Christine Passerieux1 dans le numéro « EPS et Culturalisme » (2018), aborde, avec le prisme de l’école maternelle, les enjeux culturels de l’Ecole. Quelle est la véritable nature de la « socialisation scolaire » ?
Le rôle de socialisation de l’école maternelle, si souvent mis en avant repose sur un malentendu fondamental quant au contenu même de cette socialisation, régulièrement associée à une mise en conformité de comportements et conçue comme un préalable aux apprentissages. Cette approche normalisante pose un double problème : d’une part elle entretient une confusion entre comportements et posture d’élève, qu’elle dissocie des contenus d’apprentissage et de leurs modalités de transmission, d’autre part elle ne prend pas en compte la nature des différences de rapport à l’univers scolaire, qu’elle appréhende comme des manques dûs à une socialisation familiale déficitaire et qu’il faudrait combler.
Redéfinir la socialisation scolaire
L’école maternelle a pour mission première d’organiser pour tous le passage de l’enfant à l’élève. Mais quelle est la nature de ce passage ? De quoi est-il fait ?
Si l’école maternelle doit créer les conditions de la réussite scolaire et permettre l’émancipation de l’enfant, qui vit encore encastrée dans sa vie familiale 2, cette réussite n’est durable et véritablement émancipatrice que pensée en termes d’acculturation.
Ce qui nécessite de clarifier les contenus de savoirs sélectionnés, autant que les modalités de leur transmission, l’un et l’autre indissociables. Le processus d’acculturation vise à la mise en place de manières d’être au monde, d’habitus :
- en constituant le monde en objet qu’il s’agit de questionner pour le comprendre plutôt que d’y être assujetti ;
- en favorisant la rencontre avec de l’autre que soi (adultes ou pairs), avec des contenus de savoirs nouveaux dans des modalités qui ne laissent pas au hors l’école et en particulier aux familles la charge de ce qui est nécessaire pour apprendre à l’école ;
- en faisant expérimenter pour s’en emparer les pratiques langagières et cognitives requises par l’école ;
- en institutionnalisant le collectif comme espace de débats, de confrontation nécessaire, pour se libérer de l’opinion, affirmer une pensée singulière, s’essayer à un regard critique.
La socialisation scolaire pensée comme acculturation demande du temps et de la lisibilité en particulier pour les enfants les moins connivents avec l’école. Ils vont devoir, chacun doté d’une histoire et d’éléments de culture différents, changer de posture, construire le sens des apprentissages en passant du faire au comprendre, par des allers retours permanents entre action et réflexion sur l’action, action et activité intellectuelle. Ainsi envisagée la socialisation n’est pas un prérequis mais une construction dans des pratiques partagées qui nécessite une clarification des enjeux, des priorités et des conditions pour y parvenir.
L’identification des activités cognitives et langagières requises
Une des différences essentielles entre les enfants à leur entrée à l’école maternelle est le rapport qu’ils entretiennent à la relation entre l’action et l’activité, entre faire et penser le faire. Ce rapport est construit socialement et culturellement dans les histoires individuelles et a de fortes incidences sur le sens que les enfants donnent aux apprentissages scolaires.
Ceux pour lesquels l’action est en elle-même sa propre finalité, trouve son sens en elle-même (ce qui est assez fréquent chez les jeunes enfants), et qui ne sont pas habitués dans leur quotidien à mettre en mots ses actions, rencontrent des difficultés car ils ne disposent pas des outils nécessaires, face à une situation nouvelle, pour convoquer des apprentissages menés dans des situations antérieures.
