Affirmer la spécificité de l’étude en EPS, suppose pour Michel Fabre1de distinguer son approche scolaire des pratiques sportives externes. Pour éviter technicisme et activisme moraliste, l’accent doit être mis sur la réflexion critique, la performance scolaire, et une articulation équilibrée des dimensions techniques et axiologiques.
Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 et 21 EPS et Culturalisme, 2018
On peut comprendre l’idée de chercher dans la notion d’étude de quoi affirmer la spécificité de l’EPS en tant qu’enseignement proprement scolaire en référence certes aux APS, mais également par différence d’avec elles, du moins telles qu’elles sont pratiquées en dehors de l’école dans les clubs amateurs ou professionnels. En même temps, cette notion doit subir un certain nombre d’aménagements pour tenter de s’adapter aux spécificités de l’EPS. Si l’on suit Olivier Reboul2 l’étude peut se définir sur trois dimensions :
- celle du désintéressement (marquant l’école comme loisir au sens grec de scholè) par différence d’avec la pratique professionnelle ou même l’apprentissage de métiers ;
- celle du comprendre, de la problématisation, valorisant le savoir pourquoi, l’interrogation sur les raisons, par différence au savoir que (l’information) et au savoir comment (les procédures, les recettes) ;
- enfin celle de l’articulation à un projet global d’éducation sous-tendu, par des valeurs, projet qui, dans l’humanisme de Reboul, renvoie à ce qui élève et ce qui libère : la culture et l’émancipation.
On voit bien toutes les objections que l’on pourrait faire à la mobilisation de cette notion d’étude à propos de l’EPS. Le désintéressement n’apparaît pas comme une de ses spécificités puisque s’il distingue la pratique scolaire des pratiques sportives professionnelles, les clubs d’amateurs ou les pratiques personnelles peuvent légitimement se réclamer, eux aussi, du « loisir », au sens de la scholè. Par ailleurs, si l’EPS peut mobiliser des savoirs de type physiologique, technique ou tactique, ils ne sont pas transmis pour eux-mêmes, mais dans le but d’éclairer ou de réguler des pratiques qui constituent l’objet privilégié de cet enseignement.
La problématisation, en tant que questionnement sur les données et les conditions des activités et mise à distance réflexive de celles-ci, s’impose bien si l’on veut éviter un enseignement fondé uniquement sur l’imitation et la répétition aveugles. Reste qu’elle se centre ici, le plus souvent, sur les solutions, en vue de l’amélioration des résultats. La finalité éducative est évidemment bien marquée en ce qui concerne l’EPS, légitimé depuis toujours par des valeurs humanistes : des devoirs envers soi-même (santé, courage, endurance) ou envers autrui (esprit d’équipe, service des autres, de la patrie…). Cette dimension axiologique n’est pourtant pas propre à l’école puisqu’elle semble associée à l’activité physique en général, même si le mode du sport semble souvent s’en éloigner.
Est-il possible toutefois de donner une signification précise à l’idée d’étude en EPS ? S’il est sans doute illusoire de penser une coupure absolue entre le sport et l’EPS, c’est évidemment le fait de se tenir à distance du culte de la performance sportive qui semble le plus discriminant. Non seulement parce que ce culte est indissociable d’un marché visant à s’approprier, souvent à prix d’or, les « meilleurs », quitte à favoriser des pratiques éthiquement douteuses et dangereuses pour la santé, mais parce que la logique de l’école ne peut y être (sous peine de dénaturer profondément sa mission, ce qu’elle fait souvent, hélas), une logique de « production », visant à sélectionner les meilleurs au détriment des autres. Meirieu3 oppose ainsi la logique de production visant à organiser les activités en vue du résultat optimal en jouant sur les compétences déjà acquises par les meilleurs, à la logique de l’apprentissage scolaire, visant à les concevoir au contraire en fonction des incompétences, et donc avec le souci primordial de la progression de tous et surtout des plus faibles, quitte à en rabattre sur le résultat final. Renoncer au culte de la performance sportive et à la sélection des meilleurs, à la différence des clubs professionnels, n’implique évidemment pas de priver les activités d’EPS de toute motivation de résultat au risque de les vider de leur sens. On connaît les controverses que l’évaluation des performances a suscitées4, au point de nécessiter l’adjonction de l’adjectif « scolaire » au terme de « performance » pour bien distinguer cette notion de la signification qu’elle prend dans le monde du sport. Il semble en effet difficile, ici comme d’ailleurs dans les autres disciplines scolaires, de renoncer à évaluer les réussites et les échecs selon un barème reconnu.5
Le critère de la problématisation, du savoir pourquoi, n’est certainement pas étranger à l’EPS dans la mesure où les apprentissages y supposent un va-et-vient entre action, réflexion sur l’action et réflexion en action6, si l’on veut sortir d’un enseignement behavioriste. Par exemple, en sport collectif, il s’agit de comprendre pourquoi la règle du jeu n’est pas seulement un interdit, mais ce sans quoi le jeu ne serait pas possible ou moins intéressant. On peut donc faire varier les règles et donner alternativement plus de pouvoir à l’attaque ou à la défense jusqu’à ce que l’on comprenne le bien-fondé d’un règlement qui rétablisse l’équilibre du jeu et l’égalité des chances. Dans cette perspective, on dépasse bien le savoir que et on accède au savoir pourquoi, car on a problématisé les conditions d’un jeu intéressant et équitable.
