Le(s) sport(s), avenir de l’individu

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Par Jean Lafontan, Président du Centre EPS & Société

De quoi parlons-nous ?

C’est parce que l’intérêt du sport est disputé quant à son organisation, ses spectacles, son industrialisation, sa fabrication d’idoles et que l’EPS est intimement liée à son histoire, que doit être reprise la question de sa signification humaine, en faisant, de cet inévitable débat, une nouvelle dynamique professionnelle. Pour les plus attentif.ve.s aux différents ContrePied que nous avons rédigés, l’option « sportive culturaliste » traverse tous les numéros. Résumons- là. Le(s) sport(s) sont des œuvres, des inventions humaines, nées dans des conditions sociales, culturelles, de civilisation, déterminées que les individus, seuls, en groupes, en associations diverses, s’approprient selon des mobiles qui leur sont propres et perpétuent par leurs nouvelles créations. Ces œuvres sont donc des réponses que la société fait surgir et sont, dans leur diversité, autant de réponses à ses propres besoins de développement. C’est pourquoi les questions du sens de son développement sont nécessaires à fonder pour qu’il devienne toujours mieux un élément d’émancipation sociale et individuelle jouant tout son rôle dans la mise en œuvre effective de la devise de notre République.

Où en sommes-nous des débats ?

Les débats publics s’organisent à partir de visions exagérément béates (vision non critique du sport), foncièrement pessimistes (approche critique radicale) ou d’acceptation tranquille. Ils sont infiltrés régulièrement par des attelages idéologiques propulsés au gré des intérêts politiques du moment, telles les questions de santé12, de cohésion sociale sans oublier la bienveillance ! Ils dessinent alors les contours d’un sport n’ayant pas de finalité propre, asservi à des finalités qui lui sont imposées de l’extérieur sans questionner, du point de vue social, psychologique, ce dont il est essentiellement porteur. Ainsi instrumenté par d’autres buts il est dépouillé de son intérêt spécifique. Dévitalisé dans son contenu il devient une culture pauvre à dispenser. En contrepoint, la haute performance crée des prouesses, toujours étonnantes, trop souvent entachées de suspicion tant les questions de dopage, voire de corruption, restent trop souvent d’actualité. Les millions de pratiquant.e.s, de (télé)spectateur.rice.s et supporter.rice.s révèlent l’attente sociale que génèrent ces pratiques sportives.

Le sport est donc notre question. Comme toute activité socialement organisée, arrivée à une forme de maturité qui n’est pas le terme de sa totale expansion, le sport imprègne tous les secteurs culturels, politiques, scientifiques, idéologiques et toutes les questions sociales constitutives de la société. Il est société.

Le sport est entièrement société3

« Dans la tradition occidentale, le « sauvage » (eux) est au « civilisé » (nous) ce que la nature est à la culture, et ce que le corps est à l’esprit. Le fait anthropologique est là : pour nous le corps et la nature sont les fondements de la condition humaine ; pour eux, ce sont la culture et l’esprit […]. Qui sont alors les plus réalistes ? Je crois que ce sont les peuples que j’ai évoqués, ceux qui considèrent que la culture est l’état original de l’existence humaine, tandis que l’espèce biologique est secondaire et contingente » (Marshall Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, 2009).

Le jeu a sa source dans le caractère social de l’existence humaine, il en est une création immanente, jouer est universel. Ces jeux dessinent divers types humains particuliers qui sont les symboles de leur époque. Les jeux sont toujours liés à une époque déterminée, à un milieu historique qui en modèle le contenu, en promeut certains tandis que des formes « anciennes » subsistent. A toute époque, ils participent du niveau d’organisation de la vie sociale. Pour la nôtre, en grande partie, ces jeux sont les jeux sports. Ces jeux possèdent une « vertu civilisatrice » et « ils illustrent, en effet, les valeurs morales et intellectuelles d’une culture. Ils contribuent en outre à les préciser et les développer »4

