Alain Becker, dans le numéro spécial sur le culturalisme (2018), a donné, au nom du bureau du centre EPS et Société, une vision culturaliste de l’Ecole. Entre analyse de l’existant et mise en perspective d’alternatives, c’est un texte important qui fait le tour de beaucoup de sujets qui préoccupent quiconque s’intéresse à l’éducation.
À partir du double sentiment d’une urgence sociale et d’un possible renoncement à une École démocratique, s’impose aujourd’hui de rassembler nos idées sur la question scolaire.
D’abord une urgence sociale. Nous prenons au sérieux la multiplication des diverses enquêtes sur notre École, même si celles-ci méritent mises à distance et critiques méthodologiques. Elles accréditent la crise de notre système éducatif, ses dérives tant structurelles, sociales que culturelles. Un diagnostic s’impose pour la comprendre et sortir par le haut de ses tensions. L’EPS n’échappe pas à cette situation. Rien cacher d’une École malade dans « une société qu’il l’est encore plus qu’elle », est une exigence civique et professionnelle.
Urgence donc à trouver aussi des réponses aux besoins vrais de la société, des jeunes, à l’attente des familles, en particulier populaires, à redonner sens aux métiers d’enseignants en cessant la multiplication de réformes déstabilisatrices et sans effets sur le réel social de l’École.
Rien cacher d’une école malade dans « une société qu’il l’est encore plus qu’elle », est une exigence civique et professionnelle.
Ensuite un renoncement déjà visible.
Trop d’élèves d’origine principalement populaire, très tôt, n’entrent pas en culture (Jérôme Bruner).
Trop de jeunes, à leur sortie du système éducatif, sont intellectuellement désarmés face au monde tel qu’il est, livrés à ses enjeux, ses défis, ses pièges, sans posséder les outils pour le comprendre et participer en toute conscience à sa bonne marche, voire à sa transformation.
L’École du peuple doit retrouver le sens et le goût de l’utopie, rappeler que sans savoirs, sans pédagogies, sans transmission égale d’une culture commune, l’émancipation de chacun·e ne sera pas au rendez-vous et se garder de deux tentations : d’abord celle consistant à se référer à un passé scolaire mythique et croire aux vertus magiques d’un retour en arrière. Ensuite imaginer qu’une sorte de statu quo scolaire un peu « technologisé », « humanitarisé » sur fond d’autonomie généralisée pourrait suffire. C’est au contraire un esprit fait de renouveau, d’espoir, qui doit, selon nous, souffler sur l’Ecole.
Un nouveau paradigme scolaire ?
Un sondage récent (2016) montre que pour une majorité de jeunes enseignants du premier degré, l’Ecole est plus là pour permettre « l’épanouissement » des élèves que la « transmission du savoir ». Cela touche en partie le second degré.
L’adhésion majoritaire ici et croissante, à cette conception de l’Ecole est la cause de tensions internes destructrices, de l’éclatement de nombreux collectifs dans les établissements. Nous l’interprétons comme un renversement complet du système au moins formel de valeurs qui faisait largement consensus tant dans l’École que dans la société.
C’est aussi un indice de la difficulté actuelle à enseigner.
C’est encore la recherche par le monde enseignant d’une autre raison d’être et d’exercer, d’autres indices de « réussite ».
Un nouveau paradigme scolaire est donc né. Et la crainte est de voir des élèves, en particulier ceux dits en « difficulté », plus qu’aujourd’hui, y adhérer. Tant il est vrai qu’apprendre, « coûte » ( J.P. Astolfi ) et que parfois les élèves qui pourtant s’accrochent en sont trop souvent peu ou mal récompensé·e·s, particulièrement aux portes de l’emploi
Une Ecole en crise dans une société en crise
Samuel Joshua a raison quand il affirme dans une publication récente (2016) que les responsabilités incombent d’abord à la société, que la crise du social est telle qu’elle emporte, « submerge tout », y compris l’institution scolaire. Mais cette vérité première ne peut conduire à ignorer la profonde et durable crise de l’Ecole elle-même.
