Entretien avec Jean Pierre Terrail autour du livre une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, paru à La Dispute.
Comment se situe ce nouveau livre dans le développement de ton travail de sociologue ?
Mes recherches des années 1980/90 s’attachaient à l’impact considérable des processus de scolarisation sur différents aspects de la vie sociale, et à leur rôle dans les transformations de notre société. Mais je restais très extérieur à ce qui se passait dans l’école elle-même. Ce n’est qu’à la fin des années 90, quand les responsables institutionnels désertent le terrain de « l’égalité des chances » pour celui du socle commun, que j’entreprends d’ouvrir la « boîte noire » afin de comprendre les blocages de la démocratisation scolaire. Il m’a fallu plusieurs années pour m’approprier le bilan de quatre décennies de recherches sur l’échec scolaire, reprendre le problème à la racine pour mon propre compte, et mener de premières observations portant particulièrement sur l’enseignement élémentaire, dont j’ai vite perçu le caractère absolument décisif. Je suis convaincu que notre système éducatif, « école unique » depuis les débuts de la Ve République, est incompatible avec une démocratisation scolaire. Il repose sur la mise en concurrence des élèves et fonctionne selon une logique du « donner moins à ceux qui ont moins ». Aussi ai-je proposé dès 2004 une « école commune » dont les élèves ne seraient plus confrontés entre eux mais exclusivement aux savoirs à acquérir, donc une école sans note, sans classement et sans orientation jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire à 18 ans.
Le retour sur les années 1960/70 montre que le présupposé d’un déficit cognitif dont seraient affligés les enfants des classes populaires est omniprésent dans la conception et la mise en œuvre de la rénovation pédagogique.
Pour explorer la crédibilité d’une telle radicalité, il me fallait étayer sérieusement le « tous capables », passer du slogan généreux à la connaissance rationnellement et empiriquement établie ; et d’autre part interroger les conditions efficaces d’apprentissage pour tous les publics scolaires. Il ne suffit pas de supprimer le redoublement pour supprimer la difficulté intellectuelle qu’il sanctionne.
Contrepied a déjà signalé l’intérêt de tes recherches sur « l’égalité des intelligences » et l’appropriation du langage comme garantie d’éducabilité universelle. Et les apprentissages ?
Je me suis efforcé de tenir deux fronts. Le caractère décisif des premiers apprentissages du lire-écrire, de l’entrée dans la culture écrite pour toute la suite. Malgré les avanies que m’a valu ma défense de la méthode syllabique, j’ai persévéré jusqu’à la réalisation d’un manuel de CP… plus ambitieux que ses concurrents et néanmoins très efficace avec les publics populaires. D’autre part celui de la conception générale des apprentissages, domaine où une évaluation argumentée de la rénovation pédagogique des années 1960-80 s’imposait : et c’est l’objet de mon dernier livre. J’ai bénéficié, pour avancer sur ce deuxième front, tant de la création du GRDS, milieu de travail novateur et productif, que de la réalisation d’enquêtes menées sur les lieux d’enseignement et s’intéressant, depuis la deuxième moitié des années 2000, aux pratiques des maîtres.
Le retour sur les années 1960/70 montre que le présupposé d’un déficit cognitif dont seraient affligés les enfants des classes populaires est omniprésent dans la conception et la mise en œuvre de la rénovation pédagogique. Or toutes les observations menées dans les classes sur les dispositifs pédagogiques inspirés par le présupposé déficitariste convergent pour souligner leur caractère contre-productif.
Toutes les observations menées dans les classes sur les dispositifs pédagogiques inspirés par le présupposé déficitariste convergent pour souligner leur caractère contre-productif.
Toute démocratisation de l’école suppose une rupture avec ce présupposé et avec les pédagogies du manque et de la compensation qu’il inspire, ceci au profit d’une pédagogie de l’exigence intellectuelle à l’égard des élèves des classes populaires. Mon livre interroge les conditions de réalisation d’une telle rupture, s’agissant des nouveaux dispositifs pédagogiques à mettre en œuvre, de l’accueil possible des jeunes générations, de la mobilisation des enseignants, dont l’actuelle culture professionnelle serait appelée à évoluer.
Je plaide pour un enseignement ambitieux pour tous ces publics, et qui réfléchit ses démarches en ce sens. Et je sais que cet objectif est partagé de longue date, certes de façon spécifique et dans leur domaine, par bien des enseignants d’EPS !
Références bibliographiques :
- Jean-Pierre Terrail, De l’inégalité scolaire, La Dispute, 2002.
- Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, Geneviève Krick, Je lis, j’écris. Un apprentissage culturel et moderne de la lecture, Les Lettres bleues, 2009.
- Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute, 2013.
- Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, 2016.
Entretien réalisé par Alain Becker et paru dans la revue Contrepied Acrosport