Pour G. Vigarello 1, penser les transformations des JOP revient à poser la question : comment sortir du capitalisme ? Une gageure… mais on peut quand même réfléchir ! Interview réalisée dans le cadre du Dossier n°5 sur les JOP 2024
Dans une récente interview parue dans le journal « Le Monde » tu dis que la volonté de dépassement permanent des performances est au cœur de la dynamique olympique. Est-ce que cette question de la performance ne va pas être amenée à évoluer ?
La performance n’est vraiment inventée dans ce qu’on pourrait appeler la modernité, fondée sur l’idée de progrès et cela à la fin du 18ᵉ. La performance est maintenant au cœur de notre système. Alors, quelle critique peut-on en faire ? On voit de mieux en mieux les dégradations collectives, écologiques et le fait de toujours avancer nous amène dans le présent mur. Donc comment penser quelque chose qui ne soit pas performance en sport ? Une première réponse, serait de favoriser systématiquement les pratiques qui, au fond, vont dans le sens d’une esthétisation. Mais, deuxièmement, je pense qu’on ne peut pas sortir de ce dilemme car s’il y a concours, il y a affrontement et dès lors l’affrontement doit aller jusqu’au bout. C’est une immense contradiction qui tient au contenu lui-même.
En introduisant de nouvelles disciplines (snowboard, breakdance etc.), le CIO ne cherche-t-il pas à capter un autre rapport à la performance enchâssée dans d’autres formes émotionnelles ?
Je répondrai à deux niveaux. Trouver d’abord des pratiques qui soient des pratiques attrayantes, qui permettent d’inspirer en quelque sorte le spectateur, lui apporter de la satisfaction, de l’étonnement, le sentiment que nous sommes en pleine modernité, que nous sommes attentifs à ce qui se crée et qui s’invente, etc. Ensuite, la façon dont les pratiques sont organisées, passe en fait par la nécessité de créer de la performance, autrement dit des pratiques qui étaient qualitatives pour des raisons précisément de spectacle, on les crée quantitatives. Pensons à l’escalade, qui est totalement recodée par le CIO, mais c’est aussi vrai pour le patinage sur glace, en somme le CIO conduit les fédérations responsables à quantifier. Pour toutes ces activités récemment entrées aux Jeux, la performance a été réencodée pour satisfaire aux critères du spectacle sportif. Le mot de sportivisation a été créé mais c’est bien l’exigence du spectacle qui entraîne la nécessité, à tort ou à raison, de quantifier.
Le mot de sportivisation a été créé mais c’est bien l’exigence du spectacle qui entraîne la nécessité, à tort ou à raison, de quantifier.
Et ces pratiquants ont le sentiment effectivement que leur pratique devient étrangère à leur propre projet qui était un projet expressif. En même temps, nous sommes dans des sociétés où le côté de l’affect, le côté de l’émotion, le côté psychologique, le côté disons de la façon dont on est atteint intérieurement, grandit en importance ce qui conduit à mettre en place des pratiques où l’affect est valorisé, mais avec cette contradiction qu’il faut du résultat, de la comparaison, du spectacle qui permette de quantifier. Cette nécessité-là finalement nous blesse, va contre nous, crée de la tragédie. Et c’est très compliqué de revenir en arrière dans la mesure où pour nous, le progrès, c’est une sorte d’identité confinant à la réussite et à la perfection.
Peut-on penser un mouvement de transformation de cet ensemble économico-politico-médiatique ?
Déjà la question est terrible : c’est comment sortir du capitalisme aujourd’hui ? Je ne peux y répondre succinctement. En revanche, on pourrait imaginer, pédagogiquement, par exemple, des jeux où on habitue les enfants à ne pas s’obséder sur le fait d’aller vers la compétition, la comparaison, etc. mais au contraire dans le sens de l’équilibre : on s’arrête quand les résultats sont égaux de part et d’autre, etc. Je pense qu’on peut imaginer des pédagogies qui favorisent ça. Autrement dit, il y a un appel en quelque sorte à ce que l’école s’interroge sur ce problème.
Tu proposes de remplacer l’exploit ou le résultat par finalement le modèle du plaisir permanent…
Voilà exactement. La faveur donnée au plaisir, à la convivialité parce qu’on a tendance à oublier, que la pratique, c’est un lieu de plaisir. Regarde, quand tu refais le parcours des textes qui sont écrits sur le sport, il y en a très très peu qui sont écrits sur en quoi telle pratique nous apporte de l’excitation et du plaisir, non pas l’excitation pour aller vers le mieux, mais du plaisir pour se ressentir mieux. Et ça c’est à réfléchir sur le mode pédagogique : convier les enfants à deux choses, ressentir davantage de plaisir à la pratique et ne pas s’obséder sur le fait que l’un l’emporte sur l’autre.
Faire évoluer le complexe industrialo-spectaculaire olympique ne peut-il pas passer par l’entrée en puissance de l’opinion publique dans les choix des sites ?
C’est une question totalement actuelle. Beaucoup de villes ont dû abandonner leur candidature (Boston, Budapest, Rome, etc.) par suite de référendums locaux ou fortes contestations. L’interrogation qui me paraît assez forte c’est, quel est l’avenir? C’est à réfléchir car les relais qui se présentent ce sont des jeux d’hiver en Arabie Saoudite… ou une prochaine coupe du monde de foot sur trois continents !
… ces décisions viennent percuter toutes les questions liées à l’écologie, au développement du vivant
Évidemment. Ce sont bien les inventions magistrales des transports, des systèmes de communication, c’est-à-dire, rapidité et vitesse, au 19ᵉ, que de grands rassemblements pourront naître, congrès scientifiques, expositions universelles. Or, les JO, c’est bien cela. Le changement ne surgira que lorsque le drame atteindra un seuil d’intolérable. Pour l’instant, il ne l’est pas. À partir du moment où la situation sera vécue comme intolérable, la réaction pourra surgir. Sous quelle forme ? Mais, pour l’instant il n’y a pas d’intolérable. C’est un peu ça ma réponse : comment contester l’intolérable ?
Texte issu du Dossier n°5 « Avenir de l’EPS » édité par le Centre sur les JOP 2024
- Directeur d’études à l’EHESS↩