Stéphane Beaud, sociologue, enseignant à l’Ecole normale supérieure a travaillé depuis de nombreuses années sur la condition ouvrière, l’école et les destins des enfants d’immigrés. Il a décidé de poser son regard sur le monde du football en publiant en 2001 un livre sur la grève des Bleus lors de la coupe du monde en Afrique du sud. Un regard atypique qui ne regarde plus simplement le joueur de football mais les itinéraires de ces jeunes dont une partie est issue des quartiers populaires. Peut être une façon de mieux comprendre…
Propos reccueillis par Bruno Cremonesi.
BC : Il y a un eu une vague de critique très forte autour de l’équipe de France de football en Afrique du sud. Pourriez-vous nous aider à comprendre pourquoi la presse en particulier est très critique envers les footeux ?
Dans le livre Traitres à la nation ? (2011) pour expliquer la grève des Bleus en Afrique du Sud, nous consacrons tout un chapitre à cette question, à nos yeux, essentielle du rapport qu’entretient aujourd’hui la presse française aux footballeurs professionnels. Il faut s’efforcer ici de distinguer faits structurels et faits conjoncturels. Commençons par les premiers en mettant l’accent à la fois sur les transformations du recrutement social des journalistes de football (une élévation de son niveau) et les contraintes croissantes de leur métier sous l’effet de l’hyper-miédiatisation de ce sport et de la crise de la presse papier. Depuis une quinzaine d’années, avec notamment l’énorme impact de la victoire des Français lors de la coupe du monde à « la maison « de 1998, le foot est devenu « tendance » chez bac + 4 ou 5, pour le dire vite (cf. le succès d’un mensuel comme SO FOOT ou, à un degré moindre, la légitimité acquise par Jérôme Latta à travers son très bon blog hébergé par Le Monde). Ce goût pour le foot de bon nombre de diplômé-e-s de l’enseignement supérieur, est, à sa manière, une rupture historique car, avant, il faut savoir que le foot était jugé totalement illégitime chez les « intellos ». Une anecdote significative pour illustrer l’illégitimité du foot. Lors de la parution du livre en avril 2011, un jeune employé d’une grande librairie de Saint-Germain-des-Prés à Paris, qui connaissait nos travaux sur le monde ouvrier et les classes populaires, nous avait fait remarquer avec une moue très significative : « Ah ! Vous travaillez sur le foot maintenant… », ne cachant pas son dédain et son incompréhension face à cet apparent changement d’objet, avant d’aller chercher ce livre, bien caché au fond du petit rayon « sport », très loin de la table des « sciences sociales ». Le contraste est fort avec un pays comme le Brésil, où le football est constitué, de longue date, comme un objet ayant une entière dignité intellectuelle et donnant lieu à des débats réguliers dans le monde des sciences sociales.
En conséquence, les écoles de journalisme, notamment privées, ont vu affluer cette dernière décennie de nouveaux candidats passionnés de foot qui ont ensuite souvent trouvé à s’embaucher dans la presse (beaucoup dans la presse Internet) mais en connaissant des conditions de travail souvent précaires. Surtout la relation professionnelle avec les footballeurs de Ligue 1, et encore plus avec les Bleus, est devenue de plus en plus difficile et conflictuelle. D’un côté, les clubs pros ont aujourd’hui tous des « cellules de communication » et filtrent beaucoup les demandes d’interview des joueurs, tout comme les agents d’ailleurs ; pour les journalistes spécialisés, c’est devenu « la croix et la bannière » pour accéder à un joueur vedette (l’arrière gauche de Guingamp ou Evian n’attire pas les masses…) et, en outre, quand ils y parviennent, l’interview du joueur peut s’avérer très décevant. D’un autre côté, pas mal de joueurs sont tentés, malgré les mises en garde de leur employeur, de « mal se conduire » avec des journalistes, y compris parfois quand ceux-ci sont le gratin du métier (L’Equipe, France Football) : arrivant en retard au rendez-vous, faisant des réponses courtes et stéréotypées, adoptant une attitude boudeuse voire arrogante, etc. Je fais l’hypothèse que, dans la tension structurelle (et croissante) dans les rapports professionnels entre journaliste et joueurs de foot, la dimension de « conflit de classes » est centrale. En gros, des journalistes, aujourd’hui surdiplômés, se font (souvent) maltraiter par des joueurs richissimes, percus comme « sous-diplômés » et souvent bling-bling – que les premiers perçoivent en gros comme des « incultes » et des parvenus sociaux qui « se la jouent » – et, en retour ne se privent plus d’utiliser des représailles. Le conflit Patrice Evra/Pierre Ménès (journaliste vedette du Canal Football Club, 2 millions de téléspectateurs chaque dimanche soir) a été un grand moment pour sociologues : Evra a osé contester publiquement (sur TF1) le pouvoir de certains journalistes ou consultants, Ménès, fort de son statut d’icône médiatique, même s’il n‘a fait qu’un an de fac d’histoire à la Nanterre (avant d’entrer comme pigiste à L’Equipe), l’a renvoyé dans son but en l’accusant de « mal parler le français ».
