Tenir à distance les nationalismes et les dictatures

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Patrick Clastres1 fait reposer sur le CIO les possibles évolutions de l’organisation des JOP et rompre avec ses tentations conservatrices. Interview issu du Dossier n°5 édité par le Centre sur les JOP 2024.

Le CIO doit en finir avec son passé conservateur et mieux tenir à distance les nationalismes et les dictatures

La situation mondiale, politique, économique, sociale, sportive, n’invite-t-elle pas de façon pressante le CIO à opérer des transformations ?

Comme à plusieurs reprises dans son histoire le CIO est percuté par des forces qui critiquent son organisation et proposent des alternatives. Entre les deux guerres, les Jeux Féminins, les Spartakiades, les Jeux ouvriers et socialistes, l’Olympiade de Barcelone, les Ganefo dans les années 60, les différents boycotts, les Goodwill Games puis les jeux de l’Amitié ont tenté de déstabiliser les JO comme aujourd’hui la dictature russe. A la faveur de la mondialisation et de l’évolution des rapports de force se rejoue une lutte entre les démocraties et les régimes autoritaires. Le CIO a pu en ressortir plus influent en se parant d’une neutralité qui peut aussi servir les adversaires de la démocratie. Aujourd’hui, le conflit est plus géopolitique qu’idéologique, et le CIO doit affronter de nouveau des jeux dissidents des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shangaï 2. Les Russes et les Chinois expérimentent des formes d’alliance sportive à l’échelle globale pour aller plus loin sur les terrains militaire et économique. Pour le CIO, il est important de garder le contrôle sur les Fédérations internationales sportives.

Des pressions internes ne viennent-elles pas compliquer son système de défense ?

Bien sûr ! Deux nouveaux acteurs ont émergé. Les sponsors qui peuvent faire reculer le CIO sur les questions démocratiques et sociétales et qui ont permis, par l’apport financier, de sauver les JO dans les années 1980. Puis, les athlètes professionnels que le CIO cherche à contrôler grâce à la commission des athlètes qui est une simple chambre d’enregistrement car sans rôle d’opposition. Dorénavant, les réseaux sociaux permettent aux athlètes d’échanger à l’échelle globale et de se structurer sur le modèle de l’ATP en tennis en pesant sur la répartition des revenus et sur l’organisation des circuits internationaux. En sports individuels, on s’oriente vers des compétitions fondées sur un classement mondial des athlètes ; parfois, certaines fédérations accompagnent le processus.

De fait, les organisations du sport international et le CIO sont nés à la fin du 19e siècle dans les interstices des États, un peu en dehors de leurs préoccupations. C’est pour garder le contrôle de l’institution que de Coubertin a imposé le principe de cooptation des membres du CIO qui existe toujours et c’est contre les intrusions des États de part et d’autre de la Grande Guerre qu’il a forgé la théorie de la neutralité et l’apolitisme du sport et de l’olympisme. C’est une manière de contourner le contrôle démocratique. Le discours sur l’éducation et la paix par le sport, qui n’a longtemps concerné que les élites sociales, a aussi servi de protection pour le CIO face au soft power des États et face aussi aux organisations démocratiques qui ont tenté de les subvertir. Sous de Gaulle, la France a essayé d’adosser le sport international à l’Unesco à partir de l’Éducation Physique. Bref, après avoir freiné le progrès social, le CIO est devenu plus réactif depuis les années 2000.

Quelle tactique utiliser pour donner un contenu démocratique et authentiquement de masse à cet ensemble olympique ?

Un système électif à l’échelle du monde étant peu gérable, la cooptation, qui n’a rien de démocratique, pourrait paradoxalement servir la cause de la démocratie mais sous conditions. En appliquant des règles claires et transparentes, avec appel à candidature et sélection selon des critères de service rendu à la cause du sport et des droits humains, cela permettrait de coopter des membres progressistes même dans des dictatures. On pourrait les protéger avec le soutien de l’ONU en leur donnant un statut similaire à celui des plénipotentiaires. Le succès de l’idée de paix internationale et de fraternité par le sport depuis un siècle démontre qu’il existe dans l’Humanité une attente quasi messianique de dépassement des barrières de nation, de classe, de genre, de race. C’est finalement rassurant. Pour en revenir à la menace autoritaire qui pèse sur le sport international, elle pourrait fort bien, à terme, prendre le contrôle des FIS et même du CIO mais tous les pays démocratiques ne suivront pas. L’éclatement en deux camps est alors envisageable à moins que le système des ligues professionnelles ne finisse par l’emporter. Pour éviter ces scénarios, le CIO doit en finir avec son passé conservateur et mieux tenir à distance les nationalismes et les dictatures par exemple en mettant fin aux maillots nationaux dans le stade olympique. Il le fait bien avec les marques commerciales !

Un tel mouvement de désarticulation et de recomposition peut-il s’accélérer ?

Pour l’instant le CIO semble freiner cette dynamique d’éclatement par le biais des FI 3 qui contrôlent les FN, mais tout cela peut facilement voler en éclat. Il tient dans sa main les FIS de deux manières en conservant ou non leurs sports dans le programme olympique, et en les refinançant. Il scrute aussi les nouvelles consommations sportives juvéniles et les FI, classées au prorata de leur audimat, sont aussi sous pression comme celle de pentathlon moderne qui a dû innover avec le laser-run. Les JOJ 4 sont devenus un laboratoire pour le CIO qui teste de nouvelles formules : équipes mixtes, plurinationales (rappelons que les JO jusqu’en 1908 se font sans maillots nationaux). Bref, le logiciel de départ – l’athlète mâle de Coubertin – subit une révolution socioculturelle qui se poursuivra sous la pression des sponsors et des publics.

Texte issu du Dossier n°5 « Avenir de l’EPS » édité par le Centre sur les JOP 2024

  1. Professeur à la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. A paraître : « Histoire globales des J.O. » et un livre sur de Coubertin
  2. Organisation de Shangaï : elle est un des fers de lance de la Russie, tournée vers l’Asie, et se présentant en opposition avec les Occidentaux
  3. FI= Fédérations internationales ; FN= fédérations nationales
  4. JOJ= Jeux olympiques de la Jeunesse