Celle-ci procède de son histoire, des choix politiques successifs et dominants qui l’ont fait évoluer. Engagements qui n’ont jamais fait du principe d’égalité pourtant inscrit aux frontons des Ecoles une réalité (même à la création du collège unique). Un état donc qui la taraude et la mine. Et c’est notre hypothèse, il y a des raisons « propres » au système, sociales bien sûr elles aussi, qui font qu’aujourd’hui la quête de « l’épanouissement personnel » semble supplanter celle du savoir, du « transmettre et apprendre » (Marcel Gauchet). Pourtant, qui ne souhaite voir ses élèves heureux à l’École ? Ces visées s’imposent. Elles sont d’ailleurs constitutives de l’EPS, domaine par excellence des jeux et de l’exultation des « corps ».
Nous doutons que cette injonction concerne prioritairement les élèves doté·e·s d’un « capital culturel » conséquent. Celleux qui savent par tradition et sociologiquement, très majoritairement, que « s’épanouir », c’est d’abord passer par la case « savoir » (y compris en EPS). Celleux toujours dont l’emploi du temps déborde, et qui, non satisfait·e·s du plein qu’ils/elles font souvent des ressources de l’Ecole, s’engagent dans de nombreuses activités périscolaires, personnelles, pourtant chronophages . Celleux, (leurs familles) qui, pour conclure sur ce point, s’organisent pour consacrer toujours plus de temps à l’étude, à la « transmission » (Marcel Gauchet).
L’École française reste performante pour cette population. En revanche, elle bute en général sur les élèves des classes populaires et bégaie trop souvent s’agissant de leur réussite … Son architecture reste marquée par le souci de diviser, de hiérarchiser ; son fonctionnement par celui de la concurrence, du classement individuel et de l’orientation précoce.
L’École française reste performante pour cette population. En revanche, elle bute en général sur les élèves des classes populaires et bégaie trop souvent s’agissant de leur réussite. Son architecture reste marquée par le souci de diviser, de hiérarchiser ; son fonctionnement par celui de la concurrence, du classement individuel et de l’orientation précoce. C’est un fait. Cette réalité souvent invisible, parfois inconsciente a des effets puissants sur le quotidien des administrations, des établissements, des enseignant.e.s, des familles, des élèves eux-mêmes. Le système s’organise sur le mode du mérite républicain, oubliant que les élèves ne partagent pas la même « égalité des chances ». Et cyniquement, c’est aux élèves qui peinent que s’adresse le message de l’épanouissement, du bien-être. Ainsi on pourrait donc être heureux à l’École en entrant tôt dans l’échec, et en n’en sortant jamais ou quasiment. Discours qui en cache un autre, celui toujours bien vivant, qu’une grande partie de ces élèves biologiquement ou culturellement prétendus « déficitaires » (JP Terrail ), ne possède pas les aptitudes lui permettant une activité cognitive, est réfractaire à l’abstraction, assignée au « concret ». Bref qu’elle n’a pas les mêmes besoins de formation et d’instruction que les autres.
Cette prédiction souvent anticipée des « destins » scolaires s’effectue la plupart du temps sans que la scolarité même de ces élèves ne soit interrogée pour comprendre le comment et le pourquoi des « cancres », des rebelles scolaires qu’ils sont parfois devenus.
Des jeunes destinés à un futur sans métier (Roland Gori), un travail souvent précaire, prescrit (« mobile », « polyvalent »), et réputé a priori comme n’exigeant qu’une faible qualification, pauvre en droits sociaux, pour de faibles rémunérations.