En deuxième lieu, et plus rapidement, les faits conjoncturels : en Afrique du Sud, il y avait à la fois une équipe tricolore désunie, sans leaders légitimes, où les joueurs ont rompu avec leur sélectionneur (de fait, ils avaient cessé de courir sur le terrain..) et une stratégie de communication de desperado de Raymond Domenech – en gros, « Nous », les Bleus, tous unis contre la presse, notre ennemie principale » – pour essayer d’unir un groupe en lambeaux sur le plan sportif comme sur le plan de la sociabilité entre joueurs. Comme le disent eux-mêmes les deux auteurs du superbe scoop de L’Equipe (« Va te faire enculer, sale fils de pute !… ») , il fallait faire cesser cette « mascarade ». Et notre quotidien national du sport de publier ce scoop en Une du journal, ce qui a été le véritable déclencheur de cette grève (on analyse longuement ce point dans le livre et je n’y reviens pas ici).
BC:. Le football n’est plus présent dans le monde scolaire. Il est programmé en terminale au BAC à 0, 01%. Est-ce que vous auriez des éléments explicatifs sur les raisons d’un divorce entre le monde scolaire et le football. Est-ce que cela ne traduit pas l’impossibilité pour l’école à prendre en compte la culture populaire ?
Si, vous avez entièrement raison… Le foot est historiquement un sport populaire et aujourd’hui, avec l’aggravation de la ségrégation urbaine/sociale et la paupérisation matérielle des banlieues, un sport pratiqué de plus en plus par les « jeunes de banlieue », à savoir comme on le dit de plus en plus dans le langage courant, les « Noirs et les Arabes ». Les « jeunes de cité », qui plus est « musulmans » menaceraient « notre » football français. C’est ce que dénoncent à longueur d’antenne des gens comme Eric Zemmour, sur RTL, et à un degré moindre, Daniel Riolo sur RMC. Comme le foot incarne par essence cette culture populaire qui est une culture « dominée » (il faut sans cesse rappeler cette évidence…), la culture scolaire, notamment les professeurs d’EPS, « freine des quatre fers », si l’on peut dire, dès qu’on évoque le foot. Cependant, pour éviter tout schématisme (du type « les méchants profs d’EPS contre le gentil foot »), il faut pour comprendre en revenir à l’Histoire : celle de la discipline (EPS) et celle de ses professeurs. En gros, historiquement, on n’a pas créé et développé l’EPS en France pour faire du foot en classe (ce serait « trop facile » de glisser ainsi dans la pente des élèves, garçons). Les sports collectifs développés en classe ont été le handball et le volley-ball. Le sport noble, en Staps, n’est pas le foot, perçu (à juste titre) comme étant déjà trop choyé et médiatisé dans la société. Et on sait le rôle majeur, déterminant même, des professeurs d’EPS (Constantini, Onesta) dans le développement et le succès extraordinaire du Hand français. Bref, l’institution de formation des enseignants d’EPS (les Staps) et l’institution scolaire sont historiquement, donc structurellement, « anti-foot » : c’est un fait objectif, non contestable, qui est tout simplement le produit d’une histoire longue, qu’on ne défera pas par quelques oukazes volontaristes. En revanche, que des profs d’EPS, en ZEP notamment, réfléchissent aux diverses manières de ne pas trop frustrer les jeunes « footeux » dans leur passion première, ne me semblerait pas hasardeux. Pour l’anecdote, né en 1958, j’ai passé mes années de collège et de lycée à demander- en vain – de faire du foot et à jouer au hand (ce qui était aussi très bien).