Le sport est continuité et rupture ; continuité par les formes de satisfactions (plaisirs etc.) recherchées perpétuellement par les individus et rupture, depuis un siècle, parce que son expansion est en connexion, avec la généralisation du salariat et ses formes d’exploitations associées. La forme « loisir » est concomitante de la structuration sociale du travail et elle est influencée par le travail lui-même : « Les formes et les méthodes de travail, les habitudes de pensée données par le travail exercent naturellement une influence sur ce que l’ouvrier fait en dehors du travail »5 ; une covariance de contenus se joue entre travail et sport6. Là gît l’intérêt principal de l’EPS de cultiver le goût d’une pratique qui doit, à l’âge adulte, en devenant librement consentie et critique, ne pas être happée par ses formes lucratives ou anti humanistes.

Le sport, un processus essentiel

Contrairement aux idées diversement répandues d’un sport apolitique, asocial, enfermé sur lui-même, soustrait du cours ordinaire de la vie, il faut l’irriguer des rapports sociaux, conflictuels, déterminés, qui agissent en arrière-plan et déterminent toute sa gestion. Il faut le voir aussi dans son incessant développement.

Le sport est le moment où les individus développent leurs potentialités en dehors des exigences de production, en inventant des techniques, dans une infinité de formes et contenus qui expriment leur ingéniosité7. Dans le travail productif capitaliste8, la fabrication de l’objet dicte la gestualité, en ce sens elle la « mutile » car elle la réduit à ce que telle production exige ; cette gestualité est contenue en- deçà de ce que la totalité de l’individu peut exprimer ; elle est l’objet de luttes permanentes liées au temps de travail mais aussi au contenu du procès de production9. Cette dépossession ne doit pas être pensée sur le seul « mode dramatique », elle peut être aussi, plaisir, lié au « travail bien fait » exigence de la qualification professionnelle, de la professionnalité. L’activité sportive est totalement différente de l’activité usuelle, quotidienne, domestique liée à l’entretien du logement, à l’alimentation, à la façon de vivre au jour le jour sans que pour autant on puisse dire que le sport n’ait rien à voir avec ; ces activités habituent à l’effort, condition essentielle de l’activité sportive. De même, on ne peut en rester à l’idée que le sport n’est que la forme répétée du travail assujetti comme les approches radicales l’indiquent ; l’exigence de plénitude qu’appellent le record, l’exploit, comme normes de nouvelles hiérarchies d’excellence, ne demeurent pas sans déboucher sur de nouvelles fonctions sociales et humaines10.

De ce point de vue, le sport ne se distingue en rien d’autres activités inventées par l’humanité : arts, culture, sciences etc. et avec lesquels il tresse des rapports. Le sport est essentiellement conquête, dépassement et maîtrise de l’effort, total engagement des individus dans un mouvement permanent lié à l’adversité et aux règlements d’activité qui en fixent les limites, momentanées, de réalisation11. Le sport est fondamentalement dépassement permanent de ses limites c’est-à-dire transformation de son milieu de vie12. Ainsi de nouvelles normes sociales de comportement se diffusent13 qui seront, peut-être, autant de nouvelles normes de l’individu de l’avenir14. Cela ne le préparerait-il pas à affronter les transformations que le développement technique, culturel et social suscitent ? Une mise à niveau des individualités requise par l’époque15 ? Si les réponses sont positives, les luttes pour développer le sport sont alors essentielles.

Nous avons à contredire les approches qui font des sports un élément essentiellement répressif, de simple réjouissance, de défoulement. La culture est constitutive de l’homme, elle n’est pas répressive; elle est d’abord humanisante. Elle est son œuvre et sa perpétuation ; elle n’est pas aliénante16 en tant que telle, sinon, lorsque le niveau des luttes est insuffisant pour en garantir sa capacité critique et son caractère démocratique.

