Serge Reitchess, ancien prof EPS, syndicaliste, poursuit les réflexions initiées dans le numéro de la revue ContrePied (nov 2024) en donnant son point de vue sur l’état de l’EPS aujourd’hui, et en faisant des propositions pour penser l’EPS de demain.
Le numéro hors-série n°35 de novembre 2024 sur la « condition physique » fait écho, en contre-pied, aux injonctions ministérielles d’engager l’EPS à viser les objectifs de santé et à mettre en place une stratégie de contrôle par la mise en place de tests physiques.
Dans une tribune libre dans le bulletin national du SNEP FSU du mois d’avril 2024, nous évoquions ainsi la problématique des tests physiques proposés (imposés ?) à la profession :
« Les bonnes idées simples et pratiques du ministère (les tests) ne le sont pas vraiment :
- Aucun bilan (comme à l’habitude) : juste des injonctions à la profession.
- Aucun rapport avec nos conditions de travail qui contribuent à déterminer le niveau physique des élèves (horaires EPS, accès aux installations, temps de déplacements, temps de pratique réel des élèves, durée des cycles, niveau d’acquisition des élèves dans les APSA).
- Pourtant le temps de pratique réel est amputé souvent (de 30 à 50% ?) par l’éloignement des installations et des gymnases partagés à 2 classes (il y a lieu à réaliser des bilans dans les établissements sur ces conditions de travail)
- Dans le contexte d’une EPS soi-disant réduite à la santé comme priorité pour le ministère, ces tests (teaching to tests chez les anglo-saxons) préparent naturellement les élèves « groupes de niveaux fragiles » (que l’EPS ne pourrait pas faire progresser ?) au dispositif 2h de sports que le ministère voulait imposer et généraliser dans tous les collèges. (CQFD selon Attal, Belloubet et Oudéa-Castéra) »
L’objectif de cette contribution est de tenter d’approfondir, de porter à voir et de cerner les rapports entre APSA et développement physique (et pas seulement condition physique, on verra pourquoi) ; nous nous proposons d’éclairer la crise de l’EPS, (intensité physique des réalisations des élèves, nécessaire ou non ?) à partir des pratiques quotidiennes de la profession et des constats de la mise à distance avec les exigences culturelles d’apprentissages des APSA.
- `Un diagnostic de la crise qui reste à approfondir.
Les attendus et les enjeux du numéro de ContrePied sont posés explicitement dès l’article de présentation (osons une EPS à contre-pied) :
- Dépasser la définition commune de la condition physique (CP).
- Aborder les questions des inégalités sociales de pratique et de genre.
- Affirmer l’option culturaliste pour contrebattre les dangers utilitaristes et destructeurs d’une EPS minimaliste contributive à la santé.
- Une irruption/normalisation des référentiels d’évaluation (LGT, LP), qui évacuent les dimensions culturelles d’acquisitions en les reliant aux « champs d’apprentissages » (CA 5) et en privilégiant la santé et l’équilibre de la vie.
- Une minoration/normalisation des prestations physiques des élèves par les référentiels certificatifs qui valorisent les « compétences méthodologiques et sociales » à 8 points.
- Les possibilités (les nécessités) de réhabiliter l’engagement culturel intensif et volumineux de pratique des élèves, afin de servir l’apprentissage et le développement.
Il nous faut cependant éclairer les enjeux pratiques quotidiens de l’apprentissage des APSA sur ce qui se joue en EPS depuis plus de 20 ans, et encore aujourd’hui ; il s’agit de tirer au clair les rapports délicats voire conflictuels entre EPS et développement (de l’intensité) physique et de son « parti pris athlétique » 1.
Qu’est ce qui finalement inciterait les enseignants d’EPS à se défier de « l’énergétique » soit dans la programmation des APSA (marginalisation des sports collectifs y compris et surtout de grands terrains), soit dans le contenu, l’intensité et l’organisation des séances, y compris pour les APSA potentiellement intenses (course, gym, badminton…) ?
- La remise en cause historique du technicisme et de l’apprentissage gestuel dans les pratiques EPS : la démarche pédagogique comme voie de dépassement.
Il ne s’agit pas ici de réaliser une analyse exhaustive de la signification des textes et de leurs impacts pratiques ; ce n’est pas le lieu.
