Passer de la solution à ses conditions d’existence

Temps de lecture : 12 mn.

Cet entretien permet de découvrir comment Christian Orange1 et ses collègues abordent la problématisation en éducation, une approche qui va bien au-delà de la résolution de problèmes. Leur démarche explore comment la construction même des problèmes façonne notre compréhension du monde, offrant ainsi une voie vers une pensée plus critique et émancipatrice.

Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 et 21 EPS et Culturalisme, 2018

La notion de problème et de problématisation est maintenant présente dans les textes institutionnels et les discours professionnels. Avec Michel Fabre2 vous en avez fait un cadre théorique qui permet de penser l’enseignement et les apprentissages. Que recouvre cette approche et en quoi elle pourrait permettre de penser la notion d’étude ?

Avec Michel Fabre et d’autres (Alain Lebas, Christian Ridao) nous parlions de la problématisation, dans les années 80, avant que le mot devienne à la mode : il s’agissait alors, d’une part, de prendre au sérieux l’idée que l’on apprend, dans la vie comme à l’école, en se confrontant à des problèmes mais que, d’autre part, ce que l’on apprenait ne pouvait se réduire à la solution du problème étudié, car celui-ci, pour reprendre l’idée de Bachelard, n’est jamais donné : il est construit ; et cette construction, c’est la problématisation.

Par la suite, nous avons avancé à la fois dans la caractérisation de cette problématisation et sur ses conditions de possibilité, notamment autour du séminaire « problématisation » que nous avons mis en place à partir de 2001 et qui regroupe des chercheurs de Nantes mais aussi de Caen, Bordeaux, Paris, etc. Nous l’avons fait en croisant des études en didactique de la littérature, des sciences, des maths, de l’EPS, de l’histoire, …, avec les apports théoriques de Bachelard, Canguilhem, Deleuze, Dewey… Aujourd’hui, nous pouvons présenter les choses ainsi : devant quelque chose qui fait problème, pour lequel nous n’avons pas de solution immédiate, problématiser consiste à explorer les solutions possibles, à les discuter et à relever ainsi ce qui semble possible, impossible mais aussi nécessaire pour toute solution acceptable.

Aujourd’hui, nous pouvons présenter les choses ainsi : devant quelque chose qui fait problème, pour lequel nous n’avons pas de solution immédiate, problématiser consiste à explorer les solutions possibles, à les discuter et à relever ainsi ce qui semble possible, impossible mais aussi nécessaire pour toute solution acceptable.

En délimitant ainsi le champ des possibles, on construit le problème, c’est-à-dire son « espace de jeu » ; on le comprend. Du coup, ce que l’on apprend de ce travail du problème n’est pas seulement la ou une solution mais ses conditions d’existence : on a dressé une carte plus ou moins précise de la question. Nous problématisons pour chaque problème rencontré dans notre vie quotidienne mais, si cela nous forme, nous n’explicitons généralement pas ni ne discutons de cette exploration et délimitation du champ des possibles. A l’école, il s’agit non seulement de se confronter à des problèmes mais, au-delà des solutions contextualisées retenues, de comprendre ce qui en fait la raison et qui leur donne une certaine généralité ; et d’être capable de l’expliquer par oral ou par écrit. Ainsi, il ne suffit pas de savoir que les aliments sont transformés dans le tube digestif et comment mais il est important de comprendre pourquoi il ne peut en être autrement si on les pense comme devant être assimilés et servir à tout l’organisme.

La problématisation insiste donc sur la mise à distance de l’action, sur cette idée qu’il faut réfléchir pour apprendre et qu’il ne suffit pas de réussir. Aux yeux de nos collègues cette approche fait l’objet d’un doute sur les dimensions réflexives et langagières qu’elle mobilise : sont-elles bien pertinentes pour l’apprentissage et ne prennent-elles pas trop de temps ? 