Des jeunes destinés à un futur sans métier (Roland Gori), un travail souvent précaire, prescrit (« mobile », « polyvalent »), et réputé a priori comme n’exigeant qu’une faible qualification, pauvre en droits sociaux, pour de faibles rémunérations. 1. L’économie étant toujours dans l’ombre des grandes envolées éducatives, quand celles-ci n’ont pas pour objectif simplement d’en masquer les réalités. L’employabilité devenant progressivement le seul moteur de la scolarité.
Pourtant, des enquêtes nombreuses montrent que là ne sont pas les attentes des familles populaires, que toutes ou quasiment forment le vœu d’études supérieures pour leur progéniture et s’engagent pour cela. Ce « désir » d’école rencontrant des exigences sociétales aussi urgentes. Un hiatus risque donc de se développer entre l’École et une part importante des familles. Refoulé, il risque d’être l’un des facteurs de l’accentuation des difficultés à venir.
Nous partons d’un principe, il n’y a que l’École de la république comme École égale, qui puisse s’occuper, au travers de l’obligation et ses défis, également de tout le monde. En particulier des élèves « en échec ». Celleux que l’École actuelle a tendance soit à rendre de plus en plus invisibles, soit à mettre sur la touche, soit encore à traiter « différemment ». (Voir la médicalisation actuelle de la « difficulté » scolaire). Pour conclure sur la crise de l’École, nous citons le sociologue Bernard Lahire (6 /2013) « L’Ecole a une responsabilité pédagogique et politique considérable vis à vis des enfants qui n’ont que l’École et que le temps passé à l’École pour entrer dans la culture scolaire et se l’approprier. Or pour ces enfants-là, tous les moments retirés à l’action pédagogique, au travail pédagogique, à l’entraînement, constituent autant de remises en cause de la progression dans l’appropriation des savoirs scolaires des élèves. Il faut du temps pour transmettre un capital de connaissances, pour faire acquérir des techniques ou des manières de penser ou d’agir. ».
En notant que si le propos est juste, aucun n’élève n’a jamais « que l’école » pour grandir et que chaque individu, au-delà de déterminismes immanquablement à l’œuvre, peut toujours tirer le meilleur profit scolaire de sa culture familiale, de ses origines, du soutien de ses proches.
Une histoire conflictuelle !
Partout, chaque fois que l’Ecole a vu arriver de nouveaux élèves ou encore a voulu ou prétendu s’occuper mieux de la totalité des élèves, des débats sur le quoi et le comment pour y parvenir se sont développés. Ceux-ci cachant mal parfois chez certains le refus en fait de toute idée de démocratisation, d’égalité à l’Ecole. La France n’échappe pas à ce phénomène.
Arbitrairement nous nous intéresserons ici à la période 1989/2017. Nous reviendrons sur un certain nombre de controverses qui structurent toujours les débats éducatifs. La question des savoirs et des disciplines, celle de l’interdisciplinarité, celle de la culture commune, celle des ordres scolaires, le second degré en particulier.
La place des savoirs
Ce n’est pas faire œuvre de perspicacité de noter que la loi Jospin, sa très réductrice formule « l’élève au centre », a été source de violentes polémiques. Dans sa suite, le camp : « républicain » s’est auto proclamé défenseur du savoir, celui des « pédagogues », seul porteur de l’intérêt de l’élève, de son « développement personnel ». D’un côté une fiction, celle d’une Ecole du savoir, sans aspérité, ni bilan social, de l’autre une promesse folle, celle d’une Ecole de l’élève pouvant faire fi de la transmission de la culture (des cultures) pour éduquer.
