Comme il le fait régulièrement pour la revue Contrepied, Christian Couturier essaie de retracer la façon dont les textes officiels, au cours de l’histoire, prennent en compte le thème traité, ici la condition physique. Il complète ainsi le n°35 de la revue (2024).
Comment l’EPS, dans les textes officiels, traite de la condition physique des élèves ? Objectif affiché, moyen, traces explicites ou implicites ? Après un premier repérage des circulaires et programmes de la sortie de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, on constate que le terme n’est jamais défini et très peu utilisé. Il nous faudra donc étudier, non la fréquence ou l’usage de la notion, mais plutôt les éléments qui s’y rapportent. In fine, on pourra repérer des points de tension, de flou, des affirmations plus ou moins gratuites, mais également des points de bascule dans la conception et le traitement de la condition physique.
L’après guerre de l’EP(S) ou l’objectif de « développer la santé des jeunes »
L’EP, puis l’EPS, après-guerre, se donne officiellement comme objet de développer la santé des jeunes, laquelle se définit par des termes qui identifie pour partie ce que l’on peut nommer ici « condition physique ».
A titre d’exemple, la circulaire de 1959 précise :
« Les deux catégories d’exercices, exercices construits et exercices fonctionnels, concourent à des titres divers aux effets généraux recherchés par l’enseignement de l’Éducation physique : éducation et correction de l’attitude ; éducation respiratoire, acquisition et développement de l’adresse, de la vitesse, de la force, de la résistance ; entretien ou amélioration de la santé et de la vitalité ».
Cette circulaire fait suite aux IO de 1945 qui, après la guerre, cherche principalement à ce que le développement de la « condition physique » (terme non employé) soit le centre de gravité de l’EP :
« 4° L’éducation physique, à l’âge scolaire, vise essentiellement les buts suivants, que leur parenté de nature ou leur concomitance permet de classer en trois groupes
A. Développement normal de l’enfant ; recherche des attitudes correctes; amplitude respiratoire. Pour cette fin, il convient d’utiliser l’éducation physique et sportive dans son ensemble en la complétant, s’il y a lieu, par une gymnastique de maintien appropriée ;
B. Habitude du geste naturel, développement de l’adresse, de la vitesse, de la force, de la résistance ; éducation respiratoire. A ces objets, répond principalement le travail foncier… »
Ces exemples permettent de faire l’hypothèse que l’EP était censée avoir comme fonction principale le développement de la condition physique des jeunes, synonyme de santé. Une santé par ailleurs limitée à des capacités (adresse, force, vitesse, résistance…) et des attitudes jugées correctes, comme se tenir droit, bien respirer.
Les IO suivantes, celles de 67, réputées comme instituant les pratiques sportives comme matière dominante de l’EPS, gardent le principe du développement, mais en élargissant la définition de la santé, et donc sans le dire encore une fois, la conception de la condition physique.
« … elle (l’EPS) se donne pour objet l’acquisition de la santé. Plus que le simple maintien du corps et de l’esprit en un équilibre satisfaisant, celle-ci paraît devoir être considérée comme la capacité, pour un individu, d’ajuster en permanence ses réactions et son comportement aux conditions du monde extérieur, de l’accoutumer à l’effort, bref, de se dépasser soi-même. Prise dans cette acception, la santé doit « s’apprendre » sans cesse »
Il s’agit ici d’une évolution notable, voire d’une rupture avec ce que l’on pouvait identifier auparavant comme les facteurs de santé. L’idée d’une capacité d’intervention sur l’environnement, la notion de dépassement de soi marquent une définition de la santé plus évoluée. Si l’on suit cette logique, la condition physique (la « bonne condition physique » dans le langage courant) ne serait plus uniquement un état à un temps « t » lié à un bilan de grandes fonctions, mais une capacité globale à agir… ce qui change d’une vision exclusivement biologique. De ce point de vue, nous en ferons le constat à la lecture des textes suivant, que les textes les plus récents portent une conception plus rétrograde que les IO de 67.
Les années 80 : des objectifs d’EPS révisés à la baisse ?
20 ans plus tard, les IO de 85 conservent pour une part l’objectif de développement capacitaire, en citant à nouveau certaines composantes que l’on associe aujourd’hui encore à la condition physique :
« elle (l’EPS) sollicite et développe les possibilités de chacun dans le domaine de l’efficacité motrice : vitesse, force, endurance, coordination, équilibre, souplesse, etc. les facultés perceptives permettant l’identification, la sélection et l’utilisation des informations indispensables à la prise de décision dans l’action, la connaissance pratique et la maîtrise des réactions émotionnelles face à l’environnement physique et humain »
Mais elle perd ce que nous avons noté de positif dans les IO de 67, à savoir la capacité d’agir sur son milieu. S’agit-il d’un abandon d’une certaine ambition ? Sans doute pas à ce stade, mais peut-être le premier signe de renoncements à venir. Ici l’EPS ne permet plus de « s’ajuster » aux contraintes du monde (formulation 67) mais simplement de « se situer » : « Ainsi l’éducation physique et sportive permet à l’élève de mieux se situer dans son environnement social, culturel et professionnel »
Pourtant ces IO de 85 utilisent pour la première fois explicitement la notion de condition physique. Mais dans une phrase mystérieuse opposant l’EPS aux APS.
