Danse : Entretien avec Claude Pujade Renaud

Temps de lecture : 11 mn.

Dans ce long entretien, C. Pujade Renaud revient sur le développement de l’expression corporelle qui s’inscrivait dans un mouvement de contestation du modèle sportif mais aussi de mise en valeur de « l’expressivité du corps » (M. Bernard). Elle requestionne la place de la technique dans la création. Elle maintient l’idée que l’enseignement de la danse reste un enjeu de l’école.

Cet article est paru dans Contre-Pied n°13 – Danse avec les autres – Novembre 2003

Quel a été votre positionnement, et votre travail, dans le cadre de l’éducation physique pendant la période des années 70 à 80 ; quel souvenir en gardez-vous ? 

Je quitte l’éducation physique en 1976, je ne peux donc pas vraiment parler de la fin des années soixante-dix, un peu mieux de la période 60-75.

À l’époque j’étais « professeur-formateur » à l’IREPS (Institut régional EPS). J’avais été recrutée pour enseigner l’option danse (qui n’existait que pour les femmes dans les années 60 et 70). J’enseignais également la « psychopédagogie ». J’avais une base de danse classique et je m’oriente, dans la fin des années 50 et début des années 60, vers la modern dance américaine. Je suis des cours et des stages. En 1965 je fais un stage à l’université d’été de la danse contemporaine aux États-Unis, puis je vais à l’école Martha Graham à New York. Mon intérêt se porte essentiellement sur les cours de pédagogie (sur l’enseignement de la danse), en particulier pour les jeunes enfants (6-10 ans). Il n’y avait pas de techniques imposées au départ et j’ai le souvenir d’une réflexion pédagogique sur un travail intermédiaire entre une éducation corporelle et la danse. On travaillait beaucoup sur le contact : contact avec le sol, avec des objets (foulards, cerceaux … ), avec des partenaires. Mais il n’y avait pas de technique, pas de gestes codifiés, un travail sur les rythmes et les dynamismes. J’estimais qu’infliger à des enfants, au niveau du primaire, des techniques de type danse classique ou contemporaine n’était pas un bon point de départ. J’ai travaillé dans les années 60 avec Etienne Decroux qui travaillait aussi sur les « dynamo-rythmes ». J’ai repris ce travail avec les élèves/professeurs en formation dans mon IREPS. J’ai monté un groupe d’expression corporelle mixte, ce qui était totalement hors programme puisque les garçons n’avaient pas accès à la danse. Ce fut pour moi un creuset pour travailler, expérimenter, à partir d’une « éducation corporelle » se croisant avec la danse. Ce qui n’interdisait pas bien sûr d’amener ensuite une technique de danse. Mais je travaillais à partir d’un vécu corporel plus sensible, avec le travail du contact avec le sol, l’espace, puis le contact avec les autres. J’ai beaucoup expérimenté sur ce thème entre 1965 et 1970. Mais je pensais de plus en plus à quitter l’éducation physique, je m’y sentais à l’étroit. Il y a des signes qui s’amorcent après 1968 dans l’éducation physique, avec un désir de renouvellement. Mais parce que l’IREPS est un lieu assez rigide, qui reste le bastion d’une conception de l’éducation physique avec prédominance de la technique sportive, du modèle sportif et de la compétition, j’ai le sentiment qu’à l’IREPS ça ne bouge guère. Ou ne suis-je pas capable de faire bouger ? En tout cas j’ai envie d’aller « ailleurs ».

Votre activité s’inscrit donc comme une forme de critique du modèle dominant de l’éducation physique de l’époque ?

Cette volonté critique a dû s’accentuer en 68 et après. À ce moment-là, je participe à des groupes extérieurs à l’éducation physique, des groupes d’expression corporelle, de la dynamique de groupe ainsi que des groupes de relaxation d’inspiration psychanalytique, je suis en recherche et en formation personnelle avec ce projet de travailler dans des domaines différents. J’entreprends alors des études de rééducateur en psychomotricité, éventuellement afin de trouver une nouvelle orientation. En tout cas, comme je l’ai dit, une certaine rigidité de l’éducation physique ne me convient plus. Je n’ai pas eu de relation directe avec Jean-Marie Brohm, parfois on m’associe à lui pour une critique de l’EPS, je l’ai croisé, mais nous n’avons pas travaillé ensemble. Par contre, j’ai échangé avec Jean Bernard Bonange à l’IREPS, à Toulouse, qui avait constitué un groupe de recherche en expression corporelle. Travailler sur une base qui ne serait pas nécessairement de l’expression corporelle, terme douteux à plusieurs titres, plutôt une éducation corporelle au sens large, rejoignant ainsi ce qui a été fait dans les pays anglo-saxons et aux États-Unis.

