A partir de quelques repères théoriques, sociaux et pragmatiques sur la notion d’étude l’analyse de Bruno Lebouvier1 pointe les enjeux sociétaux et émancipateurs d’une l’Éducation Physique et Sportive qui met en avant l’étude des APSA.
Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme
Utiliser le concept d’étude pour penser la transmission en EPS repose sur deux piliers : démocratisation et émancipation. Étudier c’est donner l’occasion à tous et toutes de maitriser des savoirs ambitieux qui confèrent des pouvoirs d’agir, de penser, de s’organiser.
Mais il nous faut aller plus loin, car l’étude ne garantit pas ipso facto la réussite de tous. On peut étudier des aspects accessoires, sans relief ou sans saveur du savoir qui est en jeu. On peut aussi étudier sans perspective critique. Le projet de ce texte est d’aller voir d’un peu plus près ce que peut être l’étude des APSA au regard de nos exigences de démocratisation et d’émancipation d’une transmission culturelle.
La place des savoirs
On n’enseigne pas de la même manière si on considère l’activité humaine comme une adaptation à l’environnement ou si on l’envisage comme un processus de recherche de signification et d’appropriation des œuvres de notre culture. Se référer à une orientation culturelle ou « culturaliste » n’est donc pas sans implication sur l’enseignement et l’apprentissage, sur ce qu’on retient comme devant faire l’objet d’apprentissage et sur la manière de mettre les APSA à l’étude.
Le cadre « historique et culturel », mis en avant ici, auquel globalement nous nous référons prend appui sur une conception qui pense le développement de l’être humain comme indissociable des apports des outils construits par la culture de l’humanité. Elle rejoint un des fondements du marxisme selon lequel « l’outil, les œuvres sont le moyen par lequel l’homme transforme la nature et en retour se transforme ». Ce jeu d’interaction tripolaire, l’homme agit sur la nature par l’intermédiaire d’outil, se distingue notamment du constructivisme Piagétien qui valorise davantage une relation adaptative bipolaire et autonome entre l’homme et son environnement. Bon nombre d’auteurs tels que Bruner, Léontiev, Mayerson2, Vygotsky, Wallon, Combarnous, Haudricourt3, Clot ont examiné dans des champs scientifiques divers (psychologie, sociologie, philosophie, anthropologie, ergonomie) les conditions de l’apprentissage et du développement au filtre du ce postulat d’une activité médiatisée par des outils construits par l’humanité. Au rang de ces outils figurent les savoirs et les œuvres que constituent les APSA.
Pour l’approche historico culturelle, c’est dans les pratiques que se forment, naissent et disparaissent les objets de savoirs (Vygotsky, Léontiev,). Les techniques d’intervention sur la balle en volley ou les « tactico-techniques » de démarquage en handball sont issues des pratiques des hommes qui produisent ensemble des manières efficaces d’intervenir dans le jeu. Formalisés dans les pratiques, par exemple sous forme de techniques, ces outils sont le produit de l’histoire. On trouve de très beaux exemples du développement des techniques sportives dans l’ouvrage dirigé par P Goirand et J Metzler4 : « Une histoire culturelle du sport – Techniques sportives et culture scolaire ». Dans un des chapitres, J Metzler explique notamment comment les techniques de réception en volley naissent, se formalisent et évoluent progressivement en fonction du rapport de force inhérent à ce sport. Déposés dans la culture ces savoirs ont une dimension patrimoniale et offrent des potentialités de ressources, des pistes pour agir face aux problèmes que rencontrent les hommes dans leurs activités.
Les savoirs des APSA participent d’une culture et offrent des ressources que l’action des hommes permet aussi de faire évoluer, après se les être appropriés. L’intérêt des savoirs, en EPS comme ailleurs, réside dans ce qu’ils permettent de faire.
En quoi parler d’étude change le regard sur l’apprentissage ?
La notion d’étude n’est pas à proprement parler un concept scientifique. Au fil des lectures (Joshua5, Reboul6, Chevallard7, Amade-Escot 8, …) qui mobilisent ce terme, on voit comment celui-ci reste assez « général » ce qui fait que toutes les approches théoriques liées aux enseignements scolaires peuvent investir de près ou de loin les questions que porte l’étude. Quelques caractéristiques communes apparaissent cependant chez les différents auteurs qui en sciences de l’éducation ou en didactique mobilisent la notion. Présentons en quelques-unes dans le but d’envisager les enjeux de l’étude et ce qu’elle précise de la relation d’enseignement et d’apprentissage dans notre discipline.