« L’éducation physique et sportive ne se confond pas avec les activités physiques qu’elle propose et organise. Ces dernières, outre leurs finalités propres, visent l’amélioration de la « condition physique », laquelle peut également être obtenue directement par des activités spécifiques telles que musculation, assouplissement, développement des capacités aérobies, etc. »
Est-ce à dire que l’EPS ne vise pas l’amélioration de la condition physique puisqu’elle ne se confond pas avec les APS qui, elles, la vise ? La suite du paragraphe des IO ne donne pas de réponse puisqu’il enchaine sur l’organisation…
En tout cas le terme spécifique « condition physique » ne sera plus employé par la suite dans les textes officiels, même si la notion de santé, elle, restera présente, avec des fluctuations conceptuelles. Par exemple les compléments aux IO de 86 qui s’adressent aux lycées :
« Ainsi, c’est le comportement moteur au travers de l’amélioration des possibilités physiques, mais également l’affectivité et la connaissance en relation avec l’ environnement que l’éducation physique et sportive veut atteindre. Elle participe alors au développement de l’adolescent à son épanouissement, au maintien de sa santé et contribue à le faire accéder à l’autonomie et à la responsabilité. »
La « condition physique » n’est plus une priorité de l’EPS, en tout cas explicitement, à partir du milieu des année 80.
Les programmes de 96, soit dix ans après les dernières IO renvoient ce que l’on pouvait décoder comme « condition » pour développer le « physique » à de l’accessoire, qui sera regroupé en fin de programmes sous l’intitulé « Interventions pédagogiques particulières » (IPP) :
« Il existe en éducation physique et sportive des interventions pédagogiques particulières : elles peuvent prendre la forme d’exercices qui renforcent telle ou telle dimension du développement de l’élève. Elles peuvent être introduites simultanément ou parallèlement aux apprentissages sportifs. Elles participent à la construction d’attitudes et d’habitudes corporelles.
Ce sont des exercices de prise de conscience des fonctions sensorielles (musculaires, articulaires, perceptives), de renforcement musculaire, de renforcement de la fonction cardio-respiratoire, de relaxation et d’intériorisation sensorielles, d’assouplissement, d’adresse et d’équilibre, de sécurité active (secourisme) et passive (conditions matérielles). »
Ce n’est donc pas, et de loin, la préoccupation principale des programmes pour le collège.
Les programmes pour le lycée en 2000 suivent, sur ce registre, le même chemin. Bien que ce qui pourrait s’apparenter à la recherche d’une condition physique se place plutôt dans ce qui s’appelle alors la composante méthodologique et sociale :
- « « S’engager lucidement dans la pratique de l’activité ». Les élèves apprennent à s’engager et se contrôler dans l’activité, à développer leurs ressources pour acquérir une meilleure connaissance de soi. Cette compétence implique de connaître et utiliser les méthodes de préparation à l’effort pour entrer dans une activité, de connaître et utiliser les règles de sécurité inhérentes à chacune, de connaître le matériel et de l’utiliser de façon appropriée. Les élèves s’engagent dans l’activité en prenant des risques tout en assurant leur propre sécurité et celle des autres. Elle suppose aussi de répartir son effort dans l’activité, par exemple entre des phases d’effort et de récupération. Après l’activité, elle suppose de réguler son niveau d’énergie pour aborder dans le calme d’autres situations. Les élèves construisent ainsi une hygiène de vie.
- « Se fixer et conduire de façon de plus en plus autonome un projet d’acquisition ou d’entraînement ». Les élèves apprennent à conduire individuellement et/ou collectivement une séquence d’apprentissage, à planifier un programme de transformation sur un aspect technique précis, à planifier un entraînement sur un temps plus long, à concevoir et mener un programme de préparation physique. »
Nous proposons ici une grille de lecture de cette partie des programmes. A première vue, nous ne sommes plus sur le développement ici et maintenant de la condition physique par la pratique, mais sur l’acquisition de connaissances et de méthodes dont on perçoit qu’elles sont censées jouer plus tard, pour « gérer sa vie physique tout au long de la vie ». Nous ne sommes donc plus sur les pratiques pour développer la condition physique, mais plutôt des connaissances qui joueront (peut-être) un rôle par la suite. Nous avons les prémices de l’évolution par la suite vers la CP5 et CA5.