Il faut d’abord voir à quel niveau situer l’exigence de la problématisation. Est-ce une exigence en termes d’efficacité d’apprentissage, c’est-à-dire est-ce un moyen pour que les élèves apprennent mieux ce qui s’enseigne, ou est-ce une exigence didactique et épistémologique qui se situe au-delà, en visant l’accès des élèves à des savoirs argumentés et raisonnés, qui développent réellement leurs possibilités intellectuelles ? Il me semble que ce sont deux niveaux différents. Selon moi, il ne faut pas voir la problématisation uniquement comme un moyen qui permettrait de faire mieux apprendre quelque chose. La problématisation vise l’accession à ce qu’on n’apprend pas habituellement dans la vie courante ni, le plus souvent, à l’école : les raisons qui donnent leur sens aux savoirs car elles les constituent. Penser problématisation c’est mettre l’accent sur le fait que chaque discipline ne se réduit pas à la mémorisation ou à la maîtrise de techniques non questionnées mais correspond à des façons spécifiques de penser et de construire les problèmes : on ne problématise pas de la même façon en histoire, en sciences, en EPS, en littérature… 

Penser problématisation c’est mettre l’accent sur le fait que chaque discipline ne se réduit pas à la mémorisation ou à la maîtrise de techniques non questionnées mais correspond à des façons spécifiques de penser et de construire les problèmes

La problématisation renouvelle d’une certaine manière la vision des savoirs qui sont en jeu et l’apport des disciplines. Ce faisant elle pose la question de la finalité de l’école. Apprendre les sciences à l’école, par exemple, ce n’est pas apprendre que c’est comme ci ou comme ça, mais c’est accéder à un savoir raisonné, c’est-à-dire à un savoir donc on connaît les tenants et les aboutissants, et le problème auquel il répond.  On a, pour ce faire, examiné ce qui était possible et ce qui ne l’était pas ; on a repéré qu’il y a un certain nombre d’idées qui ont existé à un moment dans la classe ou historiquement, qui ont été dépassées parce qu’on a vu les choses d’une manière différente. Au bout du compte, penser l’étude en termes de problématisation, c’est envisager des apprentissages qui permettent aux élèves d’accéder à une manière de penser extraordinaire pour reprendre un terme qui a été introduit par les didacticiens de l’EPS quand ils parlent de motricité extraordinaire. On rejoint l’idée exprimée par Jean-Pierre Astolfi dans son livre, La saveur des savoirs3.

Après, évidemment, il faut examiner les conditions qui vont permettre aux élèves d’accéder à ces formes de savoirs. On va être obligé de penser certains dispositifs didactiques qui vont faciliter cet accès.  Puisque tu évoquais la question du temps, quel que soit le domaine, même si ce n’est pas la même chose en primaire ou en fin de secondaire, il n’est vraisemblablement pas possible de conduire les élèves à un travail complet de problématisation dans tous les domaines qui sont exigés actuellement par les programmes. 

Et donc cela supposerait de réserver le travail de problématisation a des types de situation ou d’apprentissage bien précis ? Qu’est-ce qui concerne plus particulièrement cette activité de problématisation ? 

S’il y a des choix à faire, il faut essayer de les faire autour des problèmes qui, dans un champ de savoir donné, structurent ce champ. Donc, il faudra mettre en place des situations qui vont certainement prendre du temps mais qui vont aider l’élève à comprendre ce qui organise ce savoir. En SVT, on peut imaginer d’autres parties de l’enseignement qui seront par la suite plus directes, à condition que les élèves voient comment tout cela vient s’agréger autour du problème structurant que l’on a construit préalablement.

 Les formes d’études associées à la problématisation sont aussi soupçonnées de faire perdre du temps de pratiques, elles s’opposent à un travail de répétition qui semble incontournable et nécessaire. Alors que vaut cette opposition entre ces deux formes de travail ?

 Du point de vue de la problématisation, il y a deux formes d’enseignement qui paraissent opposées mais qui sont également déficientes. D’une part, l’enseignement de techniques (qu’il s’agisse de maths, d’EPS, de grammaire…) non discutées et donc non raisonnées : on apprend à faire en faisant et/ ou en mobilisant des recettes. D’autre part, l’enseignement d’un texte de savoir non relié à une pratique, qu’il s’agisse d’une pratique de travail de problèmes, d’une pratique corporelle, etc. En SVT, par exemple, les préconisations officielles tentent d’aménager cette seconde forme à travers une démarche d’investigation. Mais cette investigation s’appuie trop souvent sur des questions sans grande pertinence épistémologique, qui ne permettent donc pas de construire un problème biologique ou géologique structurant, et sur la certitude empiriste que tout viendrait des expériences, laissant ainsi de côté le travail des idées explicatives : on n’échappe pas alors aux savoirs propositionnels.