L’étude est un processus qui s’applique à l’apprentissage. Parler d’étude c’est s’intéresser à l’activité d’apprentissage et à celui qui apprend, comme à celui qui fait apprendre. C’est imaginer que l’apprentissage est le résultat d’une activité particulière qui incombe à l’élève, mais dont il faudra construire les conditions dans une pratique. Si l’étude renvoie à l’activité des acteurs, ceux qui apprennent et ceux qui organisent les conditions de l’étude, elle est aussi toujours définie par un objet qui précise ce à quoi elle s’intéresse, ce vers quoi elle est dirigée. Nous postulons que les APSA, éléments incontournables de la culture, constituent l’objet de l’étude en EPS, c’est la marque de l’option culturaliste. Cette première caractéristique n’est pas anodine. Définir un objet suppose de construire une distance entre soi et ce qui est à apprendre, le décrire et le circonscrire pour permettre un regard extérieur, la multiplication des angles de vues, en faire le tour. Ce processus d’objectivation est constitutif de la construction du savoir Astolfi9, il amène par des interactions sociales, à se décaler du ressenti, et de l’expérience première. Construire un objet c’est une façon de s’échapper de la singularité du vécu de la situation et d’accéder à une forme de représentation qui va permettre de la retravailler. Les exemples extraits de pratique d’enseignement (voir dans ce chapitre) montrent comment les techniques de tir au handball, la touche de balle en volley ou le démarquage sont circonscrits pour être mis en position d’étude auprès des élèves.
Johsua souligne un autre aspect de l’étude qui permet de préciser un peu plus la nature de ces objets. Il réserve l’usage de la notion d’étude aux apprentissages qui ne peuvent pas se faire par « frayage ». Ce dernier terme désigne les apprentissages par immersion, processus qui accompagne toutes les activités humaines sous le mode de la fréquentation, par mimétisme ou à « force de ». La limite de ces apprentissages est leur caractère incident, accessoire, ils peuvent apparaitre ou non. D’autres réalisations appellent un engagement différent : la réalisation d’un flip à plusieurs en acrosport, le franchissement d’une haie en course, la construction du tir au handball… Autant d’apprentissages qui ne peuvent se construire que dans le cadre d’une démarche voulue et délibérée. Cet aspect intentionnel et l’importance qu’accorde la société à l’acquisition de savoirs souvent complexes sont d’ailleurs à l’origine des institutions inventées au service de la transmission et notamment la première d’entre elles, l’École. L’étude suppose donc davantage que la fréquentation du savoir ou la seule expérience de la situation qui le porte. C’est dans cette même logique que Yves Chevallard, didacticien des mathématiques oppose le paradigme de la « visite des œuvres » à celui de « l’étude des œuvres » dont il fait un enjeu majeur de l’école. Fondamentalement l’étude se rattache à une institution didactique et à la nature des apprentissages qui sont en jeu. L’idée qui ressort de ces premières approches délimite l’étude autour d’apprentissages qu’on peut qualifier « d’extraordinaires » et qui ne peuvent s’acquérir par simple « fréquentation », des apprentissages qui ne sont plus spontanés, mais provoqués.
Un troisième type de propriété permet de dessiner plus finement encore ce à quoi correspond la conception de l’étude en EPS. Elle est en général associée à une forme d’application méthodique et systématique. Elle est aussi synonyme de réflexion et d’une démarche qui cherche à comprendre. Il ne s’agit pas seulement de l’apprentissage d’un « savoir-faire » ou d’un « savoir que » indique O Reboul, l’étude intègre en plus l’intention de « savoir pourquoi ». L’étude s’intéresse donc aux principes et à la construction d’un système qui permettent de penser le phénomène et d’y examiner des faits nouveaux. Quand le jeune joueur de Handball situe son activité dans la gestion d’un rapport de force, il n’envisage plus ses actions de passes ou de déplacement indépendamment des actions possibles de l’adversaire (cf Jaubert dans ce chapitre).
L’étude déborde la réalisation de la tâche ou l’apprentissage de procédures. Elle embarque avec elle l’ambition de mettre au travail toute l’épaisseur épistémologique et sociale des savoirs dans des réalisations plus pertinentes, des performances plus efficaces dont on tient les tenants et les aboutissants de manière critique.
