Pourquoi l’institution refuse-t-elle de faire explicitement référence à l’art dans les programmes ? Sylvaine Duboz, responsable du dossier Arts au Centre d’études EPS & Société fait une analyse des programmes depuis les années 60
Sylvaine DUBOZ – extrait du Dossier n°2, EPS d’aujourd’hui à demain, EPS & Société
Alors que dès les années 60 les cursus de formation et de recherche en EPS ont été précurseurs avec l’enseignement de la danse à l’ENSEP jeunes filles, et ont nourri le terreau de la nouvelle danse en France dans les années 70/80, l’institution n’a jamais déclaré explicitement l’art comme référence culturelle pour notre discipline ET nommé les activités qui s’y rapportent : la danse puis les arts du cirque. Impossible de désigner deux champs de culture de référence pour l’EPS. Pourquoi un tel refus ? Promouvoir la spécificité de l’art ne conduirait-il pas notre Inspection Générale à réaffirmer le sport comme autre culture de référence pour l’EPS ? Les arts sont en quelque sorte pris en otage par l’institution.
L’expression contre le sport et la technique
Outre l’usage de « l’expression corporelle » pour contrecarrer la montée en puissance du sport dans les IO d’EPS dès 1962 1, C. Pujade Renaud nous rappelle : « il y avait une sorte de mode (…) autour de l’expression corporelle : on conteste le modèle sportif, de la danse technique ou bien encore de la psychanalyse. » 2 L’EPS alors choisit l’expression corporelle pour affirmer la créativité, l’imagination, l’improvisation, l’expression. Le terme se généralise, témoins le memento CPS FSGT Expression corporelle, 3 ou les publications de M. Bertrand et M. Dumont plus connues sous les noms de Pinok et Matho 4 qui pourtant accordent une place importante à l’étude d’œuvres de danse et de mime.
En 1984, bien que les autrices se réfèrent à des œuvres chorégraphiques, le terme d’activités physiques d’expression (APEX) nait avec l’ouvrage de M. Baffalio et J. Orssaud, confirmé par les Instructions Officielles de 1985. Ce terme est resté très spécifique à l’École.
Un groupe et un vocabulaire spécifiques à l’art : deux exceptions de courte durée
Dans les IO de 1985, le groupe « danse, activités physiques d’expression » est créé. Puis en 1996 « activités physiques artistiques » apparaît sous l’impulsion d’A. Davisse 5
C’est une avancée décisive car à travers les APA, c’est la reconnaissance de l’art comme une référence culturelle pour l’EPS au même titre que le sport. Sont alors abordés pour la première fois « projet expressif », « composition », « évoquer le réel », « démarche de création », « formes corporelles signifiantes », « éléments scéniques », « communication de sens et d’émotion », objets spécifiques à l’art. Cet enseignement s’adresse désormais aux garçons comme aux filles. Parallèlement les compétences propres aux activités gymniques ne portent à aucune confusion : jamais il n’y est question de visée artistique mais de « présenter des difficultés simples avec une intention esthétique ou acrobatique ». « Esthétique » n’est pas confondu avec « artistique », et l’intention porte la dialectique maîtrise / prise de risque.
Art et sport : spécificités reniées
Depuis 2000, les programmes mélangent activités acrobatiques et artistiques dans un même groupe réduit à « concevoir et réaliser des actions à visée esthétique et artistique » puis « à visée artistique ou acrobatique » et encore « réaliser une prestation corporelle destinée à être vue et appréciée » et aujourd’hui : « s’exprimer devant les autres par une prestation artistique et/ou acrobatique » !
Mêler activités sportives et artistiques n’est pas anodin. Cela vise à nier la spécificité de ce pourquoi l’être humain a inventé et pratique le sport, ce pourquoi l’être humain a inventé et pratique l’art 6.