Pourquoi ce terme « d’expression corporelle » ?

En 1968, il y a une sorte de mode, de vogue qui se joue autour de l’expression corporelle : on conteste le modèle sportif, le modèle de la danse technique ou bien encore la psychanalyse. Si j’adopte ce terme « d’expression corporelle » et si je publie un livre qui porte ce titre, c’est parce qu’à l’époque, entre 68 et 74, ce terme fédère un mouvement contestataire, aussi bien du côté de l’éducation physique que de la danse ou du théâtre. Il s’agit d’un croisement où interfèrent l’éducation physique, la psychologie, le mime, le théâtre, la danse. Un brassage un peu tumultueux, contestataire, sympathique, mais qui mérite aussi d’être critiqué. Alors je m’engouffre dans ce thème de l’expression corporelle. Mais assez vite, en 74, j’essaie de réexaminer tout cela. Je pense malgré tout qu’avoir eu une position critique a été assez utile pour faire bouger un peu l’éducation physique.

À ce moment-là, ce « bougé » de l’éducation physique, a-t-il été une « ouverture culturelle » ou une manière de changer les méthodes d’enseignement de l’époque ?

Il y avait la volonté de sortir l’éducation physique de son ghetto parce qu’elle l’était institutionnellement, j’ai enseigné en éducation physique presque tout le temps sous la tutelle du ministère de la Jeunesse et des Sports. Ce n’était pas l’Éducation nationale. Nous souhaitions réintégrer l’éducation physique dans un courant éducatif. Et parallèlement, dans cette période 68 et post 68, il y avait une ré-interrogation sur l’éducation en général. Il fallait que l’éducation physique soit dans ce mouvement-là, idéologique, culturel …

« Peut-on enseigner autrement ? », telle était la question. L’idée en tout cas que l’éducation physique et sportive pouvait ne pas être que « physique et sportive » se précisait. C’est pourquoi j’aurais préféré parler d’« éducation corporelle », terme qui me paraît plus ouvert …

Ou côté des références, pourquoi la danse contemporaine s’impose-t-elle à vous ?

Il y a dans la danse classique quelque chose qui risque de devenir une belle mécanique. En éducation physique, il ne s’agit pas de former des petits rats de l’Opéra. C’est pourquoi, du côté de la danse contemporaine, il nous semblait y avoir tout ce « jeu » permettant de partir non pas de positions définies mais d’une exploration du sol, de l’espace, de la respiration, des contacts, des dynamismes, s’éloigner du « cinématique » pour se rapprocher du « dynamique ».

Dans ce que vous dites, vous faites référence aux sensations, aux appuis, au contact, mais pas à la finalité de la danse qui est aujourd’hui le spectacle, ou la production que l’on donne à voir ?

Je pense que l’enseignement peut évoluer vers le spectacle, mais ce n’est pas nécessairement la finalité à poser d’emblée dans le cadre scolaire, en tous cas pas avec les plus jeunes.

Avez-vous toujours des rapports avec la danse en tant que spectatrice ? Il y a eu la danse classique, il y a eu la danse contemporaine, et aujourd’hui la danse explose dans tous les sens, il y a des gens qui dansent dans la rue…

Il y a toujours eu des gens qui dansaient dans la rue, les bals populaires. Ce qui est passionnant actuellement c’est tout ce métissage avec les danses africaines, japonaises, sud-américaines, hindoues, le hip-hop, ou même avec les arts martiaux mais aussi avec les arts plastiques, etc. Il y a une très grande richesse culturelle.

Donc je suppose que pour vous, il ne faudrait pas rester en EPS sur l’enseignement d’un seul modèle de danse ?

Non, non, bien sûr. La danse contemporaine peut se croiser avec les danses d’origine africaine, ethnique, etc. Peut-être que le mot « folklorique » passe mal actuellement, mais finalement, la danse contemporaine « intègre » les « folklores » contemporains.

