Joffre Dumazedier Sociologue du loisir et du temps libre, inlassable militant de l’éducation populaire, a été le défenseur d’un sport qu’il a toujours inscrit dans une perspective humaniste.
Le sport, d’abord un processus de civilisation
Le sport c’est d’abord un processus de civilisation qui, au-delà d’un contrôle de la violence, nous initie à une éthique de la vie sociale (le respect de l’adversaire dans la compétition) et à une éthique de vie personnelle (le goût de l’excellence).
Le sport, un rôle culturel des classes sociales
Le sport, traduit le rôle culturel des classes sociales ; le cœur du dispositif est lié à la libération du temps qui est devenu un temps social favorable à l’extension des pratiques sportives. Leur pénétration dans la classe ouvrière ne s’est pas faite sans débat : une partie les refusait, (comportements bourgeois, non manuels, où l’on perdait son temps), tandis qu’une autre voulait se les approprier. Mais ce débat s’inscrivait au sein de toutes les classes sociales dont l’appropriation était très différenciée ; certaines d’entre elles ont été confisquées liées à un souci de distinction sociale. Cependant, dans toutes les classes, il y a des dirigeants sportifs, qui ont cherché à les répandre ; le souci de démocratisation était présent.
Le sport, un vécu de culture générale
Qu’est-ce cette culture générale dans la pratique sportive ? Elle est chez les autodidactes de la culture sportive. C’est d’abord une culture éthique avec l’amour du fair-play dans les rapports à l’autre, le goût de l’équipe, le sens de la division du travail pour produire une performance collective et ce goût de l’excellence où on se met sans cesse à l’épreuve de soi-même.
C’est ensuite une culture esthétique. Il y a des corps qui sont beaux, bien faits, qui ont la force et la souplesse… il y a tout un alphabet esthétique dans la lecture du corps sportif que n’importe quel sportif averti est capable de lire.
Il y a aussi tout un langage dramatique que l’on vit dans les épreuves, dans les matchs. Cette esthétique dans le jeu sportif a le caractère d’un drame : il y a le premier acte, le second acte et le coup de théâtre…
C’est aussi une culture technologique… il y a toute une technologie autour de la santé, de l’équilibre de vie, de la diététique. Et au-delà, une culture scientifique avec des résultats enregistrés, l’observation objective des choses et un désir d’en savoir plus sur la relation à l’entraînement.
C’est une culture ressentie mais qui n’est pas conceptualisée, qui n’a pas droit de cité dans un lycée ordinaire comme d’autres formes de culture, littéraire ou philosophique. Les deux tiers des élèves qui sont indifférents à leurs études et chez qui il ne restera rien, leur expérience sportive leur permettra d’accéder à une culture générale qu’ils vivent sous forme de sensations, de sentiments et de curiosité.
Le sport, un mode de vie, au sens anthropologique de l’expression
Le sport, une pratique sociale au potentiel culturel énorme, est dominé par l’argent et par la politique. Depuis que beaucoup de spectateurs sont capables de payer les entrées, on s’est aperçu que l’on pouvait devenir professionnels. Ce n’est pas cela qui est une tare, c’est vrai pour tous les loisirs de vouloir en faire son métier. Là-dessus de Coubertin s’est trompé, il ne s’est pas rendu compte de la dynamique du loisir en général, qui s’est exercée aussi dans le sport, et qu’elle est un mouvement normal pour toutes les activités du temps libre. Mais il y a les dérives : les salaires astronomiques, le vedettariat, les dessous de table et bien d’autres corruptions qui restent dans l’ombre, il est devenu un enjeu économique et politique qui pose de nombreux problèmes. Au moment des JO de Montréal, puis après, des JO de Moscou, des états ont empêché leurs athlètes de concourir, d’affronter leurs pairs pour des raisons politiques, l’un à cause de l’apartheid, l’autre à cause du déclenchement de la guerre d’Afghanistan. Les athlètes sont-ils la propriété de leur état ?
Le sport, résistance socio-culturelle
C’est le cinquième sens de la culture sportive.
Cette contradiction, avec d’un côté ce potentiel culturel énorme qu’est la pratique sportive, cette culture populaire désintéressée, et de l’autre tous les éléments d’une culture de fait dominée par l’argent et l’état, me conduit à parler de résistance que j’appellerais socio- culturelle quotidienne. Elle suppose des groupes militants indépendants. Cette résistance je la souhaite toujours plus vigoureuse dans notre société actuelle, sans être liée à des partis politiques précis. Il faut une résistance appropriée, capable de regrouper toutes sortes de forces pour s’opposer aux abus de pouvoir de l’argent et de l’état. Voilà ce que j’appelle une résistance socio-culturelle et si j’avais droit à une vie nouvelle je ferais sûrement une sociologie de la résistance socio-culturelle.
Joffre Dumazedier, extrait tiré d’une intervention en 1995 devant Les « assises nationales du sport », éditée par La FSGT.
C’est un auteur à relire, à redécouvrir. Comme il faut faire l’effort de revisiter l’histoire qui le fit, lui et sa pensée. Celle de l’après seconde guerre mondiale et du profond mouvement d’émancipation1 de la classe ouvrière qui la caractérise. C’est dans ce cadre que s’est développé l’œuvre novatrice de Dumazedier.
Le contraste est saisissant entre cette époque et la nôtre montrant, s’il le fallait, la non linéarité de l’histoire. On est passé du plein emploi, au chômage de masse, du temps libre conquis, au temps mort imposé, du droit au loisir, au « droit au chômage ». C’était le temps encore des métiers, du travail, fût-il pénible, des « boites » et du « boulot » qui bien que conflictuels, faisaient souvent, le travailleur, l’individu, sa personnalité, sa dignité. C’est aujourd’hui un emploi, polyvalent, délocalisable, plus « dégéographisé » et trop souvent précaire et partiel non choisi, qu’on cherche vainement.
Seul donc, le temps lié à l’emploi vaut dans notre société. Plus, l’employabilité devient l’unique mesure du temps, l’autre temps n’existe plus, il est cliniquement mort. Et voilà donc le temps libre privé d’existence. Pauvre Joffre Dumazedier ! Fini la recréation de soi dans un temps libéré du travail, finis les temps, les loisirs partagés, les rythmes, les usages communs les aventures collectives. A chacun de consommer à sa façon des temps malgré tout consentis par l’emploi. En fait la peine est double car c’est aussi d’un travail malade que le temps totalitaire de l’employabilité accouche, une activité qui perd de ce fait sa nécessaire potentialité émancipatrice, créatrice, et fait donc perdre le goût du travail bien fait comme un mode aussi de bien vivre.
Alain Becker
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- Après les acquis du front populaire (1936) et sous l’influence de propositions issues du Conseil National de la Résistance ↩