Guillaume Le Blanc 1 est philosophe et écrivain, mais aussi coureur. Il a publié « Courir : méditations métaphysiques » chez Flammarion. Il nous invite au voyage. Salutaire retour de la philosophie en EPS !
Un professeur d’EPS, un entraineur, doit-il avoir des connaissances sur la signification humaine, sociale d’une activité telle que la course ?
Les jeunes doivent comprendre qu’avant d’être un sport, la course est une pratique. Courir, c’est d’abord décider de ne plus marcher, d’accélérer pour une raison ou pour une autre. C’est la dimension culturelle de la course à pied qui est intéressante. C’est un type de « sport » très particulier qui vise une culture de soi. En entrant en course vous décidez d’une discipline, d’une hygiène de vie, d’une organisation du temps ; bref d’une cohérence et d’une rigueur de l’existence. Ce que les grecs anciens appelaient l’art de se soucier de soi.
Oui mais alors, la course : activité ou sport ?
« Sport » à condition que, comme pratique, il donne sens à son existence. Ce n’est pas que la « gagne» mais le rapport à soi donc aux autres. Mieux se connaître, mieux s’éprouver, mieux se tester, mieux connaitre la nature de ses rapports au monde ; c’est, pour moi, cette pratique qu’on appelle sport. Il faut faire comprendre la dimension philosophique du sport. Le professeur doit faire entrer chaque élève dans cette philosophie particulière qu’est la philosophie de chaque sport. Son rôle est de faire pénétrer les jeunes dans l’esprit, la signification de chaque sport. Se pénétrer de cet esprit, c’est, s’ouvrir à une expérience au sens fort du terme. Rester à la porte de cela, c’est passer à côte justement du sport comme expérience du corps et de l’esprit, comme saut dans un imaginaire que nul ne peut ignorer.
Dans l’une de vos interviews est cité Bachelard, évoquant la natation comme : « une activité d’opposition contre le monde ». Dans le même esprit, que diriez-vous de la course ?
Ma réponse sera proche et lointaine du propos de Bachelard. L’eau est un milieu qui s’oppose à soi et que le nageur finit par maitriser. C’est la proximité avec la course. Elle est aussi effectivement une opposition, avec le bitume mais passé un certain stade l’opposition devient, comme en natation je suppose, connivence avec le milieu. Le coureur percute et à la fois s’élève au-dessus du sol. C’est un rythme, un art de l’alternance percussion /élévation, la gestion d’une contradiction. Cette manière de percuter le sol fait du mollet l’organe roi qui permet au coureur de toujours parvenir à s’élever alors qu’il est inexorablement condamné à retomber. Le coureur baigne à la fois dans la pesanteur et dans la légèreté, dans la grâce. Plus il est fatigué, plus il est absorbé par le milieu, par le bitume. Plus il est en forme plus il est léger. C’est toute la différence entre la marche et la course. La course n’est pas une accélération de la marche. Aller plus vite ne veut pas dire courir. La course est une rupture qualitative du rapport au sol qui se joue dans la marche. C’est la phase aérienne de la course qui est l’apanage de cette activité.
« Courir » est-ce prendre son temps ou au contraire être la victime de son « temps » ?
A première vue et pour le non instruit, le coureur est le symptôme de son époque. Aujourd’hui tout s’accélère. Chacun doit aller de plus en plus vite, le coureur aussi… Mais en fait quand on court on est toujours dépassé… Même par les vélos ! Dès qu’on entre en course on voit qu’on ne court jamais vite. La course c’est toujours bien moins vite qu’on le croit. Même les plus rapides sont lents.
En courant on découvre que la course c’est bien « prendre son temps».
On est dans un rythme temporel qui n’est pas frénétique. Courir paradoxalement ralentit le temps. C’est une expérience différente de celle de l’accélération générale contemporaine. Il y a là une question très philosophique qui peut intéresser le professeur d’EPS. Décider, dans une époque fascinée par la vitesse, de courir c’est accepter d’autres expériences du temps qui échappent au « temps »… Dans toutes les courses, la vitesse est humaine. Une vitesse qui dépend exclusivement de la capacité d’un corps à se propulser dans l’espace-temps. C’est cette vitesse humaine qui est passionnante dans la course. Mais pour courir, il faut aussi « prendre le temps » de courir, de s’occuper de soi-même. Il faut donc prendre doublement son temps pour courir. Apprendre à courir c’est encore paradoxalement perdre la notion du temps mesuré et éprouver un autre temps, mesuré par soi. Ce que Bergson appelait la durée. C’est le cœur de la course : expérimenter la durée des choses.
Que risque-t-on quand on court ? Que perd-t-on à ne pas courir ?