Pour ce qui est d’une danse scolaire en décalage avec les créations contemporaines, je crois que c’est quasiment inévitable. Il y a toujours un décalage. L’école n’enseigne pas ce qui est en train de se faire, même en littérature par exemple ou en musique. Est-ce qu’il n’est pas inévitable que les collègues aient un temps de décalage sur la culture en train de se faire ? On ne peut pas absorber tout tout de suite…

Oui, je pense qu’il peut y avoir un certain conformisme de la danse contemporaine. Pas toutes, mais par exemple, Martha Graham a fini par frôler l’académisme. À partir du moment où l’on veut faire une école, où l’on veut transmettre, il y a toujours le risque de systématisation, de sclérose. Je crois que le « subversif» peut jaillir par moment mais la danse en soi n’est pas subversive.

Vous pensez que parler de pulsations, de rythme, de dynamique … ça peut « parler » à une prof d’EPS aujourd’hui ?

J’aurais tendance à m’insurger à ce qu’on impose une forme bien délimitée à l’enfant jeune avant qu’il ait trouvé cette respiration, cette pulsation. Travailler sur ce que j’appellerais les dynamismes, au sens large, qui peuvent être des dynamismes « mous» comme des dynamismes « énergiques » avant de lui imposer des formes bien tracées dans l’espace, bien définies. Rudolf Laban, dans les années 30, en Allemagne, puis en Angleterre, a beaucoup influencé l’éducation physique anglaise à l’école primaire… il distinguait très tôt, dans des textes des années 30-35, « le cinématique » – il voulait dire par là le tracé, ce que moi j’appellerais la forme – puis le « dynamique». Pour lui, ce qu’il fallait faire travailler fondamentalement, c’était le dynamique. Je reconnais qu’il y a un problème très difficile, c’est comment relier le dynamisme et la forme ? Je ne dis pas qu’il faille balayer la forme, mais je suis un peu réticente sur l’idée de l’imposer d’entrée, comme un « fondamental ».

À travers l’émergence de l’expression corporelle c’est finalement une sorte de rapport à la technique assez conflictuel qui se joue ? La technique est conçue comme étant quelque chose d’un peu robotisé, mécanique … mais depuis la notion a évolué. Faut-il jouer la technique contre la création ?

Non. On arrive à ces débats-là dans les années 65-70. Comment amener à une technique qui demeure vivante ? Lorsqu’on voit des chorégraphes contemporains, c’est d’un niveau technique extraordinaire, mais souvent ancré sur une pulsation, et fréquemment sur une pulsation d’une violence, d’une érotisation étonnante. C’est vraiment de la pulsion, et en même temps très technique. Certes il faut donner de la technique, sans la couper du vivant, du sens. Martha Graham avait une technique très structurée, mais qui partait toujours de la respiration, de l’intérieur du corps. Une sorte de violence dans la façon d’arracher le mouvement de l’intérieur du corps. Ce qui pose la question d’une technique très sophistiquée, mais toujours en prise sur nos pulsations.

Avec le recul, n’aurait-il pas mieux valu parler de danse, plutôt que d’expression corporelle, laquelle n’est pas une pratique sociale et qui a pu paraître vide de contenus pour les enseignants ?

Je n’ai pas l’impression que des collègues se soient enlisés dans l’expression corporelle. Ce tournant de l’expression corporelle des années 68 et post 68, je le vois plutôt comme un passage qui impulse une remise en question ou une critique. En ce sens, il me paraît avoir été utile et positif.

Est-ce que dans cette période-là, dans votre souvenir, les « courants de l’éducation physique », étaient en prise sur des préoccupations politiques ?

Oui, bien sûr, puisque liés au « gauchisme » des années 68 et suivantes, avec la remise en cause du système éducatif, avec l’idée qu’il fallait laisser l’enfant créer lui-même, trouver lui-même le savoir. Ce qui est discutable. Mais ça a au moins bousculé les choses, pas seulement dans l’éducation physique. Après ça s’est refermé comme toujours lorsqu’il y a une ouverture excessive. J’ai entendu des étudiants, par exemple, puisqu’ensuite j’ai enseigné à la faculté de Paris VIII-Vincennes, qui en arrivaient à tout contester, assimilant apprentissage et dressage etc. Je pense sans ambiguïté qu’il faut un apprentissage de la lecture comme il faut un apprentissage de la danse. Oui, cela a été lié à un mouvement gauchiste au sens large, une critique politique du système éducatif, à la contestation des modèles. Mais enseignant, à ce moment-là en sciences de l’éducation à l’université de Paris VIII-Vincennes, j’ai assez vite remis en question cette idée qu’il fallait laisser libre la créativité de l’enfant, le laisser s’épanouir et s’exprimer etc. Le problème est comment susciter la créativité. Elle ne pousse pas toute seule.