Nous souhaitons montrer comment des concepts officiels, devenus communs, ont pu normaliser les pratiques et progressivement minorer la culture de chaque APSA, ainsi que l’énergétique contenu potentiellement dans les acquisitions motrices et techniques proposées aux élèves.
Ces concepts d’évidences partagés ont comme dénominateurs communs d’avoir progressivement mis à distance, apprentissages en EPS et spécificité des APSA.
- A travers les réformes et les textes apparus depuis 1981, date de l’intégration à l’Éducation Nationale, nombres de concepts sont venus se superposer et s’amalgamer afin d’affirmer l’identité de l’EPS, de ses pratiques, vis-à-vis du sport fédéral.
- Il fallait rompre, tant dans les contenus que dans la formation des enseignants avec la « jeunesse et sports » : modèle technique (techniciste) du bon geste à copier, prérequis techniques de base à acquérir pour l’élève, spécialisation sportive à s’approprier.
- Dès le début des années 1970, des générations d’enseignants étaient sensibilisés et formés à rompre avec le technicisme par la démarche pédagogique active des pratiquants (S.Reitchess , les combats de René Deleplace in René Deleplace, un projet global pour l’EPS et les STAPS ; 2018) : le sport de l’enfant ( stage M.Baquet), pédagogie de la découverte (inventer-comprendre chez Jean Piaget), pour ensuite multiplier les voies d’innovations pédagogiques (situations-problèmes, construction et co- construction des savoirs, démarche de « l’enfant au centre », différenciation pédagogique, individualisation, évaluation formative, pédagogie de la bienveillance, entrée dans l’activité, prise en compte des représentations initiales, multiplicité des tâches pour s’adapter aux motivations des élèves, valoriser les rôles sociaux et développer la confiance en soi ….)
La liste est loin d’être exhaustive.
- Deux caractéristiques fondamentales, marquent les pratiques quotidiennes en EPS, mettant ainsi à distance de plus en plus les APSA, leurs analyses, leurs contributions historiques et anthropologiques :
- « Les figures imposées du débat pédagogique » (J.Y Rochex 2010 actualité de Vygotsky dans les débats pédagogiques) n’échappent pas à l’évolution des pratiques en EPS, opposant de manière souvent caricaturale contenus disciplinaires et démarche de l’élève2.
- « La désociologisation des didactiques » (J.Y Rochex 2010), met la démarche pédagogique au centre de l’acte d’enseignement, au détriment des rapports avec les pratiques sociales des élèves, y compris en dehors de l’écoles ; dans cette optique, celles -ci sont minorées mais admises comme pratiques sociales de référence la plupart du temps, pour engager de nouvelles démarches pédagogiques; les analyses historiques et culturelles de l’évolutions des règles et des techniques, restent et demeurent très minoritaires, voire marginales dans les efforts de modélisation didactique, les coupant, de fait, des questions sociologiques des APSA.
- La didactisation scolaire de l’EPS (transposition didactique, Y. Chevallard), au fond,ne remet pas en cause, la modélisation techniciste descriptive de l’APSA (intangible, éternelle et évidente ?), mais souhaite la dépasser par l’apprentissage et l’innovation pédagogique.
- La remise en cause historique de l’intensité physique et de l’énergétique, du développement athlétique dans les pratiques EPS à l’aune des textes et de l’évolution des conceptions officiels de la discipline.
- Dans cette dynamique historique identitaire de l’EPS, l’innovation pédagogique devient la référence tant pour les textes que pour les pratiques.
- Les orientations officielles d’innovations pédagogiques de l’EPS depuis 40 ans peuvent alors semer des analyses et des concepts, qui tendent de plus en plus à éloigner la discipline des enjeux culturels, athlétiques et physiques de l’évolution des règles, des techniques et des pratiques des APSA dans leurs significations historiques.
- On peut, pour synthétiser la mise à distance progressive des APSA et de leurs exigences énergétiques, motrices et techniques avec les pratiques en EPS, citer les « marqueurs des idées » suivant :
- L’EPS ne se confond pas avec les APSA (les techniques sportives ne seraient pas les objectifs d’acquisitions de l’EPS).
- Les champs d’apprentissages sont les classifications de référence se substituant aux APSA, (afin de faire vivre les grandes catégories d’expériences et d’émotions aux élèves).