Et le clivage, mortifère pour l’Ecole publique, et finalement confortable pour celleux qui s’y abandonnent, entre « pédagogues » et « républicains », a fonctionné. Il reste à l’œuvre aujourd’hui et opère la mystification que certains attendent : détourner l’opinion publique des vraies questions scolaires, de leur dimension profondément sociales et culturelle, de la nécessaire approche critique à la fois des savoirs et des pédagogies en place. Et voilà relancée, la joute absurde entre la « matière » et la « manière »( Stella Baruk ). Parfois il est vrai, sur fond d’abus de pouvoir, de la « matière », d’un certain « savoir » se pensant en capacité par lui-même de se diffuser, sans médiation, sans dispositifs, sans interrelations, bref sans didactique ni pédagogies. Ou à l’inverse, à partir d’une sorte d’hypertrophie d’une « manière » (les « méthodes ») devenue quasi « matière » et indifférente à la matière elle-même, encore d’un « apprendre à apprendre » privé d’apprendre. Or on le sait, dans les classes, c’est bien en s’épaulant que savoirs sur la matière et savoirs sur la manière permettent aux enseignants d’agir, de construire et de produire de l’enseignement, de travailler dans l’intérêt des élèves.
Or on le sait, dans les classes, c’est bien en s’épaulant que savoirs sur la matière et savoirs sur la manière permettent aux enseignants d’agir, de construire et de produire de l’enseignement, de travailler dans l’intérêt des élèves.
Reste que les savoirs ont bien été par principe attaqués et que cette mise en cause laisse des traces profondes tant dans l’opinion publique que dans le monde enseignant comme nous l’avons évoqué. La suspicion sur la potentialité émancipatrice du savoir est maintenant installée. Loin de s’interroger sur les conditions auxquelles doivent répondre les savoirs scolaires pour être légitimes et efficaces en ce début de XXIe siècle, on s’est d’abord, non sans risque pour l’Ecole et les élèves, quelque peu débarrassé de la question. On s’est ainsi détourné d’une double nécessité. Celle du choix par niveaux d’enseignement des grands types de connaissances (matières) exigibles et des savoirs disciplinaires devant être portés à l’étude. Celle ensuite, fondamentale s’agissant de l’étude, de la nature même des contenus de leur dimension anthropologique et épistémologique. Nous voulons dire ici de se garder d’une certaine logique scolaire d’un savoir trop souvent centré sur ses aspects mécaniques, formels et répétitifs (sans vouloir ici contester la place des automatismes, ni celle de la mémorisation dans les processus d’apprentissage). L’enjeu didactique étant dans un cadre théorique, idéologique et social ainsi renouvelé d’appeler les élèves (les enseignant·es ?) à prendre conscience que les savoirs sont des « inventions humaines », vivantes (donc mortelles), évolutives. Qu’ils ont donc à voir (les savoirs, comme autant de réponses possibles) avec des questions, avec des problèmes qui les précèdent toujours et que et les Hommes se sont posées, se posent toujours. Ceux-là mêmes qui donnent de la « saveur », une dynamique propre à ce qu’on apprend, aiguisent les curiosités.
les savoirs sont des « inventions humaines », vivantes (donc mortelles), évolutives.
Le rejet de la transmission d’un savoir ainsi précisé, comme fondement de l’Ecole républicaine, interroge. C’est une question centrale aussi en EPS où trop souvent des « corps » qui génétiquement se « développent », dissimulent mal en fait un illettrisme corporel, sportif et artistique. Laissant de visu croire que grandir physiquement c’est être corporellement éduqué, cultivé. N’est-ce pas une certaine faiblesse chez ces détracteurs-là de laisser dans l’ombre, partant de leur position sur le savoir, l’éducation alors qu’ils visent ? Comment en effet pensent-ils finalement le développement des individus, la place, que doit occuper, le « développement culturel » (Lev Vygotski) dans l’éducation qu’ils prônent ? Notre conviction est que la condition humaine est d’apprendre, de s’approprier, ce qui nous est légué pour nous développer de l’intérieur. Encore que l’individuation, même dans ses aspects les plus singuliers, découle toujours de ce que nous savons des autres, du patrimoine comme un autre nous-mêmes, historique et collectif. Et c’est alors une conception humaniste de la « citoyenneté », de « l’identité » qui, dans cette perspective se dessine. Loin de l’approche comportementaliste, instrumentale, mécaniste actuelle de la chose et rappelant la fonction centrale et première de l’Ecole, d’un apprendre ensemble des savoirs, des méthodes partagées, comme condition « d’un vivre ensemble » scolaire et non l’inverse.