Le sport c’est la confrontation à soi, aux autres, à la mesure. Le sport est régi par un règlement, un code. Au cœur du sport, se trouve l’incertitude, le suspens : il est organisé pour partir de l’égalité des chances et aller vers l’inégalité du résultat. Tandis qu’en art, l’objet, à travers l’œuvre, est de s’exprimer, de livrer un regard subjectif sur le monde et la liberté de création vient par les règles que se donne l’artiste lui-même. En 2003, J. Rouyer écrivait : « L’activité sportive se pose dans un rapport de transformation directe au réel, d’efficacité, de résultat immédiatement vérifiable, […] la danse introduit un langage de signes corporels, une communication et établit un rapport au réel au second degré. »
Jamais dans l’histoire des textes officiels d’EPS, un groupe art rassemblant explicitement danse et arts du cirque n’a existé
Cette confusion est donc théoriquement indéfendable, faisant fi d’apports aussi divers que ceux de la philosophie, l’esthétique, l’anthropologie, la sociologie… etc. Le comble est atteint dans les programmes de 2020 quand l’objet des activités acrobatiques est de s’exprimer.
Les conséquences sont importantes car cela aboutit à une hybridation hasardeuse des pratiques professionnelles, sans définition claire de ce qui est enseigné car sans contenus identifiés. Seule satisfaction, sont intégrés en 2008 « les arts du cirque » mais là encore ils sont désormais réduits à des « activités de cirque » comme s’il fallait briser le processus d’artification du cirque pour ne valoriser que la seule dimension acrobatique.
Cela conduit la profession et l’EPS à passer à côté de ce qui fonde les activités artistiques.
La référence à la culture disparaît
Parallèlement les APSA ont été classées en sept groupes d’activités (85 et 86, 96), puis quatre (2000, 2008, 2015) et cinq avec l’introduction de la fameuse CP5 en lycée (2010, 2019). Leur dénomination est passée de « groupes » (85, 86, 96,) à des « compétences culturelles » (2000), puis à des « compétences propres à l’EPS » (2008 et 2010) et enfin à des « champs d’apprentissage » (2016, 2019) conduisant à l’abandon progressif de référence à toute culture. Notre institution en EPS nie du même coup une conception culturelle de l’EPS que les textes de 1996 mettaient pourtant en avant à travers « un processus d’acquisition d’une culture, appartenant aux missions de l’École » et se met en contradiction avec le « socle commun de connaissances, de compétences et de culture » d’aujourd’hui, socle sensé chapeauter toutes les disciplines…
Ainsi donc, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle la reconnaissance de la spécificité des « arts du mouvement » ou des « arts corporels » au regard du sport viendrait contrecarrer la volonté de l’Inspection Générale de nier toute référence à une culture dont le sport fait partie.
Le SNEP-FSU, dans la lignée de J. Rouyer, a pris ses responsabilités dès 2016 en désignant au moins deux champs de culture de référence pour l’EPS : le sport et l’art, au sein desquels on identifie des activités sociales mises à l’étude en EPS.
Jamais dans l’histoire des textes officiels d’EPS, un groupe art rassemblant explicitement danse et arts du cirque n’a existé.
- La circulaire a pour but l’organisation sportive : l’initiation, l’entraînement, la compétition.↩
- Entretien avec C. Pujade Renaud. 2003. Revue ContrePied. EPS et Société.↩
- M. Delacroix, J. Guesdon, A. Guigni, F. Napias. 1973 Expression Corporelle, Memento CPS-FSGT. A. Colin, Paris↩
- M. Bertrand, M. Dumont, L’expression corporelle à l’école, 1973, Expression corporelle, mouvement et pensée, 1976, Dynamique de la création, 1976. Librairie J. Vrin.↩
- A. Davisse, Le A de APSA, une invention culturaliste…, Revue ContrePied, HS N°20/21, mai 2018.↩
- S. Duboz, Sport et Art, Colloque EPS et réussite pour tous et toutes, 2016↩