- L’EPS est contributive au socle commun en valorisant les compétences méthodologiques et sociales (mettre en place et diversifier les rôles sociaux dans l’organisation des classes)
- Les APSA deviennent ainsi des supports à l’EPS afin faire vivre des expériences diversifiées aux élèves (faire vivre des émotions et développer l’image de soi positives à travers les rôles sociaux)
- Les équipes EPS, dans l’autonomie des établissements deviennent les conceptrices des enseignements et des programmations (s’adapter aux niveaux des élèves, tant dans les exigences, que dans les évaluations,… et dans l’accès incertain aux installations et aux horaires de pratique réels).
- Dans les pratiques, que reste-il alors des exigences d’apprentissages, des volumes de pratiques, des acquisitions techniques, motrices et gestuelles nécessaires aux acquisitions, aux progrès, liés à la mobilisations athlétique et énergétiques des élèves ?
- L’innovation des pratiques, toujours mise en avant comme matrice de la discipline : (faire varier les supports d’APSA, multiplier les rôles sociaux, dans des expériences diversifiées…), se réalise dans les classes, au détriment des acquisitions motrices, techniques et énergétiques des APSA.
- A trop vouloir faire, à multiplier les objectifs divers de l’EPS, l’intensité physique et athlétique des acquisitions n’est plus possible ou plus envisageable dans les pratiques quotidiennes.
- Les études statistiques sur la dégradation de la santé des adolescents ont beau faire : elles se traduisent par de nouveaux objectifs pour l’EPS (la condition physique et les tests) ; cet objectif de condition physique peut se traduire dans les « ex ? champs d’apprentissages » (exemple de la progression de la musculation ou de la course-santé dans les programmations) ou comme quasi- pré- requis à toute pratique physique et sportive…
- C’est précisément ce qui faisait prendre position à D.Delignières en 2022 contre « l’hypermodernité en EPS ».
D.Delignières appelle véritablement à une prise de conscience contre une évolution mortifère de l’EPS, qui doit inciter à l’action ; une nouvelle EPS, saturée, d’hyper modernité, de zapping pédagogique, « du peu importe le flacon » de nouvelles activités, pourvu que l’on ait l’ivresse du plaisir (immédiat de l’élève) ; de l’abandon des APSA traditionnelles, compétitives, trop techniques et démobilisatrices ; une pédagogie trop démagogique de l’adaptation aux besoins des élèves (« le populisme pédagogique » chez Bernstein) ; un renoncement à la culture, aux exigences d’apprentissages, qui font disparaitre aux yeux de la profession les inégalités sociales de pratiques et d’apprentissages (héritage de Bourdieu : les habitus), au profit de la responsabilité individuelle de l’élève à réussir ou à échouer ; une EPS de santé, de plaisir, de bien être, sans se soucier des exigences culturelles ; une opposition caricaturale entre contenus culturels moteurs et techniques des APSA et développement personnel des objectifs méthodologiques et sociaux (cf « les figures imposées du débat pédagogique » chez J.Y Rochex).`
- Peut-on alors, Lever les injonctions et les conditions promues par une EPS normalisatrice des pratiques : il s’agit d’appréhender et mettre en œuvre enfin, l’intensité et le volume de pratiques contenus dans les règles, les techniques et les capacités motrices développées et utilisées par les pratiquants, par les élèves.
Comment alors proposer des APSA vivantes, réelles, intenses, mobilisatrices qui dépassent le technicisme descriptif, et les prérequis gestuels statiques.
- Il s’agit, évidemment du contenu, des analyses et des exemples pratiques contenus dans ce numéro spécial de « ContrePied ».
- Cependant, l’héritage culturel et historique de l’analyse des APSA n’est pas suffisamment présent et explicite pour, pensons-nous, développer une véritable dynamique athlétique alternative dans les pratiques.
- Nous avons formulé longuement et à maintes reprises sur ces sujets, nos analyses et propositions 3.
- Pour résumer nos propositions pratiques développées et mises en œuvre dans les établissements et les stages journées de l’EPS :
- L’histoire des règles et règlement des APSA, montre que la création et l’évolution des pratiques et des techniques, poursuivaient explicitement l’objectif de développement athlétique des pratiquants en produisant des habiletés techniques de plus en plus efficaces (parti pris athlétique, noyau central et esprit du jeu chez R Deleplace / lois d’intégration, de filiation directe, de variation restreinte, et de rupture chez G.Vigarello).