Le gain à courir est toujours personnel. Sentir et se sentir bien dans son corps, ressentir des sensations, telle énergie, telle fatigue, telle douleur, telle lumière… Des émotions… Autant de petits plaisirs de vivre qui mettent en joie. Et ne pas courir alors… Chacun « cherche son chat », ce qui lui convient pour vivre, le plaisir, la joie qui lui conviennent le mieux. La vie s’entretient ainsi pour éviter la tristesse, celle- là qui fait qu’on perd la force d’aller vers ce qui peut la mettre en joie. Le sport en général peut s’apparenter à ce que la philosophie grecque appelait une médecine de l’âme.
Vous dîtes que la signification de la course est perdue dès qu’on l’appréhende comme une volonté de performance. Ne peut-on imaginer une performance qui soit plus culturelle, plus humaine que celle qui semble justifier votre point de vue ?
ll y a performance et performance. Ce que je critique, c’est une lecture étroite de la compétition. Vous le faites remarquer, si la course n’est que ça, c’est insuffisant. L’engouement se joue en partie ailleurs : faire une expérience sur soi. Et dans la course on se teste d’une manière directe. C’est sa vertu. Connaître ses limites. Pas un art de la seule performance mais une « culture » de soi ; une activité totale, libre qui mêle corps et esprit. Savoir où le corps peut aller. Cela nous ramène à la philosophie. Le coureur est un testeur de soi, il ressort plus connaisseur de lui-même. Le sport se prive de ce qu’il est vraiment, emporté pas ses seules apparences, il ne cherche pas ou très mal à montrer, à déployer son monde. La tâche de l’enseignement, c’est de restituer ce monde, de le mettre à portée de chacun.
Vous semblez méfiant avec l’entrainement, cette « expédition sur la lune ». Alors, la course, gestuelle naturelle, expérience d’un corps « livré à lui-même » ?
Je crois à la technique mais elle ne peut se substituer à la philosophie de la course. La course est une activité simple, elle doit le rester bien que l’entrainement soit complexe. Il y a sans doute un lien avec le fait que la course, activité simple soit aujourd’hui victime d’une sophistication qui l’éloigne de ses racines. Elle doit demeurer une activité de l’humilité, une aventure à portée de main.
« La course met le corps au supplice », n’est-elle qu’une expérience de la limite de soi ? Une performance…
Non, oui, la course est une aventure moderne au sens fort du terme. Le coureur est un explorateur, un voyageur au cœur de lui-même, de ses limites, de son existence. Et pour partir, il suffit d’ouvrir la porte. L’aventure est là. C’est être un nomade de proximité, un aventurier de son espace / temps. C’est aussi une exploration de l’effort, de la souffrance mais aussi du plaisir tant la frontière est subtile, difficile à saisir entre ces deux pôles de l’activité humaine.
Le coureur serait un « testeur » de liberté ?
Un testeur de pensée sans doute, il éprouve sa liberté. Courir ou ne pas courir ? Continuer, s’arrêter ? Flotter dans l’air ou redescendre sur terre et retrouver le commun de la marche. Si on teste sa liberté dans la course, sans doute peut-on aussi la tester autrement, ailleurs.
Vous affirmez : « courir, c’est apprendre à perdre… à se vaincre soi ». N’est-ce pas aussi l’occasion d’apprendre à gagner ?
Oui, courir c’est apprendre à gagner humainement. L’une des grandes sources de joies possibles du coureur, c’est bien la perspective de faire mieux la prochaine fois. On peut donc vouloir gagner sans chercher à être « victorieux ». Courir peut-être d’abord une victoire sur soi… C’est cela qui est important, une des richesses possibles de l’apprentissage. J’émettrai ici un vœu : que l’enseignement du sport rende compte de ce qu’il est humainement, de sa culture. Il y a une vraie souffrance à ne pas voir le sport reconnu mais plus sans doute pensé pour ce qu’il est.
Article paru dans le ContrePied HS n°7 Courir ! (2013) ; un extrait a été publié dans le ContrePied HS n°20-21 EPS et culturalisme (2018)
Propos recueillis par Alain Becker.
- Guillaume le Blanc est professeur de philosophie à l’Université Montaigne à Bordeaux, membre du comité de rédaction de la revue Esprit et directeur de la collection « Pratiques théoriques » aux PUF. Il travaille plus spécifiquement sur la question de la « critique sociale » et explore les limites complexes qui distinguent précarité, exclusion, vie décente et normalité. il a publié sur ce sujet : Les maladies de l’homme normal (Editions du Passant, 2004) ; Vies ordinaires, vies précaires (Seuil, 2007) ; L’invisibilité sociale (PUF, 2009) ; Dedans, dehors: la condition de l’étranger (Seuil, 2010) ; Que faire de notre vulnérabilité ? (Bayard, octobre 2011) ; ainsi qu’un roman : Sans domicile fixe (Editions du passant, 2004)↩