Autre exemple, pour nager le crawl, il faut apprendre à respirer sans perturber son horizontalité. Cela suppose de coordonner toute une série de comportements : étirer sa tête pour rester horizontal, expirer dans l’eau le plus possible (mais pas trop pour ne pas être asphyxié), avant de sortir la tête (mais pas trop pour ne pas se redresser), tout ceci en saisissant le moment le plus favorable, soit quand le bras sort de l’eau. On peut évidemment, dans un enseignement centré sur le comment, découper l’activité en mini-tâches que l’élève aura bien du mal à intégrer ensuite. Permettre à l’apprenti nageur d’accéder au savoir pourquoi c’est au contraire : a) lui faire construire le problème, c’est-à-dire expliciter le système de tensions que doit gérer le nageur entre la nécessité de la rapidité (qui implique fluidité et donc horizontalité) et de la durée (qui implique respiration régulière) ; b) lui faire prendre conscience des obstacles : l’apnée ne permet pas la durée, mais garder la tête hors de l’eau ne permet pas la fluidité. L’apprentissage attendu apparaît alors comme la réponse optimale à cette problématique7. Comprendre intellectuellement les exigences de l’activité ne suffit certes pas pour apprendre, mais cela permet une réflexion sur l’action (avant, après) et progressivement, une régulation du cours d’action ce que l’on pourrait appeler une « problématisation incarnée ».
Dernier exemple, si l’on n’a pas accès au pourquoi de la danse c’est « raconter quelque chose avec son corps » et si l’on ne rapporte pas tout à cette intention (les émotions que l’on souhaite faire passer…) les exécutions les plus réussies en apparence resteront sans intérêt. Il existe évidemment des techniques (sur le regard, l’ancrage au sol, la concentration…), mais ce savoir comment reste stérile si l’élève n’accède pas au pourquoi.
Le troisième critère de l’étude, l’articulation à un projet global d’éducation sous-tendu par des valeurs, ne semble pas, à première vue, poser de problème particulier à l’EPS qui a toujours été associée à la citoyenneté et à la santé8, ce qui semble faire de cet enseignement un précurseur des « éducations à ». En effet, ces propositions éducatives introduisent massivement à l’école un rapport au savoir où les enseignements :
- y sont définis de manière thématique et non disciplinaire (la santé, la citoyenneté, l’environnement, la paix…) ;
- en relation étroite avec des questions socialement vives, souvent politiquement sensibles ;
- associent les savoirs à des valeurs ; d) visent la transformation des comportements ou du moins des attitudes 9.
Si « les éducations » viennent ainsi bousculer les conceptions traditionnelles des savoirs scolaires, elles ne paraissent pas foncièrement nouvelles par rapport au statut de l’EPS dont l’histoire semble structurée par la tension entre finalités sociales (hygiène, bien-être) souvent au service des politiques publiques (campagnes anti-alcooliques, anti-tabac, surpoids…) et finalités proprement scolaires (During, 2005). La réflexion pédagogique et didactique sur les enjeux des « éducations à » et les problèmes que pose leur introduction massive dans le système scolaire peut toutefois contribuer à éclairer les débats sur la spécificité de l’EPS et leur référence à la notion d’étude.
On constate en effet dans la pratique des « éducations à » un certain nombre de dérives, qui peuvent concerner l’EPS. La première consiste à ne prendre, dans les thématiques proposées, que ce qui relève du noyau rationnel ou technique de la discipline en délaissant les enjeux de valeurs associés. On sait les difficultés de l’éducation sexuelle, souvent réduite à la transmission de connaissances purement physiologiques. On observe également des réductions scientistes ou technicistes sur des sujets tels que l’éducation au développement durable ou à la diversité10. Les enseignants peuvent faire jouer, pour se justifier, la distinction entre instruction et éducation et se réfugier derrière ce qu’on pourrait appeler une « neutralité d’abstention »11. Cette tentation techniciste n’est sans doute pas absente de l’EPS qui risque alors de perdre sa spécificité par rapport aux pratiques sportives hors de l’école.