L’EPS se décale progressivement vers le cognitif et le plus tard…
Le programme collège de 2008, ceux de 2009 et 2010 pour les Lycées pro et les lycées sont le fruit d’une auto-saisine de l’IG. Il n’y a pas eu demande institutionnelle particulière à cette période, ni de « contrôle » exercé par un conseil extérieur à la discipline (comme ça a pu être le cas en 96 ou en 2015). Il s’agit de programmes, sans doute plus que les autres, complètement assumés par l’inspection. On peut donc considérer que, à part le contrepouvoir exercé par le SNEP, ils sont le pur fruit de la pensée de l’institution à cette période.
Sur le sujet qui nous occupe, la condition physique, rien de bien différent cependant de ce qui a été déjà avancé précédemment :
« En proposant une activité́ physique régulière, source de bien être, elle favorise l’acquisition d’habitudes de pratiques nées souvent du plaisir éprouvé, et contribue à la lutte contre la sédentarité et le surpoids »
Il faut supposer ici que la lutte contre la sédentarité et le surpoids est un élément d’amélioration de la condition physique. La santé est bien entendu abordée :
« La prise en compte de la santé doit s’envisager dans plusieurs dimensions : physique, psychique, sociale. Progressivement, le collégien doit apprendre à connaître son potentiel, à acquérir le goût de l’effort et des habitudes de vie liées à l’entretien de son corps, à organiser ses pratiques, à prendre en charge sa sécurité et celle des autres. »
On retrouve donc la définition de la santé de l’OMS, mais à travers le paragraphe suivant, on décèle mieux le renoncement d’une EPS qui agit directement pour une EPS de l’après, du plus tard…. Il ne s’agit pas vraiment de « développer » mais de connaitre, réguler, prendre en compte. Ainsi il convient en EPS de :
« Se connaître, se préparer, se préserver par la régulation et la gestion de ses ressources et de son engagement en sachant s’échauffer, récupérer d’un effort, identifier les facteurs de risque, prendre en compte ses potentialités, prendre des décisions adaptées, maîtriser ses émotions, apprécier les effets de l’activité physique sur le corps humain, s’approprier des principes de santé et d’hygiène de vie »
Et l’on retrouve les « interventions pédagogiques particulières », faites à base :
« – d’exercices de sollicitation des fonctions sensorielles, de renforcement musculaire ou cardio-respiratoire, de relaxation, d’assouplissement, d’adresse et d’équilibre.
– d’exercices visant le développement et l’entretien physique qui s’appuient sur des pratiques telles que la musculation et le stretching »
Apparaissent à nouveau des notions que l’on associe communément à la condition physique : renforcement musculaire, développement cardio, assouplissement, adresse… Les exercices s’appuient alors sur des pratiques plus précises qu’auparavant, ici musculation et stretching. Mais ces IPP existent pour : « Pour répondre à des attentes ou des besoins repérés », phrase assez curieuse avec laquelle on doit pouvoir faire ce que l’on veut. Dans tous les cas, ce n’est pas de l’EPS « normale ». Il s’agit de s’adresser à quels élèves ? On perçoit alors que l’EPS « normale » ne développe pas la condition physique, au plus permet-elle de comprendre, de se situer, donner le goût etc. Sauf pour certains élèves ou dans certains cas non identifiés.
Mais l’évolution principale réside dans le fait que, si d’aventure on souhaitait viser quand même le développement et l’entretien, alors il faudra utiliser certaines APSA et pas d’autres, regroupées dans un ensemble : la CP5.
Le programme LP de 2009, faisant suite à ceux du collège, va naturaliser ce qui vient d’être évoqué en modifiant le sigle « APSA » et en créant des catégories identifiées et étanches : les activités « de développement et d’entretien » venant se rajouter aux autres (sportives ou artistiques).
« La finalité de l’éducation physique et sportive est de former, par la pratique des activités physiques, sportives, artistiques, de développement et d’entretien de soi »
Ainsi c’est désormais clair : les activités qui développent et entretiennent ne sont ni sportives ni artistique. Cet ajout oblige, à contrario de la tendance observée auparavant, à remettre la condition physique dans les objectifs :
« L’éducation physique et sportive vise à la recherche du bien- être, de la santé et de la forme physique ». On ne parle pas ici de condition physique mais de « forme physique ». Est-ce la même chose ? Probablement. Mais du coup le programme dit explicitement que l’EPS doit développer la forme physique. Pour ce faire, elle devra puiser dans certaines activités et pas d’autres, ce qui va se confirmer avec les programmes suivants : ceux du lycée en 2010.