Le sport est aussi, émotion, tragédie17, passion, pas passion aveugle. Le plaisir naît de sa pratique soutenue, voire exténuante ; il n’en est pas toujours et nécessairement son préalable mais son effet. C’est donc de la vision d’une nouvelle culture qu’il faut débattre, d’initiatives citoyennes, institutionnelles, qui fasse de la critique des politiques sportives et de pratiques sportives alternatives (non pas abstraitement alternatives : inventer un autre sport…) la condition de son développement avec ses exigences et ses meilleurs acteurs, ses héros. Le plaisir « spécialisé » sportif est au cœur de sa pratique et affiné à partir de celle-ci ; il en est sa richesse. C’est une expertise humaine que son développement démocratisé doit viser : faire des pratiquants et des spectateurs des acteurs avertis car compétents, c’est-à-dire les élever au niveau du sport. C’est ce qui fait la nécessité du sport. « Plus les consolations de la religion perdent de leur crédit, plus l’appareil culturel est raffiné et élaboré en vue de procurer de la joie à l’homme ordinaire […] les manifestations sportives…tend(ent) à créer délibérément un climat de satisfaction »18, une forme d’exubérance, parfois incontrôlable, et qui peut conduire à tous les débordements possibles19. A contrario nous défendons l’idée que dans le sport l’individu est davantage lui-même puisqu’il choisit et construit comme il l’entend (sous forme associative, groupale, publique ou plus individuelle), son engagement ; c’est un intermittent de l’engagement et c’est pour cela qu’il en fait un espace qu’il veut préserver de toute autre atteinte politique ou de quelque autre nature que ce soit.

Un avenir à cultiver

Alors, veut-on souhaiter la mort du sport sous les multiples prétextes et contre exemples que le champ sportif étale sous nos yeux ? Ce déploiement n’est pas son fait, il est la société, celles des forces qui veulent en faire un usage mercantile, politique, diplomatique… bref, dont la vision échappe à un humanisme démocratisé. Sur un autre registre, veut-on s’enfermer dans le reniement du sport au prétexte que les entraînements corsetteraient les individus comme si toute virtuosité était immanente ? Un pessimisme romantique conduit à encourager un repli sur des pratiques sans technicité, sans compétition, sans performance, sans épreuve, sans émulation, promouvant un entretien du sensori-moteur esthétisé au nom du corps. Cette aspiration dénuée d’aspérités est une « négation de la culture et de la civilisation ». C’est une vision que l’on sait trop simple, trop caricaturale. Veut-on continuer à penser que les exercices sportifs ne peuvent être un plaisir, une joie ? Arrêtons de multiplier les objections que les actualités médiatiques, militantes, adressent au sport et curieusement au seul sport avec une telle véhémence ! N’y a-t-il pas là un signe « antihumaniste » adressé à des activités qui ont la passion, sinon le plaisir, la joie, comme constitutifs de leur exercice ? Ne devons-nous pas aspirer à une montée en puissance d’une sportivité dont il ne tient qu’au militantisme sportif progressiste, aux politiques publiques de lui fixer les exigences démocratiques, émancipatrices et éthiques qui s’imposent en 2017 ? En 2005, le SNEP a exploré, insuffisamment, cette voie avec l’idée du « pari d’un autre olympisme », approfondi ultérieurement et plus récemment par ses dix propositions. Effort considérable à poursuivre.

La question sportive est une question centrale qui doit ne pas subir de dévalorisation sociale, ne pas subir l’hégémonie intellectuelle des autres champs et s’efforcer à produire sa propre hégémonie en approfondissant son statut et les luttes nécessaires pour d’autres politiques culturelles et sportives.
Le sport satisfait une exigence de vie encore trop obscure à une grande partie des humains ; ne tient-il pas à la précarisation de l’existence, non pas sous sa seule forme économique ou sociale, mais comme condition humaine qui se nourrit de la « non-prévisibilité du lendemain »20 ? Le sport n’est pas étourdissement, il est l’individu dans sa culture.