Enseigner des techniques ou des textes, sans que les élèves puissent développer et argumenter leur façon de voir ou de faire, conduit au même résultat : le sens profond de ce qu’il y a à apprendre et sa généralisation possible est laissée dans les deux cas à la charge de chaque élève. 

 Il y a un autre point de discussion autour de la problématisation, elle est perçue par des collègues comme une démarche exigeante, ambitieuse dont on se demande si elle n’est pas réservée qu’aux meilleurs de la classe ?

 Là, on est sur une tension qui est fondamentale et qui prolonge l’idée que la problématisation doit d’abord être vue comme une exigence par rapport au savoir auquel accéder et non comme un moyen. En effet, si on estime que la problématisation est un moyen pour accéder aux savoirs propositionnels (les savoirs que…) ou techniques qui sont véhiculés dans la discipline, on pourra, pour aider les élèves en difficulté, varier les façons d’enseigner et, si c’est trop exigeant, développer une pédagogie plus directe qui permettra à tout le monde de s’en sortir. Ce type d’aménagement maintient des exigences scolaires basses qui, au bout du compte, ne permettent pas aux élèves d’accéder à des façons extraordinaires de penser ou d’agir. L’école ne fait alors qu’enrichir une pensée commune ; donc, pour accéder à une pensée qui ne serait pas commune, pour accéder au développement de l’esprit critique, chacun se débrouille en dehors de l’école. Evidemment on voit bien à qui cela profite. Soit, au contraire, on considère que la problématisation n’est pas un moyen d’accéder plus facilement ou de manière plus motivante à des savoirs ordinaires mais qu’elle est une condition pour accéder à des savoirs et des façons de penser qui sont extraordinaires donc émancipateurs. Evidemment, dans une population d’élèves, il y en a pour qui ce sera plus difficile de par leur plus ou moins grande proximité avec la culture scolaire. Mais est-ce une raison pour que l’école renonce à faire accéder tous les élèves à des savoirs de qualité ? Je ne veux absolument pas dire qu’il suffit de penser en termes de problématisation pour que toutes les difficultés soient réglées, mais on doit à l’ensemble des élèves de les aider à accéder à d’autres formes de pensée. 

C’est dans ce sens-là que tu parles d’une didactique utopiste ?

Oui, c’est ça. L’idée c’est de dire que, face à l’école qui fonctionne de manière très reproductrice, comme actuellement, on peut essayer de se battre pour diminuer les écarts de résultats scolaires ; mais si, au bout du compte, l’école ne rend pas tous les élèves plus capables, c’est un peu triste. D’un autre côté, parler d’une didactique utopiste c’est essayer de voir où on veut aller, en sachant bien que ce n’est pas gagné mais sans s’auto-limiter ; donc, pour plagier Bourdieu, on peut dire que cette didactique est un sport de combat. 

 Les programmes pour les cycles 2, 3, 4 assignent à l’EPS la finalité de former un citoyen lucide, autonome, physiquement et socialement éduqué, dans le souci du vivre ensemble. A cette fin, ils valorisent l’apprentissage de compétences méthodologiques et sociales. Ce projet résonne favorablement dans une partie de la profession pour qui l’idée de savoirs transversaux est une voie intéressante. Comment appréciez-vous ces orientations ? Le « bien-être » et le vivre ensemble ne peuvent-ils constituer un préalable aux apprentissages, notamment pour les élèves les plus éloignés des attentes de l’école ? Est-ce que la problématisation qui est une façon d’aborder les savoirs peut s’apprendre comme un savoir méthodologique ? 

Il ne faut pas tomber trop vite dans cette idée de compétence transversale ou de méthode générale de problématisation. Ce n’est pas parce qu’on est capable de problématiser dans un domaine ou dans une discipline qu’on est capable de le faire partout. La problématisation est constitutive des savoirs, j’en ai parlé précédemment. Mais elle ne fonctionne pas à vide. Elle ne peut se faire qu’autour de savoirs raisonnés et problématisés dans un domaine. Ce n’est pas parce que je me débrouille assez bien pour construire des problèmes de nutrition en biologie que je vais être capable de construire des problèmes en sport collectif ou en histoire.  On sait très bien ce que produit d’aller trop vite vers des compétences prétendument transversales : à des exercices à vide qui se passent des disciplines donc des façons de penser et d’agir extraordinaires qu’elles ont construites. 