Pas d’étude sans action, pas d’étude sans cadre
Pour la perspective historico-culturelle, les savoirs, les techniques, les outils, matériels ou symboliques (comme le langage), ont la propriété de concentrer le produit des expériences accumulées et partagées par les hommes. Ils sont aussi déclencheur ou amplificateur de progrès dans les activités. La notion de médiation qu’on trouve chez Vygotski10 et Léontiev11 est centrale dans ce processus. Elle permet d’envisager la transformation du sujet dans les rapports sociaux et les usages de ces outils « L’outil médiatise l’activité qui relie un homme non seulement au monde des choses, mais aussi aux autres hommes. C’est ainsi que son activité absorbe l’expérience de l’humanité. »12
Ces processus de médiation se développent autour de deux nécessités. La première est celle de l’action qui en EPS peut s’effectuer en dehors de prises de conscience. La seconde tient dans la mobilisation d’un cadre et de normes qui permettent des prises de distances raisonnées. Pas d’étude sans action, pas d’étude sans cadre, précisons ces deux nécessités.
En EPS, les « savoirs », majoritairement d’ordre technique, sont renvoyés à l’action dans les APSA et dans une activité corporelle qui n’a pas forcément besoin d’un contrôle conscient pour s’effectuer. Parfois même, l’activité et le contrôle de l’action se trouvent perturbés par la prise de conscience. Parallèlement, les caractéristiques temporelles et évènementielles des APSA les font dépendre des aléas de la situation. De plus, le caractère situé et éphémère de l’action ne permet bien souvent l’exploration des possibles qu’à partir de mises à distance et de nouvelles tentatives qui peuvent éloigner de l’activité cible. Dans le même temps les APSA, les techniques formalisées, les principes qui les structurent, orientent ce qui est à percevoir dans la situation, le choix des actions et ce qu’il convient de prendre en compte pour réussir. Ces principes débordent « l’ici et maintenant » de l’action et ont un caractère de généralité. Ils sont issus d’une analyse épistémologique et anthropologique des pratiques physiques et sportives. Ils pointent les tensions, les contradictions fondamentales que vivent les pratiquants (ex. se déséquilibrer pour déséquilibrer l’adversaire en lutte, s’orienter sans perdre de temps en course d’orientation, s’immerger tout en limitant les frottements en natation, jouer plus vite que l’adversaire pour créer la rupture en badminton…). La définition de ces principes a à voir avec la logique interne du jeu qui a une fonction de référentiel ; c’est pour Deleplace (1979)13 à propos du rugby un « Système cohérent de représentation mentale de la totalité de la logique interne du jeu. Véritable “systématique” des décisions tactiques en jeu ». L’étude amène à penser la construction du savoir dans un processus qui se joue à la fois dans l’action et s’en détache. Ainsi, dans la situation d’entrainement de tir au handball les élèves multiplient les tentatives d’actions pour battre le gardien et parallèlement doivent construire des principes qui vont organiser leurs actions : « prendre de la vitesse au tir » et « se rapprocher de la cible ». Les élèves sont amenés dans une logique pragmatique à explorer et réorganiser leurs actions pour produire des effets sur la situation. De manière concomitante, ils doivent réfléchir les possibles dans un cadre14 sans lequel l’étude ne serait pas possible.
On voit bien du coup les écueils possibles d’une démarche d’étude. Trop coller à l’action empêche l’objectivation, le détachement de l’expérience, la construction des normes qui instituent le savoir et permettent de le penser de manière critique. A l’inverse la rupture avec l’expérience dans des discours plaqués, ou la transmission de principes sans accroche dans des problèmes vécus peut tendre au formalisme et passer bien loin des préoccupations d’apprentissage des élèves. Des écueils qui dessinent deux caricatures de l’étude, l’activisme et le verbalisme. L’étude en EPS interroge inévitablement les relations entre action- signification- connaissance et savoirs.
Les exigences émancipatrices d’une direction d’étude « culturaliste »
Après ces détours sur les savoirs et l’étude dans une perspective historico-culturelle, revenons à nos questionnements initiaux pour pointer quelques problèmes majeurs liés à la direction de l’étude.
Un premier problème tient dans le choix des objets d’étude à soumettre aux élèves qui soient porteurs de développement et d’extraordinaire ou comme le dit Forquin15: « une production humaine qui par sa splendeur formelle, sa singularité, sa profondeur, sa puissance expressive est capable de s’imposer à l’attention ou à l’admiration de tous les hommes ». Alain Catteau dans ce chapitre donne un exemple remarquable de ce que peut être l’élémentation des savoirs. Il propose aux élèves, à l’inverse d’une simplification, une appropriation des noyaux fondamentaux de la natation par lesquels ils pourront accéder à la culture.