- Ces règles sont des droits-des-joueurs, qui permettent aux pratiquants d’utiliser un mode d’emploi explicite ; celui-ci fait vivre le jeu, la pratique, en augmentant les vitesses et l’intensité des réalisations, au fur et à mesure des apprentissages et de la maîtrise des techniques gestuelles acquises.
- Les techniques, les habiletés motrices à acquérir, ne sont donc en rien une liste de gestes modèles-descriptifs-pré-requis, comme le commandent les conceptions technicistes traditionnelles ; ce sont des réalisations sensori-motrices, produites par les règles-droits des joueurs pour développer les pouvoirs d’agir et de nouvelles capacités humaines (nager, grimper, marcher sur les mains, tourner, courir, sauter etc…)
- Ces nouvelles capacités sensori-motrices, techniques, développent et sollicitent un engagement énergétique et athlétique, consubstantiel à ces pratiques.
- Nos analyses et propositions pratiques dans notre ouvrage de 2024 « une formation au rugby de mouvement, un jeu d’enfants » le montrent : les règles-droits- des- joueurs avec « le marque and play » mis en œuvre, permet de libérer les joueurs, pour un jeu en opposition incessant, à haute intensité physique afin de stabiliser les apprentissages, et offrant un puissant levier motivationnel ; sur un temps de jeu théorique de 8 mn, les joueurs pratiquent réellement pendant 7 mn.
- L’exemple du premier degré en rugby, à contre-pied des représentations communes ; les possibilités réelles de conjuguer jeu, oppositions ludiques, apprentissages techniques et moteurs en jeu ; les règles d’affrontements explicitées dans le jeu, sur « la crête de la vague » du développement » 4.
Les expériences mises en œuvre dans le premier degréen rugby à Bagnolet (6 groupes scolaires,16 classes, 350 élèves tous les vendredis, encadrés par les professeures des écoles), le démontrent chaque semaine, toute l’année scolaire.
Le jeu et les règles sont au centre des apprentissages par et dans l’intensité physique des courses et de l’opposition (CRMT 2024, rugby de mouvement, un jeu d’enfants).
- Les règles du « rugby handball », permettent immédiatement, un jeu libre, rapide, continu, intense, développant tonicité dynamique des appuis de course, et habiletés en vitesse et en précision de passes.
- Les règles d’affrontement, évolutives, pour rééquilibrer l’égalité des chances, augmentent progressivement l’intensité des réalisations dans l’opposition : toucher-stop-bloquer, toucher-bloquer, toucher-bloquer-plaquer etc… ; l’ évolution de ces règles, place ainsi l’élève sur une perspective d’évolution du jeu qui développe les apprentissages techniques et moteurs, dans et avec l’intensité de plus en plus affirmée de l’opposition.
C’est cet héritage pratique des APSA, culturel et historique, qui s’incarne dans un véritable mode d’emploi pour les élèves et les pratiquants ; on peut alors apercevoir les possibilités de lever les incertitudes étouffantes et les injonctions contradictoires normalisatrices, d’une « EPS-sous-condition », réduite à la santé ou à la répétition gestuelle.
Il s’agit en somme, de libérer les pratiques afin que la profession puisse reprendre la main sur le métier, et propulser les nouveaux pouvoirs de réels « apprentissages-développement » pour toutes et tous les élèves.
En somme, faire jouer au service public son rôle : l’accès réussi pratique pour toutes et tous au patrimoine des APSA.
Décembre 2024
- R.Deleplace, rugby de mouvement, rugby total, 1979↩
- « Des manières savantes ou idéologiques d’épouser et de mettre en scène ce que je nomme les figures imposées du débat pédagogique , opposant , de façon unilatérale et souvent caricaturale, d’un côté, centration sur les élèves et l’ici – et – maintenant des interactions et des situations, et , de l’autre , centration sur les disciplines , les contenus et leurs normes en tant que formes coupées et séparées des situations et des questionnements qui les ont faits et les font vivre, ne sont pas nouvelles…… »↩
- René Deleplace un projet global pour l’EPS et les APSA, 2018 -Daniel Bouthier, Gilles Uhlrich / Pour une analyse approfondie du noyau central du règlement, Gilles Malet, Serge Reitchess, 2018 / une formation au rugby de mouvement, un jeu d’enfants, Jérémy Denoyelle, Gilles Malet, Serge Reitchess, 2024↩
- Y.clot, découvrir Vygotsky, p141↩