Puisque vous êtes passée de la danse à l’écriture, est-ce qu’on peut dire qu’il y a des « choses » transférables de l’une à l’autre…

Là, je suis bien embarrassée parce que… vous voulez dire que, pour moi par exemple, il y aurait eu un lien entre la danse et l’écriture ?

Oui c’est ça

Je crois que pour moi écrire a été une sorte de rupture, au moins temporaire, avec tout ce qui était l’investissement dans le corps et dans la danse. Peut être, tout bêtement, parce que je vieillissais et que je sentais qu’il fallait renoncer à ce registre-là. J’ai un peu de mal à répondre. Mais néanmoins je crois que lorsque j’écris, j’essaye de ne pas perdre le contact avec une sorte, je reprends un peu le terme de tout à l’heure, de pulsation du dedans et qui conserve tout de même quelque chose de corporel, une respiration. Oui, il y a parfois une pulsation et une respiration qui passent dans la phrase. J’aimerais avoir une écriture qui par moment ait quelque chose du « sensuel » de la danse. Mais ça se travaille, ce n’est pas « donné ».

Le travail sur la danse ne vous a pas particulièrement apporté par rapport au travail d’écriture ? 

L’élaboration d’une chorégraphie, n’est pas transférable telle quelle dans le travail de conception d’un roman. Et pourtant, dans les deux cas, il s’agit bien de structurer.

L’apprentissage, du sport d’abord puis de la danse, m’a montré que souvent il faut « tenir bon ». Affiner un geste, trouver le mot, modifier le rythme d’une phrase n’est pas donné d’emblée… Je pense que c’est valable pour n’importe quelle activité. Quand on me pose la question de savoir ce qu’est l’inspiration, en général je réponds « je ne sais pas ce que c’est que l’inspiration ». Je ne sais plus quel est !’écrivain qui a dit : « un livre c’est 90 % de transpiration et 10 % d’inspiration ». On doit pouvoir dire cela aussi pour la danse. Donc ça se rejoint un peu…

Pensez-vous qu’aujourd’hui il faudrait en quelque sorte sortir la danse de l’EP au profit d’un enseigne ment spécifique de la danse, comme pour le théâtre, le cinéma…?

On a beaucoup débattu de cette question en 1968, et on a essayé de maintenir l’idée qu’il ne faut surtout pas qu’elle soit enseignée à l’école par des techniciens qui la conçoivent du point de vue du spectacle, mais par des pédagogues. Cela dit, il me semble fort intéressant que des chorégraphes ou des plasticiens travaillent avec des instituteurs ou des enseignants du secondaire.

Bibliographie choisie

  • Expression corporelle, langage du silence, 1974, Revue française de pédagogie.
  • Danse et narcissisme en éducation, 1975.
  • Voies non-verbales de la relation pédagogique, en collaboration avec Daniel Zimmermann, 1976.
  • Le corps de l’enseignant dans la classe, 2ditions ESR, 1983.
  • Le corps de l’élève dans la classe, L’Harmattan, 1983.
  • Questions/réponses sur l’éducation physique et sportive, 4e édition, 1981.
  • L’école dans la littérature, 1985.

Romans :

  • La ventriloque, Édition Des Femmes, 1978. 
  • La danse océane, Souffles 1988.
  • Martha ou le mensonge du mouvement, Manya, 1992. 
  • Belle-mère, Actes Sud, 1993.
  • Belle mère, Actes Sud, 1994. Prix Goncourt lycéens.
  • La nuit, la neige, Babélio, 1996
  • Le sas de l’absence, Actes Sud, 1997
  • La nuit de la neige, Actes Sud, 1996. Le sas de l’absence, Actes Sud, 1997.
  • Platon était malade, Actes Sud, 1999.
  • Septuor, en commun avec Daniel Zimmermann, le Cherche Midi, 2000.
  • La danse océane, Actes Sud, 2003
  • Les femmes du braconnier, Actes Sud, 2010
  • Dans l’ombre de la lumière, Actes Sud, 2013
  • Son dernier roman Tout dort paisiblement, sauf l’amour, Actes Sud, 2016.

Et tant d’autres…

Claude est décédée en mai 2024. Nous lui rendons hommage dans cet article.