Cela dit, cette question renvoie à la question du transfert qui est une vielle histoire. Si un élève a travaillé la problématisation en EPS, en SVT, en histoire, en littérature, en mathématiques, etc., peut-être va-t-il s’apercevoir, surtout si on l’accompagne pour expliciter a posteriori ce travail de problématisation, que ce n’est pas la même chose de problématiser dans ces différentes disciplines. Mais peut-être aussi va-t-il réaliser qu’il y a des conditions pour construire des problèmes et accéder à des savoirs extraordinaires. Il aura conscience que, quand il aborde un nouveau domaine, il faut l’étudier, mais il saura comment orienter son étude. Il pourra se dire qu’il ne suffit pas d’aller chercher les détails de la discipline sur Internet ou ailleurs mais qu’il faut identifier les problèmes fondamentaux et les façons de les construire qui constituent cette discipline. Cette manière de penser peut orienter l’étude, y compris d’un domaine à l’autre. Il ne s’agit pas d’une compétence transversale qui fonctionnerait à vide, partout et tout le temps : elle ne dispense pas de l’étude, mais aide à l’organiser.

Une approche socio-didactique est-elle possible et souhaitable, sur quels objets sur quel projet ? 

Il y a quelques études et quelques thèses qui ont été produites sur cette question. Je pense que c’est une nécessité. Mais il se trouve que, des deux côtés, didactique et sociologie, on n’est pas nombreux pour développer ce travail. Et on voit bien, quand on s’y frotte un peu, qu’il y a des questions sur lesquelles on avance mais qui ne vont pas de soi. De mon point de vue de didacticien de la problématisation, une des questions que je me pose est la suivante : quand il s’agit de parler d’effet différenciateur ou d’accroissement des inégalités d’apprentissage, qu’est-ce que cela veut dire ? Quelles inégalités veut-on combattre ? Celles des résultats scolaires aujourd’hui et maintenant, où celles des réussites en termes de nouvelles façons de penser ? Toujours avec cette idée de didactique utopiste, ma position est qu’évidemment, il est nécessaire de réduire les inégalités de réussite scolaire, mais que ce n’est peut-être pas suffisant. Tous les programmes vous disent qu’il faut former des élèves à être de bons citoyens et à l’esprit critique. L’esprit critique est mentionné partout mais jamais on ne dit ce que c’est ni quelles en sont les conditions d’accès. Avec les compétences transversales est entretenue l’idée qu’on pourrait accéder dans l’absolu à un esprit critique. Du point de vue de la problématisation, rendre les élèves capables d’esprit critique, c’est les faire accéder à des savoirs raisonnés dans plusieurs domaines ; leur permettre d’avoir à leur arc un certain nombre de façons de penser, construites par l’étude de différentes disciplines, tout en sachant qu’on peut prendre les problèmes de plusieurs manières. Pour pouvoir travailler avec les sociologues, nous, les didacticiens, devons être capables de définir à quels types de savoir et à quels types de formes de pensée extraordinaire nous devons faire accéder les élèves. En se débarrassant de ce que donnent à vivre actuellement les programmes car, en tout cas pour les SVT, c’est d’une indigence complète. Les élèves qui sortent de terminale S ne savent rien des problèmes qui structurent la biologie ; ils ne comprennent pas, par exemple, les problèmes qui constituent la circulation sanguine ou ceux qui permettent de penser l’évolution climatique, bien que ces deux questions leur ont été enseignées. Une fois précisés les objectifs possibles en termes de niveaux de problématisation et de modes de pensée, il nous faut étudier, en collaboration avec les sociologues qui travaillent sur les inégalités d’apprentissage, les conditions de possibilité d’accès à ces savoirs de tous les élèves.

Entretien réalisé par Bruno Lebouvier et paru dans le Contrepied HS 20 et 21 EPS et Culturalisme

  1. Orange, C. (2012). Enseigner les sciences : problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe. Bruxelles : De Boeck, collection « Le point sur, pédagogie ».
  2. Fabre M. (2016). Le sens du problème : problématiser à l’école ? Bruxelles : De Boeck. collection « Le point sur, pédagogie ».
  3. Astolfi J.-P. (2008). La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre. Paris : ESF.

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