignorer, à les sous-estimer, voir à les reproduire eux-mêmes involontairement » (Barbusse, 2016, p. 216). 

Pour cela, il est nécessaire d’intégrer des politiques de gender mainstreaming visant à donner plus d’importance aux femmes dans les organisations (Sénac, 2006). Les recommandations existantes 1 s’inspirent de ces outils et insistent sur les nécessités de : 

  • Connaître-évaluer les politiques à l’œuvre via l’examen des répartitions sexuées dans les pratiques, l’encadrement et la direction des structures sportives ; via le recensement des violences sexistes, homophobes, sexuelles ; via l’analyse des processus motivationnels et matériels d’engagement dans les pratiques. 
  • Communiquer-diffuser pour rompre l’invisibilité des femmes (en majorité) mais aussi des hommes investis dans les secteurs d’activité où ils sont sous-représentés comme les danses. Ne pas nommer est une violence symbolique vis-à-vis de leur individualité, ainsi il conviendrait d’utiliser des règles simples de communication non discriminante et de diversifier les modèles que l’on donne à voir. 

Les structures peuvent aussi s’inspirer du cadre de réflexion d’une philosophe et féministe américaine, Nancy Fraser2, afin de développer une meilleure justice sociale dans le sport. Elle propose alors de : Poursuivre un objectif (une logique de fonctionnement) en termes de meilleure répartition/distribution des ressources. Nous sommes ici dans le cadre d’une réflexion matérialiste sur l’analyse des obstacles matériels et sociaux à l’engagement des femmes. Partant du constat de la division sexuée des pratiques (sous-représentation des femmes dans les pratiques comme dans les fonctions d’encadrement et de direction), il s’agit d’appréhender les obstacles matériels à l’origine de ce constat (les 3h30 par jour de temps contraint aux tâches domestiques pour les femmes contre 2h pour les hommes soit un écart de 1h30 en défaveur : le temps d’une pratique sportive par jour !) et d’appréhender les moyens de remédiations (comment accompagne-t-on les femmes sur la garde et l’aide éducative aux enfants ? Quels services propose-t-on ?) afin de déconstruire « le mythe de l’égalité déjà là »3.

Cet article est paru dans le Contrepied HS N°20/21 – MAI 2018 – Sport et Culturalisme

  1. Voir les ressources disponibles sur l’égalithèque du Centre Hubertine Auclert : https://www.centre-hubertine-auclert.fr
  2. Fraser, Nancy, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2011.
  3. C. Delphy, « Le mythe de l’égalité déjà là : un poison », Auditorium de la Grande Bibliothèque à Montréal, 2007 : https://www.youtube.com/watch?v=oymTQ5mrr9M