Pascal Bordes MCF, UFR-‐STAPS Paris Descartes dénonce dans cet article la bi-catégorisation qui perdure en EPS : culturalistes contre développementalistes ou réalisme contre formalisme. Cette manière de penser ne serait-elle pas un obstacle aujourd’hui ?
« Notre lutte contre le formalisme dégénérerait elle-même en un désespérant formalisme si nous nous accrochions à quelques formes bien déterminées, mais historiques et donc passagères » B. Brecht
Longtemps la colorimétrie de certains penseurs de l’EPS s’est limitée à un mode binaire, les « réalistes » s’opposaient aux « formalistes » (Mérand, 1967) comme le monde de l’enfance distingue les « bons » des « méchants ». Aux premiers la transmission des pratiques sociales de référence que constitue le patrimoine culturel sportif (les APSA). Aux seconds, selon les formulations des premiers, une conception a-culturelle impliquant une mise à distance de ces mêmes pratiques et une vision abstraite de la motricité. Puis, la bichromie originelle s’est enrichie d’une nuance « culturaliste ».
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Le débat en prendrait‐il pour autant des couleurs ? Notre adhésion sans réserve à la proposition d’une pédagogie des conduites motrices nous classant, de facto, dans le camp des « formalistes », c’est de cette place que nous interviendrons.
Une première remarque concerne les termes même de ce débat1. À ma droite le « formaliste » antisportif. Ses conceptions se nourrissent, pêle-mêle, de spéculations théoriques, de constructions hypothétiques, de visions transversales, de regroupements inopérants détachées des pratiques sociales réelles, de pensées métaphysiques qui les coupent des formes supérieures de la culture physique. Son compte est bon. À ma gauche le « culturaliste », qui s’inscrit dans la mouvance « réaliste » sportive, au visage à deux faces2. Tandis qu‘une orientation dénonce « la transposition qui défigure obligatoirement les pratiques sociales de référence (et) aboutit à une dénaturation de l’activité qui perd en grande partie sa signification » (Goirand et al. 1999, 55) l’autre, elle aussi « d’inspiration culturaliste » (CEDRE, 1997, 23), revendique le droit de « s’écarter des formes canoniques d’origine » (ib.) et dénonce un « culturalisme simplificateur » (Bonnefoy et al., 2007) ou « formalisme culturel » (CEDRE, 2007, 63)3. Tout le monde suit ? Pourtant, n’est-ce pas Robert Mérand lui-même qui évoquait un « formalisme adéquat » (1967, ib., 16), avant d’affirmer, sur le tard, que « le mot « réalisme et le mot formalisme ne peuvent être accrochés à la notion de courant (…) Dire qu’il y a un courant formaliste ça ne veut rien dire » (Véziers, 2007, 356). Imaginons donc, un temps, suivre la pensée de cet auteur et considérer que l’on suspende ces oppositions frontales et caricaturales qui, de « même pas fausses », se transforment en « plus que vraies » tant elles sont colportées sans discernement comme vérités d’évidence. La mise en ordre, la réflexion, la recherche d’une intelligibilité entre les savoirs enseignés, bref la conceptualisation voire l’abstraction relèvent-t-elles du seul « formaliste » ? Peut-on, par exemple en matière de catégorisation, se contenter « d’appellations d’usage », laissant par là même le champ libre à toutes les prénotions durkheimiennes, « fantômes qui nous dévisagent le véritable aspect des choses ». Le « culturaliste » pense‐t‐il réellement que le « formaliste » ne s’appuie pas sur des pratiques concrètes, sociales pour mener à bien sa tâche d’enseignement ? Qui oserait défendre l’idée que l’éducation physique puisse se passer des disciplines dites « sportives » et de leur représentativité culturelle ? Il fallait toute la candeur d’auteurs « hors sol » pour avancer, au mépris de toutes considérations historiques, sociologiques et anthropologiques, « qu’il n’y a pas lieu de considérer les APS comme des entités mais plutôt d’analyser les tâches qui les composent » (Temprado, 1991, 135). Pour autant, peut-on se cantonner aux seules « pratiques sociales de référence » ? Références de qui, de quoi ? Si « l’éducation physique ne saurait se confondre avec des apprentissages aussi culturels soient‐ils » (Teissié), alors ces pratiques, dont on voit mal comment on pourrait se passer, ne sont qu’un des supports, parmi de nombreux autres possibles, de l’enseignement. Cette façon de poser certaines « APSA », comme formes supérieures de la culture physique aboutit à une conception « bancaire » de la pédagogie (Paulo Freire) où les élèves se contentent d’archiver, de façon plus ou moins active et selon des « transpositions » plus ou moins « dénaturantes », les « dépôts culturels » qui leur sont transmis. Ne peut-on s‘interroger sur la nature de ces « dépôts » et, paradoxalement, tout en sachant que l’on ne peut pas tout enseigner, sur leur pauvreté culturelle au regard du stock des supports disponibles4 ? Allons plus loin, « Formalistes » et « culturalistes » savent bien que cette étape n’est pas suffisante et qu’une liste d’activités ne fait pas plus un enseignement qu’un tas de briques une maison (Reboul, 1980). Alors, dans quel camp se retrouvent ceux qui, ne se contentant pas de juxtaposer des cycles de pratiques, introduisent