Cirque : Un genre artistique qui n’a cessé de se renouveler

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Jean-Michel Guy, sociologue et chercheur au ministère de la culture, peu familier au départ du milieu du cirque, s’est dit « fasciné par la rage créatrice qu’avaient ces gens, comme s’ils avaient un siècle de retard artistique à rattraper ». Intervenant aussi comme formateur au CNAC, il brosse ici à grands traits une histoire du cirque et ses évolutions.

Les historiens s’accordent à faire remonter à 1768 l’origine du cirque en tant que spectacle pluridisciplinaire à base de prouesses acrobatiques et techniques. Aux origines, on sait qu’existaient en Chine, il y a 6000 ans, des pratiques acrobatiques, aux fonctions religieuses ou militaires.

Des jongleuses de balles sont représentées sur des fresques égyptiennes datant du Moyen empire (1800-1900 avant JC). avec des positions de bras complexes. La pratique de la jonglerie était sans doute rare, et à caractère ludique ou rituel. On trouve aussi au Japon des jongleries à dimension militaire, et, jusqu’en 1980 une pratique de jonglerie cérémonielle (et exclusivement féminine) était répandue à Tonga.

Mais toutes ces pratiques anciennes n’ont rien à voir avec des spectacles.

Sous l’Empire romain on voit apparaître deux sortes de jonglerie : celle du « pilarius » qui jouait avec des balles (avec les mains et avec les pieds comme nos actuels footballeurs) et celle du « ventilator », qui manipulait, lui, toutes sortes d’objets. Dans les circus romains, sortes d’hippodromes, on organise des courses de chars, alors que les gladiateurs se produisent dans des amphithéâtres. Des acrobates agrémentent ces gigantesques spectacles. à la chute de l’empire, acrobates et jongleurs se retrouvent dans une sorte de confrérie entre Venise et la Suisse, dans laquelle s’organise la transmission de savoirs, de père en fils. Ils survivront grâce à la présentation de leurs tours et prouesses dans les foires.

Au moyen-âge on désigne par jongleurs les artistes qui se présentent dans la rue quelles que soient leurs compétences, et par ménestrels les jongleurs qui officient dans les châteaux. Musiciens, chanteurs, écrivains, poètes, acrobates : le terme « jongleur » alors plus ou moins synonyme d’artiste, recouvre ces différents métiers.
à la Renaissance ce grand fourre-tout qu’est la jonglerie éclate et le mot « jongleur » ne désigne plus alors que le saltimbanque, le bateleur, plus ou moins soupçonné de sorcellerie. à partir du xviie siècle, quelques théâtres, comme le Théâtre des funambules à Paris, le Sadler’s Wells à Londres, présentent des spectacles mélangeant acrobatie, jonglerie et danse de corde.

C’est dans les faubourgs de Londres, qu’un lieutenant anglais, Philip Astley fonde en 1768 le premier « cirque » : un genre de spectacle équestre, mâtiné d’acrobatie et de farce.

La première moitié du XIXe siècle est l’âge d’or du théâtre équestre, où sont données des « pantomimes » c’est à dire des pièces non verbales, évoquant souvent les hauts faits de l’épopée napoléonienne. Des établissements en bois ou en pierre sont ouverts.
Dans la seconde moitié du xixe siècle, le prétexte théâtral est abandonné au profit d’un nouveau genre : un spectacle non verbal, formé d’un ensemble d’une douzaine de numéros, d’environ 6 minutes chacun, présentant des compétences très variées regroupées en « arts du cirque » – qu’on appellera plus tard « fondamentaux » : art équestre, jonglerie, acrobatie au sol et aérienne, auxquels s’ajouteront vite le clown et le dressage d’animaux sauvages. Aucun lien logique n’existe entre les numéros, et ce sont un présentateur « Monsieur Loyal » ou des clowns – seuls habilités à parler qui assurent la liaison entre les numéros. Si l’on met de côté l’esthétique clinquante (à base de rouge, de strass, de musique de cuivres et de percussions), ce qui unifie les différentes compétences, c’est leur rareté, la longueur et la difficulté des apprentissages nécessaires, et le danger de leur mise en œuvre.

Mais le cirque, ce n’est pas qu’un genre de spectacle rare ou un loisir populaire, c’est aussi une aventure commerciale, risquée, potentiellement très lucrative. L’apparition en piste des hercules, des boxeurs au début du xxe siècle, la création de ménageries adjacentes aux chapiteaux et même de – zoos humains – et jusqu’à la présentation de jeux radiophoniques dans les années 1950 sont autant d’arguments de vente du cirque. Les cirques sont des entreprises privées gérées par des familles qui doivent en permanence affronter une concurrence féroce.
Alors que les spectacles étaient généralement destinés aux adultes, ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale qu’Achille Zavatta invente le fameux « Bonjour les petits enfants » et fait du cirque un spectacle pour enfants désormais paré de toutes les vertus éducatives.