Une deuxième dérive accentue au contraire la dimension des valeurs, mais en la déconnectant cette fois des savoirs et d’une manière générale de toute perspective réflexive. Ici c’est l’activisme qui prévaut avec l’objectif d’induire de bonnes pratiques : le tri des déchets, de nouvelles habitudes de consommation ou de circulation, une hygiène de vie … Le risque est ici d’en rester à des approches superficielles des problèmes tels qu’ils sont traités dans les médias et l’opinion publique, tout en promouvant une pédagogie de l’inculcation, voire un moralisme. Déconnecter les enjeux de santé ou de citoyenneté et d’une manière générale, les finalités éducatives, de toute appréhension technique des APS, est sans doute également une tentation possible en EPS.
Dans cette question des valeurs, c’est la notion d’engagement qui est en jeu, laquelle peut se manifester sous trois modalités différentes : neutralité positiviste, activisme ou réflexivité critique12. On peut sans peine trouver la traduction en EPS des deux premières modalités. Reste que l’idée d’étude est évidemment associée au modèle de réflexivité critique. Dans les « éducations à », en matière de citoyenneté ou de santé, l’enseignant peut amener les élèves à problématiser la question en leur faisant expliciter les enjeux, les données et les conditions du problème et en mettant la réflexion à l’épreuve de cas concrets faisant apparaître la complexité des situations, la pluralité et souvent l’opposition des logiques à l’œuvre (Fabre, 2017). On peut parler alors d’une neutralité de problématisation dans laquelle l’enseignant s’engage à faire faire aux élèves le tour du problème, à leur faire prendre conscience de ses enjeux, des différentes solutions possibles et de leurs conséquences, en les laissant finalement libres de leur choix.
L’enseignant s’engage à faire faire aux élèves le tour du problème, à leur faire prendre conscience de ses enjeux, des différentes solutions possibles et de leurs conséquences, en les laissant finalement libres de leur choix.
Une telle démarche est-elle possible en EPS ? Il n’est sans doute pas impossible, en matière d’éducation civique, de faire vivre des situations comme celle du sport collectif évoquée plus haut, où l’on fait varier les conditions de jeu afin de faire prendre conscience de l’intérêt du respect des règles, du fair-play… C’est sans doute plus délicat en ce qui concerne la santé. Mais en la matière, l’EPS se trouve dans la même situation que les « éducations à » : comment faire prendre conscience des dangers des drogues, de l’alcool et du tabac, sans pour autant conditionner aux bonnes pratiques ?
À l’examen, il est possible de concevoir l’EPS sous l’idée d’étude, à trois conditions : a) penser le rapport à la performance13 dans le sens d’une « performance scolaire », b) organiser les apprentissages sur le modèle d’une « problématisation incarnée » jouant sur la dialectique de réflexion et d’action ; c) articuler les dimensions techniques et axiologiques des APS en évitant à la fois le technicisme et l’activisme, voire le moralisme.
Article à retrouver dans le Contrepied HS 20 et 21 EPS et Culturalisme
- Université de Nantes, CREN↩
- Reboul, O. (1980). Qu’est-ce qu’apprendre ? Paris : PUF↩
- Meirieu, Ph. (1992) Apprendre en groupe ? Lyon : Chronique sociale, deux tomes↩
- Attali, M. & Saint-Martin, J. (2010). L’évaluation en EPS : entre légitimité disciplinaire et défis culturels (1959-2009). Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, vol. 43,(3), 55-81. doi:10.3917/lsdle.433.0055↩
- Couturier, C. (2014). Qu’est-ce qu’une performance scolaire ? Contrepied HS n°10 – La performance, un droit pour toutes et tous ! Septembre 2014↩
- Schön, D. (1994). Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Paris : Les Éditions Logiques.↩
- Fabre, M. (2017). Qu’est-ce que problématiser ? Paris : Vrin (coll Qu’est-ce que ?)↩
- During, B. (2005). L’éducation physique, une discipline en progrès ? Carrefours de l’éducation, 20,(2), 61-87. doi:10.3917/cdle.020.0061↩
- Barthes, A., Lange, J-M., Tutiaux-Guillon, N. (2017). Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à ». Paris : L’Harmattan↩
- Voisin, C. (2017). Enseigner la biodiversité – obstacles et difficultés à un enseignement généralisé : approche philosophique, épistémologique et didactique. Thèse, Nantes↩
- Fabre, M. (2017). Le sens du problème. Problématiser à l’école. Bruxelles : De Boeck↩
- Simmoneaux, J et Simmoneaux, L. (2017). Engagement. Dans Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à ». Paris : L’Harmattan↩
- Roger, A. (2014). Cachez cette performance que je ne saurais voir… Contrepied HS n°10 – La performance, un droit pour toutes et tous ! Septembre 2014↩