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Dans un ouvrage qu’il dirige et coécrit avec F. Archambault et S.Beaud, William Gasparini précise les notions de nationalisme et de communautarisme en France et vis-à-vis du football, après la victoire des bleus en coupe du monde.

Qu’est-ce que l’on entend par le concept de nation ?

-170.pngLe concept de nation a évolué dans l’histoire. Je vous conseille, à ce sujet, un très bel ouvrage de Gerard Noiriel (Qu’est-ce qu’une nation ? aux éditions Bayard, 2015). Il reprend une conférence d’Ernest Renan qui, en 1882, formulait l’idée qu’une nation repose à la fois sur l’âme, un héritage passé et un projet collectif qu’il s’agit d’honorer et avec la volonté de le perpétuer. Ce texte est devenu l’emblème d’une conception française contractuelle de la nation, basée sur la volonté d’une population de former une nation.
L’idée de nation peut notamment se situer autour de la période des philosophes des lumières, dès le xviiie siècle, un concept politique qui désigne une entité collective et un projet politique. La nation va progressivement désigner un peuple de citoyens qui lutte pour conquérir sa liberté et sa souveraineté. Cette conception de la nation française est en rupture avec la monarchie et avec une conception ethnique de la nation. Selon cette idée, l’équipe de France montre ainsi une nation en miniature unie pour vaincre et composée de joueurs portés par un projet commun et montrant à voir la diversité de la France. L’équipe de France, c’est l’histoire de la construction de la nation française en raccourci.

« Construire une nation de sportifs ne peut pas se centrer simplement sur le nombre de médailles mais doit se donner les moyens à la hauteur de son ambition. »

Il faut cependant conserver un regard critique sur ce concept. Pour Noiriel, comme pour d’autres sociologues, la nation comme seule communauté subjective ne révèle pas les rapports de forces politiques et de classes et donne l’impression d’unité. Or dans la réalité, même si le football permet de construire « une communauté imaginée » au sens de l’historien Benedict Anderson, elle est éphémère, le temps de la victoire. Cela n’efface en rien les rapports sociaux, les inégalités sociales, le chômage et les discriminations. Une nation est également le lieu des dominations économiques, culturelles, sociales et de genre…

Pourtant en juillet après la victoire de l’équipe de France, on a vu du patriotisme ordinaire.

Oui, il s’agit bien de patriotisme et non de nationalisme. On n’a jamais vu autant de français dans la rue, de floraison de drapeaux, de personnes qui chantaient La Marseillaise. C’est un phénomène très rare à l’échelle de toute la France, y compris dans les petits villages qui, d’une certaine façon, nous rappelle des évènements historiques comme la libération, ou encore 1998 : une fierté nationale partagée et le plaisir d’être ensemble, de porter les emblèmes de la nation française. C’est à l’opposé du nationalisme agressif de mouvements d’extrême-droite ayant une vision fermée et ethniciste de la nation.
La victoire des bleus a donné corps à cette idée de nation qui s’incarne dans une équipe de football, donnant vie à l’idée qu’une âme commune existe, pour reprendre les mots de Renan.

Pourquoi le football permettrait-il de créer ce mouvement ?

L’historien Éric Hobsbawm l’a très bien expliqué. Il a montré la tendance moderne à considérer une équipe nationale comme la nation en miniature. L’historien écrit « ce qui donne au sport une efficacité unique comme moyen d’inculquer un sentiment national, du moins pour les hommes, c’est la facilité avec laquelle les individus les moins politisés et les moins insérés dans la sphère publique peuvent s’identifier à la nation symbolisée par des jeunes qui excellent dans un domaine où presque tous les hommes veulent réussir. La communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms » (Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992).
La victoire des bleus a dépassé le cadre des amateurs de football. Il y avait dans cette liesse collective de français la volonté de faire partie d’un bonheur collectif éphémère qui regroupe à la fois des générations différentes, des hommes et des femmes, toutes les classes sociales.
C’est aussi une nouveauté, les femmes supportent de plus en plus les équipes nationales sans pour autant être intéressées durablement par le football ou ensuite suivre le championnat national. Mais ce bonheur ne gomme pas les problèmes sociaux. Il n’est qu’une parenthèse à la réalité sociale. On l’a vu en 1998, la victoire de l’équipe de France qualifiée par les journalistes de « black-blanc-beur » aurait pu être l’amorce d’une citoyenneté partagée par tous, au-delà de la diversité des origines. On a été rattrapé par la politique avec Jean Marie Le Pen au 2nd tour de la présidentielle, puis les émeutes des banlieues en 2005.

Qu’est-ce qu’une nation sportive à l’approche des JOP 2024 ?

Il faut s’entendre d’abord sur cette notion. D’un point de vue objectif, on pourrait dire qu’elle se mesure au nombre de médailles et de titres sportifs à l’échelle internationale. Si l’on regarde les JO de Rio en 2016, la France arrive en 7e position, ou encore les victoires de football, la France rattrape les grandes nations de football comme le Brésil ou l’Italie. Si l’on compare la France à ces pays, elle n’est pas pour autant, pour l’instant, une grande nation du football. Nous n’avons pas une grande culture du football avec de nombreux médias (par exemple des quotidiens consacrés uniquement au football), des débats quotidiens autour du football, traversant les classes sociales et les groupes politiques… mais avec ce nouvel élan lié à la victoire de l’équipe de France, on peut observer un processus de « footballisation de la société française ».
Il y a d’un autre côté une perspective plus symbolique de la « nation sportive », celle de se reconnaitre comme une grande nation de sportifs. Cette reconnaissance plus large doit se faire par la population tout entière. Elle va dépendre du nombre de supporters mais aussi du nombre de pratiquants d’activités physiques et sportives, dans les clubs et en dehors.
Il y a là un vrai défi à relever pour augmenter le nombre de pratiquants mais qui nécessite aussi de construire de nouvelles installations, de développer le sport pour tous, le sport à l’école, de favoriser l’accès aux filles et aux femmes, et les publics en situation de handicap, d’aménager les villes pour la pratique. Un défi de démocratisation des activités physiques et sportives pour permettre aux citadins français, de marcher, de faire du vélo, qu’ils puissent faire des activités dans les parcs, qu’ils puissent aller nager…. Un défi qui semble d’autant plus complexe dans un contexte de baisse du budget d’investissement sur les installations sportives et du sport en général.
Construire une nation de sportifs ne peut pas se centrer simplement sur le nombre de médailles mais doit se donner les moyens à la hauteur de son ambition. Permettre à la population française de pratiquer plus d’activités physiques et sportives sans avoir recours aux salles privées payantes.