une intelligibilité qui structure, organise et donne sens aux contenus disciplinaires épars dont ils sont en charge ? Qui sont, par exemple, les « culturalistes » qui enseignent explicitement dans une logique de transfert, point aveugle partagé avec les textes officiels5? Nous avons, des années durant, programmé dans la même salle, en parallèle et dans les mêmes séances, le volley-ball ET le basket-ball (oui, des « SPORTS ») en signifiant à la fois ce qu’il y avait de spécifique mais aussi et surtout en enseignant des contenus communs dans des activités que certains qualifiaient, avec mépris, de « nébuleuse sport collectif ». En quoi cette option s’oppose-t-elle à une logique de transmission culturelle ? Où sont encore les « culturalistes », quels qu’ils soient, qui proposent d’accorder, ne serait-ce que ponctuellement un pouvoir instituant aux élèves (Freinet, Oury). « Réalistes » et « culturalistes » en ont souvent appelé à la participation effective des élèves. Cette option dépasse rarement la simple délégation de responsabilités. La cogestion est-elle, dans le cadre scolaire posé et lorsque cela est possible ponctuellement, si insupportable aux tympans culturalistes ? Associer les élèves à l’élaboration des règles mêmes des pratiques est-ce renoncer à son rôle d’enseignant ? À quoi bon inculquer sans émanciper. L’élève ne doit pas qu’ingurgiter et répliquer, il doit aussi pouvoir fabriquer et s’essayer à construire lui-‐même le problème qu’il se propose de résoudre. Limiter le corpus aux seules APSA et leur uniformisation réglementaire, fusse à leurs « dépens » (CEDRE, 2007), c’est s’interdire cette possibilité pourtant permise par des activités à codification plus souples tels les jeux « de tradition » ou la foisonnante famille des parcours, absentes des radars « culturalistes ». Pourtant, qui pourrait soutenir que ces pratiques n’ont pas d’épaisseur culturelle et qu’elles ne méritent pas de faire l’objet d’un enseignement ? Bref, dans le débat qui opposerait les tenants du « culturalisme » et leurs désignés opposants « formalistes, « Il faut y regarder à deux fois et, surtout faire l’effort de se déprendre de catégories les plus (faussement) évidentes, par le truchement desquelles s’opère la construction du débat public, pour percevoir combien ces problématisations peuvent être parfois fragiles, voire purement et simplement dénuées de sens » (Lordon, 2012, 13)
Bibliographie :
- Bonnefoy, G., Dhellemmes, R., et Tribalat, Th., (2007). « Position de l’AEEPS sur l’EPS », revue Hyper EPS, n°239, décembre, 2-13.
- CEDRE, 1997, « Quelques aspects de l’évolution de la discipline EPS », Revue EPS, n° 268, novembre-‐ décembre, 22-25.
- CEDRE (2007). « Pour une culture scolaire des APSA en EPS. Contribution du CEDRE », Revue EPS, n° 328, 61-67.
- Delignières, D., et Garsault, Ch. (1997). « Doit-on réellement enseigner une culture corporelle ? » In Jacques Gleize & Gilles Bui-‐Xuan (Eds.), Comment peut-‐on enseigner une culture corporelle ? CD-Rom des Actes du Colloque de Montpellier. Marseille : Asther Multimédia SA.
- Goirand, P., Becker, A. et Fouquet, M. (1999). « Les programmes en EPS ; une orientation, une démarche », Contrepied n°5, Centre EPS et société, 53-‐58.
- Lordon, F. (2012). « La menace protectionniste », ce concept vide de sens » In, Le protectionnisme et ses ennemis, Ha Joon Chang et al., Paris, Les liens qui libèrent, 11-21.
- Mérand, R. (1968). « Que devient la leçon d’éducation physique ? », Revue EPS, n°90, janvier, 11-16. Reboul, O. (1980). Qu’est-‐ce qu’apprendre ? Paris. PUF.
- Rouyer, J. (1965). « Qu’est-‐ce que l’éducation physique ? », Cahiers du CERM, 49-‐64. Temprado, J.J., (1991). « Les apprentissages décisionnels en EPS », Revue EPS, n°135, 131-155
- Véziers, G. (2007). Une histoire syndicale de l’éducation physique 1880-‐2002.Paris. Éditions Syllepse.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- L’opposition « formalisme » VS « réalisme » est empruntée à la phraséologie marxiste, d’où l’utilisation systématique de guillemets. Autant le savoir. Par ailleurs, on tiendra ici pour négligeable la tripartition, « naturalistes », « culturalistes, « utilitaires » qui, croyant éclairer, le débat ne fait que l’obscurcir (Delignières et Garsault, 1997).↩
- On trouvera l’origine de ces distinctions chez Jacques Rouyer (1965) lorsqu’il oppose deux types de « réalisme ». On pourra lier ces options aux débats, parfois vifs, qui animent le SNEP et le CEDRE sur cette question. Ce dernier rejette, aujourd’hui, l’étiquette « culturaliste ».↩
- L’oxymore n’est pas loin. Mais, après tout, on reconnaît bien le « formalisme réaliste » en littérature.↩
- Pourquoi pas les jeux dits « traditionnels », la grande famille des parcours, les danses « du monde », pourquoi le silence sur le tchoukball, pourquoi pas les pratiques de cascade, les pratiques de cibles, les jeux coopératifs dans l’optique du « vivre ensemble », pourquoi pas des jeux sportifs d’autres cultures… dans nos écoles si métissées ?↩
- Le « culturaliste » Jérôme Bruner reconnaît lui-même que « l’enseignement et l’apprentissage de la structure plutôt que la maîtrise des faits et des techniques sont au coeur du problème du transfert » (In B‐M Barth, 1985)↩