Courir, une méditation plutôt qu’un parcours santé. 
Guillaume Le Blanc, professeur de philosophie, Université de Paris

(…) « Le sport offre (à la philosophie) un terrain de jeu incomparable dans la mesure où il est une activité humaine, trop humaine, reliant une norme de la compétition à une relation de l’esprit et du corps. 
[Le sport] révèle ce que signifie être à son corps dans le monde. (…) Le sport est philosophique par lui-même car il pose sous la forme d’une pratique un ensemble de questions à l’existence concernant le sens de l’effort, de la liberté, de la volonté, de la relation à l’espace, au temps vécu, au temps mesuré, aux autres, à l’autre sexe, etc. (…)
Parmi ces questions, celle touchant à l’invention de soi est fondamentale. Le sport est l’une des manières les plus singulières et les plus précises pour s’inventer. Par invention, il s’agit de signaler une manière de donner une forme à soi-même, de faire de sa vie une œuvre plutôt que rien (…) La part prise au sport permet de s’habituer à soi-même. 
S’habituer à soi-même ne signifie pas accepter de loger dans des limites connues à l’avance mais enquêter sur ces limites, les mettre à l’épreuve ! Limites de son corps, ce que peut un corps, mais aussi limites de son esprit, de ce que peut un esprit quand il est confronté à un corps, quand il est incarné ».

Extrait du ContrePied Courir HSn°5 – 2013 « La course comme un voyage au cœur de soi-même »

Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018

  1. V. Fourneyron a parlé de « sport comme médecin de la société » .
  2. « La soumission à la norme de la santé nivelle toutes les expériences corporelles et mentales du sport et interdit d’y voir des ressources philosophiques. », Le Blanc, ContrePied, HS 16, 2016.
  3. B. Jeu parle de contre société sportive ; idée à débattre.
  4. Les Jeux et les hommes, p. 76.
  5. Il faut regretter que ce lien ne se situe qu’au niveau de la rentabilité et de la santé des individus dans la vision que développe le MEDEF.
  6. l’expansion du sport est corrélative de l’expansion du travail salarié. Cette généralisation crée du lien mondial et devient source d’inspiration que traduisent les événements sportifs. Cet espace de la libre occupation de soi s’est considérablement dilaté et fait partie d’un des grands acquis sociaux. L’exigence de son appropriation par la masse des individus dans la perspective d’une vie sociale libérée de l’exploitation capitaliste est une revendication majeure. M. Serres affirme : « Le plus grand philosophe de notre siècle sera celui qui concevra cette nouvelle société, la société de l’otium, de l’oisiveté »[[ M. Serres, Les mutations du cognitif, 2018
  7. « Les hommes ne sont jamais plus ingénieux que dans l’invention des jeux, l’esprit s’y trouve à son aise. », Dufflo, p. 7, et Fink, « Le savoir-faire de la technique
  8. Dans l’entreprise capitaliste l’exploitation de la force de travail est au cœur de cette mutilation.
  9. Y. Schwartz : « On travaille toujours autrement qu’on nous le demande, on n’est jamais dans la pure application ». Les ergologues établissent une distinction entre le travail prescrit et réel
  10. Clouscard parle du sport comme esthétique du travail. Bulletin SNEP.
  11. Cette affirmation n’est vraie, pour la confrontation durable, que pour le sport associatif et compétitif
  12. La relecture de G. Canguilhem serait utile.
  13. Il faudrait développer sur le « style sportif », au langage sport, à la corporéité sport, sans exclure peinture, littérature…
  14. L’idée a été portée que le sport était un « pilote de l’espèce », idée perpétuée par Clouscard : « C’est un moment décisif de combat contre la nature: l’accession à un autre corps, celui qui est produit par une pédagogie devenue science, science devenue jeu, jeu devenu l’exercice de la santé », bulletin SNEP, n°268, 1987.
  15. Une réflexion s’impose sur les jeux numériques imposés comme eSport alors qu’ils devraient être définis comme eJeux !
  16. Contrairement au contenu du débat entre Liotard et Perelman sur France Inter.
  17. B. Jeu, pour le plus connu.
  18. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, p. 152.
  19. Voir : L. Lestrelin, ContrePied, HS n°9, p. 32.
  20. Ces quelques remarques, comme ce chapitre tiennent à une lecture suivie des travaux de Gramsci et de Clouscard