En effet, pour Henri Wallon, le réel ne se donne pas à voir directement et pour être objet de connaissance il doit être représenté, construit, interprété. Pour Wallon toujours, il y a une différence de nature entre la connaissance par l’expérience physique et la connaissance représentationnelle qui elle contraint à organiser, différencier, décontextualiser. Ainsi lancer un ballon à l’école, c’est bien sûr réussir un geste, mais aussi s’interroger sur l’efficacité de ce geste, les stratégies les plus pertinentes pour atteindre sa cible… c’est donc apprendre à anticiper, et pour ce faire reconstruire l’action de manière différée par le langage, pour passer du faire à l’apprendre en mettant en mots l’action du point de vue de l’intention, de la procédure, de la réalisation. Dans toutes les disciplines, sont régulièrement convoquées à l’école des activités intellectuelles, telles que catégoriser, analyser, observer, réfléchir… qui nécessitent un apprentissage systématique, en situation, afin que les élèves dès la maternelle ne soient pas contraints à l’exécution de tâches prescrites et empêchés de s’inscrire dans une activité, au sens de mouvement de pensée, réflexion, manière d’investir la tâche. Les doter des outils cognitifs et langagiers requis c’est leur permettre de se libérer de leurs habitudes. En appui sur les actions menées dans un cadre collectif l’enseignant fait vivre des activités d’analyse, de catégorisation, de comparaison… en mettant à disposition les mots du savoir qui ne sont pas ceux du quotidien. En géométrie il n’y a pas de coin mais des angles, pas de traits mais des lignes, deux objets ne sont pas pareils mais ont une couleur, une forme ou encore une taille identique… La conceptualisation est tributaire de cette exigence langagière. Parce qu’elle rend visible et commun l’objet de travail, parce qu’elle définit un champ culturel et permet de s’en approprier les caractéristiques : la référence à la ligne renvoie aux mathématiques, la référence au trait aux arts plastiques ; le mot pantalon dans le domaine du vocabulaire (vêtement) n’est pas celui de la linguistique (trois syllabes)
L’importance de l’identification des objets de savoirs
En multipliant les « domaines d’activité » qui ne permettent pas d’identifier les objets d’apprentissage, l’école maternelle installe des zones de flou et ne favorise pas l’accrochage scolaire de tous. Pour exemple, il n’est pas question de mathématique dans les programmes de 2015 mais de « Construire les premiers outils pour structurer sa pensée ». Est-ce à dire qu’il n’y a de pensée que dans ce champ-là ? N’y a-t-il pas risque de brouillage pour les enseignants eux-mêmes quand on refuse d’appeler un chat un chat ? Que dire de ces élèves, qui entrés au CP lorsqu’ils découvrent que ce qui n’avait pas de nom s’appelle désormais mathématiques mais nomment leur cahier par la couleur de sa couverture ? L’équipe Théodile-Cirel de l’université de Lille 33 a montré les relations entre performances scolaires et identification des attendus et des disciplines en élémentaire, ainsi que les malentendus entre enseignants et élèves alors créés.
Les partisans de l’absence de référence culturelle identifiable tentent de la justifier par le jeune âge des élèves. Ce qui est méconnaître l’appétence des vrais élèves (pas ceux des laboratoires !) pour ces mots nouveaux, compliqués, étranges parfois dans leurs sonorités. Et oublier (?) que les enfants qui entrent d’emblée dans les apprentissages sont ceux qui sont familiarisés avec les pratiques langagières requises par l’école. Mais peut-être y a-t-il des relations entre le refus du terme mathématique dans les classes de maternelle et le rôle sélectif de cette discipline dans la suite de la scolarité ? Car les choix des programmes interrogent : alors que dans le paragraphe intitulé l’écrit, la conscience phonologique occupe une très grande place, la littérature (une seule occurrence) deux lignes seulement, dépourvues de toute ambition culturelle : L’enseignant prend en charge la lecture, oriente et anime les échanges qui suivent l’écoute. La progressivité réside essentiellement dans le choix de textes de plus en plus longs et éloignés de l’oral4.
Ne pas nommer la littérature revient bien à faire disparaitre le travail intellectuel indispensable dans un champ culturel très présent à l’école maternelle et très différenciateur.
Tous les textes ne peuvent être abordés de la même manière, ne renvoient pas à la même activité. Si lire un texte de problème mathématique c’est chercher des informations pour répondre à des questions contenues dans le texte, lire un album littéraire c’est faire des liens texte/image, se mettre en questionnement, dialoguer avec le texte en confrontant sa pensée avec celle d’un auteur. C’est dans le sens des actions qu’il mène qu’un élève construit le sens de l’école et des apprentissages. Alors que les travaux de la recherche5 montrent que les écarts se creusent entre enfants de maternelle dans leur rencontre avec les textes littéraires, la construction progressive et difficile d’une posture de lecteur nécessite une clarification des objectifs pour l’enseignant, et la compréhension du but à atteindre pour l’élève.
Dans un contexte de retour à des approches technicistes et mécanistes des contenus d’apprentissage, c’est bien une conception culturelle des apprentissages qui est remise en cause. Il semble urgent de se rappeler que ne pas doter les esprits de la capacité de comprendre, de sentir et d’agir dans le monde culturel n’est pas seulement une faute qui mérite un zéro en pédagogie. Cela risque de créer l’aliénation, la délinquance et l’incompétence pratique. Il y va de la viabilité d’une culture6.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- ex présidente du GFEN↩
- H.Wallon Les étapes de la sociabilité de l’enfant↩
- Cora Cohen-Azria, D. Lahanier-Reuter, Y. Reuter (dir), La conscience disciplinaire, PU Rennes, collection Paideia, 2013↩
- Programmes de l’école maternelle, BO du 26/03/2015↩
- S. Bonnéry, (dir) : Supports pédagogiques et inégalités colaires, La Dispute, 2015↩
- J. Bruner, L’éducation, entrée dans ma culture, Retz, 1996↩