« elle doit apporter des connaissances, des capacités et des attitudes leur permettant de construire, puis d’entretenir, tout au long de la vie, leur habitus santé »
« Elle vise à la recherche du bien-être, de la santé et de la forme physique »
« Aux quatre compétences propres du collège s’ajoute, au lycée, une cinquième compétence : « réaliser et orienter son activité physique en vue du développement et de l’entretien de soi ». N’ayant pas été offerte au collège, elle devient un passage obligé de formation. Au cours du cursus de formation du lycéen, l’accès au niveau 4 de la cinquième compétence est attendu. Par l’autonomie et l’engagement qu’il suppose, il est garant de l’appropriation d’un habitus santé »
L’écriture de ce paragraphe enferme santé, développement et entretien dans un groupe d’APSA, mais en plus affirme que l’accès à ce groupe est le garant de certaines acquisitions liées à l’habitus santé !
Les derniers programmes en date ont été écrits et réalisés dans conditions pour le moins chaotiques. Le résultat final marque une rupture net avec les précédents en ne donnant plus de repères nationaux d’acquisition concrets. Récusant les groupes d’activités, l’institution se voit obligée de ne retenir alors que des généralités qui imposent à l’enseignant des interprétations sur ce qu’il faut faire apprendre. Par exemple concernant la montée en charge des problématiques de santé (de condition physique ?) le texte du programme collège de 2015, toujours en vigueur, dit :
« Elle amène les enfants et les adolescents à rechercher le bien-être et à se soucier de leur santé ».
En quelques années, nous sommes ainsi passé d’une volonté de développer l’habitus santé, à un simple « soucis ». L’enseignant-e doit-il prendre au sérieux cet affichage ? Et surtout qu’en déduire du point de vue des apprentissages ? Se « soucier » de quelque chose fait-il partie des priorités de l’école.
Certes il sera précisé plus loin qu’il faut « Apprendre à entretenir sa santé par une activité physique régulière, raisonnée et raisonnable ». Là encore, la prescription est bien mince… et il faudra attendre la fin du programme et les thématiques interdisciplinaires, du côté de la connaissance, pour avoir des éléments qui suggèrent quelque chose en rapport avec la « condition physique ».
« Connaître les effets d’une pratique physique régulière sur son état de bien-être et de santé ».
« Sport et sciences : alimentation et entraînement ; physiologie de l’effort et mesure des performances ; statistiques ; performance et dopage. »
Les programmes de 2019 et 2020 (lycée et LP) n’apportent pas grand-chose à la littérature :
Programme lycée
« Par son engagement dans la pratique physique, l’élève apprend à développer durablement sa santé. En développant ses ressources physiologiques, motrices, cognitives et psycho- sociales, il améliore son bien-être, pour lui et pour les autres »
Programme LP
« Au regard des enjeux de société, l’EPS contribue à développer une culture de l’activité physique, régulière et durable, condition de la construction d’une éducation pour la santé »
Ils confirment le chemin pris par les programmes officiels et l’enfermement des problématiques de santé et d’entraînement dans un champ qui sera mis en corrélation avec certaines activités et pas d’autres (LP) :
« CA5 : réaliser et orienter son activité physique pour développer ses ressources et s’entretenir.
Dans ce champ d’apprentissage, l’élève apprend à s’entraîner pour viser à long terme, de façon lucide et autonome, le développement et l’entretien de ses capacités physiques en lien avec un projet personnel d’entraînement. »
A l’issue de ce bref parcours historique des programmes et IO de l’EPS depuis 45, on aura pu relever qu’au bout du compte le développement de la condition physique, malgré l’état catastrophique relevé par tout le monde de la « forme » des jeunes (baisse des capacités cardio-vasculaires, des capacités musculaires par l’augmentation du poids, de la souplesse… l’EPS ne prend pas en charge cet objectif d’amélioration qui aurait pu lui incomber logiquement. Elle consent tout au plus à délivrer des connaissances dont on espère, en croisant les doigts, qu’elles agiront à long terme sur la santé.
Ce résultat est le fruit de prises de positions idéologiques qui entament fortement le sérieux de l’EPS.
- Le refus d’entrer concrètement dans le détail des apprentissages visant le progrès et la performance a finalement occulté les conditions physiques du développement.
- La volonté de cantonner santé dans une seule compétence, champ ou tout autre appellation, a empêché de concevoir l’EPS comme une unité disciplinaire sur les objectifs généraux. Sur l’exemple de la condition physique, à condition évidemment de penser que l’EPS peut quelque chose en la matière, réfléchir à la condition physique sur une année complète (et même sur un cursus), c’est autre chose que de penser sur un seul cycle de course longue ou de musculation. Comment dans chaque activité, avec son registre de technicité, apporter aux élèves un ou des éléments de développement de sa condition humaine !
Article paru en résonnance avec le numéro 35 de la revue Contrepied dédié à la Condition Physique