La place des disciplines
La contestation du savoir et ses raisons (« encyclopédisme, relativité, obsolescence, enfermement… ») n’a pas suffi à l’esprit de « réforme ». Il a fallu dans la cohérence de ce qui précède, s’agissant des savoirs, encore mettre en cause, non sans arrière-pensées structurelles, le mode disciplinaire d’organisation de ces savoirs. Nous ne résistons pas sur ce point à faire appel à Jean-Pierre Astolfi et à son ouvrage testamentaire : « La saveur des savoirs » (2010). Nous le faisons en nous étonnant du silence de la plupart de ses compagnons de route (nombre d’entre eux soutenant l’essentiel des évolutions récentes de l’Ecole) sur son contenu au moment où la controverse sur les disciplines enfle à nouveau. Philippe Meirieu y déclare dans la poste-face, que ce travail : « apporte sur ces problèmes cruciaux des éclairages décisifs. Il montre que loin de devoir édulcorer les savoirs ou dissoudre les disciplines scolaires, l’Ecole doit ouvrir chaque enfant à une vision experte du monde. ». Jean-Pierre Astolfi présentant l’objet de son travail comme suit : « Où l’on réhabilite les savoirs, trop facilement déclarés académiques et inutiles, dévalorisés au profit des perspectives plus dynamiques qu’offrent par exemple les compétences et l’interdisciplinarité. Où l’on défend également l’organisation du savoir en disciplines, parce que celles-ci sont des sortes de géants qui nous ouvrent à autant de nouveaux mondes et développent chacune une forme singulière de discipline de l’esprit. ».
Les propos sont clairs, et chacun comprendra qu’appliqués à notre discipline, prétendant qu’elle peut elle aussi porter une « vision experte du monde », et encore « développer une forme singulière de discipline de l’esprit », ils doivent donner confiance aux enseignants d’EPS, les inciter à combattre partout et pied à pied la persistante hiérarchie des savoirs dans notre système éducatif. Comme ils devraient encourager nos collègues à revendiquer plus fort, plus haut le fait que l’EPS est un domaine de culture à part entière porteur de savoirs spécifiques légitimes.
« L’interdisciplinarité » comme mode total de changement ?
L’injonction est à la fois de dépasser cet héritage et d’introduire (au forceps) de « l’interdisciplinarité » comme solution totale à la question des apprentissages scolaires. Nous voulons interroger ici les arguments qui veulent la justifier. Notons que la doxa sur l’interdisciplinarité a commencé par faire l’impasse complète sur la dimension théorique de l’affaire sans voir les conséquences pratiques de ce vide. C’est une boite de pandore qu’on a ouverte.
Que n’a-t-on entendu et lu, cela ne faisant que s’amplifier, à propos de la chose : « inter », « trans », « pluri » ? L’enjeu, faut-il le rappeler, étant quand même de pouvoir la nommer de la façon la plus juste, pour qu’enfin identifiée, elle circule et soit débattue de façon raisonnable parmi les personnels. Or c’est sans bilan théorique, politique et professionnel de ce qui s’est fait depuis 50 ans dans ce domaine, sans formations dignes de ce nom, qu’on a lancé le collège après l’école primaire dans cette aventure. On l’a imposée en espérant que la crise du métier, le besoin d’un travailler autrement, permettraient d’en gommer les aspérités.