Le patriotisme ordinaire est-il le berceau de la fascisation de la société ?

Le fascisme est un populisme qui s’est très tôt caractérisé par la violence, contre ses opposants politiques puis contre les étrangers avec les lois raciales de 1938 en Italie. Historiquement, le fascisme a instrumentalisé le sport de compétition. Les sportifs deviennent des représentants d’une nation avec le fascisme. à partir des années 1920, avec la montée des nationalismes en Europe, après la 1ère guerre mondiale et la propagande fasciste, les sportifs deviennent des soldats au service de la nation et le sport devient un contrôle des masses qui vise à transformer le peuple en une nation sportive.
Le premier à l’utiliser c’est Mussolini, lors de la coupe du monde de football en Italie en 1934. La politique sportive fasciste italienne devient un modèle pour les états totalitaires. Cette période est une période historique qui, pour autant, ne doit pas disqualifier ni le patriotisme ni l’idée de nation. Il faut conserver le sport comme un outil d’émancipation et non comme un outil de fascisation des peuples, à l’inverse d’un discours critique du sport prétendant que supporter l’équipe de France est une sorte de « fascisation des esprits », et révélant la domination des supporters. Les français sont conscients, il y a une distance entre le soutien d’une équipe nationale et le soutien aux idées nationalistes. Ils font la part de choses.
On ne peut se contenter de résonner trop rapidement et ne pas essayer d’analyser et comprendre pourquoi il y a une telle adhésion à l’équipe nationale. Il y a des ressorts sociologiques, culturels, symboliques qui doivent être mobilisés pour comprendre ce qui est en train de se jouer. L’un des ressorts sociologiques, qui est aussi un mythe, est de penser que le football est un ascenseur social, que tout est possible, notamment pour les jeunes des banlieues. Effectivement il y a, dans les équipes, de nombreux joueurs qui sont issus des classes populaires, mais c’est aussi un imaginaire collectif car de nombreux jeunes ne parviennent pas au plus haut niveau, et le premier levier d’émancipation et de mobilité sociale reste l’école et non le sport.
Même s’il mobilise les mêmes joueurs, le football des nations n’est pas le football des marchands. Le football professionnel fait partie intégrante du capitalisme, les joueurs sont traités comme des marchandises (dans le cadre du « mercato » par exemple). C’est pourquoi, l’État doit encadrer le football et notamment protéger les jeunes.
Le sport devient-il un lieu du développement communautaire ?
On entend effectivement en France des discours alarmistes mais le fait sportif communautaire n’est pas très développé. C’est différent d’un club communautaire tel qu’on le rencontre dans d’autres pays en Europe, plus multiculturalistes, par exemple en Angleterre où un club pakistanais est composé uniquement de pakistanais, ou bien en Allemagne, dans les années 90, des équipes turques qui participent à un championnat turc, où seuls des turcs jouent. Les allemands parlent d’ailleurs de « clubs ethniques ». Là, effectivement, on assiste à un communautarisme, c’est-à-dire une fermeture. En France c’est rarement le cas. Depuis le changement du code de la nationalité en 2000, les choses ont changé en Allemagne. Il ne faut pas non plus se fier qu’au nom, et certains clubs ont des joueurs qui ne sont pas issus du pays du nom du club, par exemple, le « club des Portugais » n’est pas spécifiquement réservé aux portugais ou le club « Saint-Joseph » de basket à Strasbourg n’est pas réservé aux catholiques.
La laïcité française interdit les discriminations selon les origines et les croyances.

Un autre phénomène communautariste est la conséquence de la ségrégation urbaine. Certains jeunes se retrouvent exclusivement entre eux car le club se situe dans des quartiers qui ne sont pas mixtes culturellement. Pour cela, il faut davantage s’attaquer à l’enfermement et à la ghettoïsation des quartiers qu’à celui des clubs sportifs.
à propos du communautarisme religieux et notamment l’islamisme, c’est encore moins vrai, il n’y a pas de radicalisation dans le foot amateur comme certains l’ont laissé entendre… lorsque les individus se radicalisent, ils quittent les clubs, comme ils quittent la mosquée ou l’école. Ils peuvent par contre pratiquer des activités physiques de préparation militaire en dehors des clubs. En revanche, on assiste à une intensification de la religiosité dans certains clubs et de son expression sur les terrains ou dans les vestiaires, expression (signes de croix, mimiques d’ablution, prières même furtives…) qui se voit non seulement sur les terrains de sport amateur mais également à plus haut niveau à la télévision.

Entretien réalisé par B. Cremonesi et paru dans le Contrepied hors-série N°22 –
Basket !

Fabien Archambault, Stéphane Beaud, William Gasparini (dir.) « Le football des nations. Des terrains de jeu aux communautés imaginées », Paris, Publications de La Sorbonne, coll. « Internationale ».