BC: Plus largement dans votre travail sur l’école mais par extension j’aurais tendance à dire sur le sport, la société et notamment les valeurs les plus dominantes tendent dans leur mode de fonctionnement à ne pas intégrer toutes les normes issues des milieux populaires. L’école s’est montrée incapable dans ses modes de fonctionnement de prendre en compte la culture des milieux populaires. Le football ne serait il pas un formidable révélateur de tensions plus profondes qui traversent la société ?
Exactement ! Et c’est en cela qu’il est passionnant à étudier. Je ne peux pas ici m’empêcher de faire mon couplet/plaidoyer en faveur des sciences sociales. La situation en France, dans le domaine du foot, me paraît intéressante. Le football reste, malgré tout ce qui a été dit sur les Bleus et les joueurs professionnels, comme un espace de promotion sociale pour les enfants de classes populaires, notamment d’origine immigrée. Il ne s’agit pas de dire qu’il doit être privilégié ou d’oublier que l’école, via le diplôme et le processus de certification scolaire, reste le moyen principal de la mobilité ascendante. Mais ce qui a changé la donne depuis vingt ans, c’est l’envolée incroyable et, c’est vrai, indécente, des salaires des footballeurs dans le régime économique ultra-libéral du foot moderne. Pourquoi ? Du fait de la lutte acharnée que se livrent les oligopoles (que sont les plus gros clubs européens) sur le marché mondial du foot pour acquérir les meilleurs joueurs du monde, ce qu’on a coutume d’appeler les match winners (en général des attaquants, buteurs). De manière plus générale, les joueurs pros d’origine populaire se retrouvent, très tôt, avec de telles sommes d’argent qu’elles leur font perdre la tête. Nombre d’entre eux, s ‘ils sont mal entourés, multiplient frasques et conduites illégales ou puériles. En conséquence, ils deviennent très vite au moindre retournement sportif, la cible d’insultes ou même d’attaques physiques, de la part de supporters déçus et très irascibles (phénomène des « trop payés ») comme on peut le voir quand les clubs descendent en Ligue 2 (Nancy l’an dernier, Valenciennes cette année ou Marseille dans un autre contexte). En France, qui n’est pas un vrai pays de football (comme l’Angleterre ou l’Espagne), le mécanisme d’identification des supporters au club et aux joueurs s’est ainsi largement brisé. Il subsiste dans des clubs comme Saint-Etienne, Lens, Guingamp mais reste à la merci des résultats. Le football est un exemple « pur », depuis l’arrêt Bosman de 1995 de la manière dont la violence crue des rapports économiques dans le régime ultra-libéral vient saper des rapports sociaux longuement construits dans le temps. Il est intéressant d’étudier comment cette déstructuration se répercute en cascade et par ricochets successifs dans les étages inférieurs du football amateur. Il faudrait étudier en finesse la manière dont le fonctionnement des équipes de jeunes est aujourd’hui sans cesse influencé et souvent perverti par cette logique de la recherche, de plus en plus précoce, des « pépites » : ces jeunes joueurs qui seront ensuite revendus au plus cher aux grands clubs capitalistes : cf L’exemple de Benzema formé à l’O.L. depuis ses douze ans et vendu, en 2009, à 22 ans au Real Madrid pour 39 Millions d’Euros. !…
Lors du dernier colloque de la S3F à de Strasbourg où j’ai été invité, la présidente, Catherine Louveau s’est dite frappée lors de ces trois jours de colloque par le développement de travaux en Staps sur le football. Même si je n’ai pas tout lu sur le sujet et resterai prudent, il me semble que beaucoup de travaux portent surtout sur le supportérisme, le foot pro ou les centres de formation. On sait en revanche peu de choses sur ce qui se passe dans les écoles de foot, dans le foot rural, dans le foot féminin de base, dans les sections sports études foot, etc.. Je plaide pour des enquêtes approfondies sur ces beaux thèmes. Je pense notamment que ce sont des formidables objets pour penser l’articulation des rapports de classes, de genre et de « race » (pour traduire ici le triptyque Class, gender ans Race) autrement que de la manière – à sensation – dont Mediapart avait par exemple traité ce qui a été appelé « l’affaire des quotas » en avril/mai 2011.
Traîtres à la nation ? : Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud aux éditions la découverte.
Article paru dans Contrepied HS n°9 – Mai 2014
Retrouvez la page spéciale du Nouvel Obs « Le foot c’est du sérieux » animée par Stéphane Beaud