Des ruptures fondamentales

D’abord une rupture de la fonction assignée au spectacle : le cirque traditionnel a réussi à survivre grâce à « l’invention de la tradition », qui fait passer le cirque pour un genre immuable, alors même que sa brève histoire montre qu’il n’a cessé de se renouveler. Par ailleurs, certains artistes de cirque cherchent à le revivifier en introduisant du sang neuf : en 1974, Annie Fratellini et Pierre Etaix puis Alexis Gruss et Silvia Monfort créent, respectivement, l’école du cirque et l’école au Carré. Ce sont les deux premières écoles de cirque en Occident (deux précédents historiques cependant : l’école de Moscou ouverte en 1928 et la politique de l’acrobatie mise en œuvre par Mao Dze Dung en Chine en 1949). En quelque sorte le cirque cherche à se renouveler en s’ouvrant à des gens qui n’y sont pas nés.

Par ailleurs, après 1968, certains artistes, qui ne sont pas issus du cirque, cherchent à faire du théâtre populaire, en utilisant les ressources du masque, de la musique et du cirque. Ce sont le cirque Aligre, le Palais des Merveilles, le Trapanelle circus, le Cirque Bonjour…que l’on regroupera en 1985 sous le vocable générique de « nouveau cirque ».
Ces deux phénomènes, ouverture des écoles et créations de compagnies cherchant surtout à renouveler le théâtre via le cirque, sont à l’origine d’une profonde mutation : l’apparition d’un cirque de création.

Les artistes cherchent à entrer dans une démarche de création comme dans la musique, le théâtre, la danse. Désormais on parle d’œuvres, d’auteurs qui doivent faire preuve d’originalité. Il n’existe guère de concurrence avec le cirque traditionnel : ces deux mondes s’ignorent.
Dans cette logique, le risque n’équivaut plus au danger. C’est un risque artistique, notamment le risque de déplaire. Pour encourager l’audace artistique, les pouvoirs publics ont, dans les années 1980, commencé à subventionner les compagnies, et plus généralement à concevoir une politique en faveur du cirque. L’un des outils majeurs de cette politique fut la création du Centre National des Arts du Cirque (école supérieure et centre de ressources), sommet d’une pyramide d’écoles de cirque de tous niveaux (environ 600 aujourd’hui en France !) En trente ans un système comparable aux conservatoires de musique s’est créé !
Aujourd’hui le cirque est multiple. Les genres cohabitent.
Le cirque traditionnel perdure. Son esthétique est organisée autour de trois émotions essentielles, la peur, le rire et l’émerveillement; d’une visée claire : divertir et sidérer, et d’un ensemble de signes familiers (la piste, le chapiteau, l’omniprésence des paillettes etc.).

À l’étranger : le cirque chinois est orienté vers les exploits techniques avec un entrainement sévère et une détection précoce des talents, encadré par des entraineurs de la haute performance sportive. Depuis l’effondrement de l’URSS, le cirque russe (et ukrainien et hongrois), lui aussi basé sur la virtuosité, peine à retrouver le niveau incomparable du cirque soviétique. Au Canada le Cirque du Soleil, gigantesque entreprise de divertissement, crée des spectacles féériques « hollywoodiens », sans numéros animaliers.

Quant au «  cirque contemporain » il est caractérisé par une floraison d’auteurs, d’esthétiques, de valeurs. La palette des émotions, que les artistes cherchent à susciter est très vaste, et peut inclure la méditation, la contemplation, la perplexité, le sourire, le poignant, voire même le dégoût, en passant par un très large nuancier d’effets comiques (burlesque, grotesque, excentrique, cocasse etc.) Au-delà même du sensible, c’est le sens que vise le cirque contemporain, au travers d’un propos (questions sociales ou psychologiques, échappées poétiques…). En outre le cirque contemporain recourt beaucoup à l’emprunt, ou « dialogue » volontiers avec le théâtre, la danse, la musique, les arts plastiques, la magie, les marionnettes, le cinéma, etc.

L’originalité et l’authenticité y sont des valeurs centrales. La sécurité aussi, car il s’agit de célébrer la vie et non la mort : on passe du risque réel au risque symbolique, sans pour autant nier le premier. La recherche d’un sens, et d’un questionnement, ne va pas nécessairement à l’encontre du divertissement. Le cirque contemporain n’est ni populiste ni cérébral. Ces artistes font preuve désormais d’un niveau technique très élevé – essentiellement dû à l’efficacité croissante des méthodes d’enseignement – laquelle a été importée du milieu sportif. Peut-être à cause de cet emprunt du cirque au sport, la question de la relation entre art et technique continue de tarauder le cirque : ces deux notions sont-elles séparables, comme en patinage de compétition (et donc susceptibles d’être « notées » séparément ?) ou bien la distinction est-elle artificielle, voire incompatible avec l’art ?

La prochaine génération d’artistes de cirque ou de pédagogues devra sans doute trancher.

Cet article est paru dans Contrepied – C’est quoi ce cirque ? – Hors-série n°3 – mai 2012