L’intervention et le guidage de l’étude posent une autre question professionnelle. Si l’on souhaite que les élèves s’approprient véritablement les savoirs (en lieu et place d’une simple « visite »), alors diriger l’étude des APSA suppose de permettre l’exploration des solutions techniques possibles en lien avec les normes que porte la pratique. Il y a à ajuster ses interventions entre deux illusions, celle que les savoirs se redécouvrent et celle que la prescription de la tâche, de « formes de pratiques » ou de principes suffit à faire apprendre. Enfin, une troisième problématique renvoie aux démarches. Elle tient dans la difficulté à faire que les expériences des élèves leur permettent de s’améliorer, de partager la signification des œuvres et de construire du commun. Les situations d’étude peuvent varier et se compléter dans des exercices, des situations d’entrainement ou dans des temps d’échanges qui participent à la construction des contenus.
Permettre l’étude dans des perspectives émancipatrices est un challenge pédagogique et didactique. Les diverses contributions de ce chapitre ont en commun de s’inscrire dans le projet d’une école et d’une discipline qui organisent des apprentissages et qui permet de s’approprier les APSA
Quelques références Bibliographiques à titre indicatif
- C. Amade – Escot, C. (2007). « Le didactique ». Paris: Editions Revue EPS.
- J.P. Astolfi(1992). L’école pour apprendre . Paris: ESF.
- J.P. Astolfi (2008) La saveur des savoirs . Disciplines et plaisir d’apprendre. Issy-les-Moulineaux : ESF.
- D. Bouthier. (1993). L ‘approche technologique en STAPS, représentations et actions en didactique des APS. Habilitation à diriger les recherches . Université Paris Sud.
- Y. Chevallard (2010) La didactique, dites-vous? , Éducation et didactique, vol. 4 – n°1
- R. Deleplace. (1979). Rugby de mouvement rugby total. Paris : Éd. Revue EPS.
- J.C Forquin J.-C. (2001), « La pédagogie, la culture et la raison : variations sur un thème d’Ernest Gellner », Revue Française de Pédagogie, n° 135
- P. Goirand & Metzler, J. (1996). Techniques sportives et culture scolaire. Paris : Editions Revue EPS
- G.A Haudricourt (1987). Technologie science humaine. Paris : Maison des Sciences de l’Homme.
- S.Joshua (1998). Des savoirs et de leur étude : vers un cadre de réflexion pour l’approche didactique Année de la Recherche en éducation, pp. 79 – 97.
- A. Leontiev. (1975 – 1984 pour la version française) Activité conscience personnalité. Moscou : éditions du progrès
- J. Piaget & Garcia, R. (1983). Psychogenèse et histoire des sciences. Paris : Flammarion.
- O. Reboul (1991) Qu’est-ce qu’apprendre ? PUF.L. Vygotski (1997) Pensée et Langage. éditions La Dispute.
Article à retrouver dans le ContrePied HS 20-21.
- MCF ESPE Nantes, membre d’EPS et Société↩
- Voir l’extrait de l’introduction du livre de Meyerson dans ce chapitre, ainsi que l’interview de Y. Chevallard↩
- G.A Haudricourt (1987). Technologie science humaine. Paris : Maison des Sciences de l’Homme↩
- P. Goirand & Metzler, J. (1996). Techniques sportives et culture scolaire. Paris : Editions Revue EPS↩
- S.Joshua (1998). Des savoirs et de leur étude : vers un cadre de réflexion pour l’approche didactique Année de la Recherche en éducation, pp. 79 – 97.↩
- O. Reboul (1991) Qu’est-ce qu’apprendre ? PUF↩
- Y. Chevallard (2010) La didactique, dites-vous? , Éducation et didactique, vol. 4 – n°1 ↩
- C. Amade – Escot, C. (2007). « Le didactique ». Paris: Editions Revue EPS.↩
- Astolfi(1992). L’école pour apprendre . Paris: ESF.↩
- L. Vygotski (1997) Pensée et Langage. éditions La Dispute.↩
- A. Leontiev. (1975 – 1984 pour la version française) Activité conscience personnalité. Moscou : éditions du progrès↩
- A. Léontiev 1984 « activité conscience et personnalité ». p 57↩
- R. Deleplace. (1979). Rugby de mouvement rugby total. Paris : Éd. Revue EPS.↩
- Cadre épistémique : Pour J. Piaget & Garcia, R. (1983. Psychogenèse et histoire des sciences. Paris : Flammarion), il s’agit d’un cadre de significations, produit de paradigmes sociaux qui influence la manière dont nous interprétons chaque expérience particulière. ↩
- J.C Forquin J.-C. (2001), « La pédagogie, la culture et la raison : variations sur un thème d’Ernest Gellner », Revue Française de Pédagogie, n° 135↩