Ainsi donc aujourd’hui, nouvel avatar, de ce modèle, les « EPI » (« enseignements pratiques interdisciplinaires ») donneraient « du sens » aux apprentissages, aux savoirs, car « pratiques » et « interdisciplinaires ». « Pratique », parce que le doute persiste sans doute sur la capacité de tous les élèves à entrer dans l’abstraction, « interdisciplinaire » parce que le « disciplinaire », (c’est connu !) « ennuie », alors que l’inter, lui, « motive ». « Inter » encore parce que « complexe », dépassant donc le « simple » disciplinaire, son « cloisonnement et enfermement » et permettant enfin de « comprendre le monde ». Nous sommes bien loin ici des « géants » disciplinaires évoqués par Astolfi, de sa conviction que « les seuls savoirs légitimes sont disciplinaires ». Et ceci dans une Ecole qui paradoxalement consacre, avec les résultats qu’on sait, dans les classes, plus de 80 % de ses activités à des apprentissages « disciplinaires » (qu’on le veuille ou non), quand ce n’est pas plus, qu’il s’agisse du premier ou du second degré. Dans une institution dont l’évaluation tant nationale qu’internationale porte sur les performances obtenues dans des disciplines. (Pour PISA le français, les mathématiques, les sciences).
En quoi les disciplines, par essence (à commencer par celles, sportives, artistiques, qui constituent l’EPS), excluraient-elles a priori la complexité de leur champ théorique et pratique ?
Qu’est-ce qui prouve toujours qu’apprendre en mathématiques, en français, en histoire, en EPS… ne pourrait faire « sens » pour les élèves ? Où est la démonstration que c’est l’organisation des savoirs en disciplines qui est responsable du désintérêt, rabâché, des élèves et non le choix, la conception, donc la nature et la qualité des savoirs eux-mêmes ou et des pédagogies alors à l’œuvre ? Que penser toujours d’une Education nationale qui se prive aujourd’hui de toute réflexion sur les disciplines, leur histoire, leurs contradictions, leurs évolutions. D’une Ecole encore qui s’empêche d’explorer avec les personnels ce qui pourrait enrichir les pratiques disciplinaires actuelles ou à venir, voire même les compléter sous des formes à définir. D’une institution pour finir qui n’arrive ni à penser, ni à conduire cette opération parce que récusant que le faire, suppose de placer au cœur des processus à créer pour cela la question de la disciplinarité.
Un socle fantasmé
L’Education nationale en accord avec les recommandations de la commission européenne s’est engagée depuis 2006 dans une politique dite du « socle commun » de compétences et de connaissances (nous sommes en 2017 ! ). Hypothèse donc d’un dispositif capable de garantir à chaque élève un savoir de base. Un « socle » donc, objet d’abord théorique (à moins qu’il ne soit ici que technocratique et idéologique) dont le caractère surplombant (une sorte « d’au-delà des disciplines ») questionne. Chacun comprenant qu’un tel outil présente par nature un risque mécanique d’instrumentalisation des savoirs. C’est le sort actuel des savoirs/compétences en EPS, dénaturées, réduites à viser un comportementalisme douteux. (Hier une « citoyenneté » ambiguë, une « santé » discutable, maintenant « un vivre ensemble » équivoque.). Et ce n’est pas le nouveau socle 2012, fut-il aussi de « culture », qui clôt la discussion. D’où nous viennent ces socles successifs, quels sont leurs motifs exacts et surtout où mènent-ils notre Ecole ? Les personnels doivent pouvoir librement en discuter. Ceci d’autant que dans les faits le couplage initial connaissances/compétences, sous la pression de l’institution, a laissé place à une approche exclusive des objectifs scolaires au travers de seules « compétences » ; ceci au nom de leur caractère opératoire. La mystification ici est double, on laisse d’abord croire qu’il pourrait y avoir compétence sans savoirs afférents (impasse vérifiée en EPS depuis 1996) et d’autre part on escamote l’idée fondamentale (JP Astolfi) que « les savoirs théoriques doivent aussi être opérationnels, non pour présenter une utilité d’ordre pratique (instrumentale) mais pour fonctionner comme outils intellectuels », pour rendre le réel intelligible.
Cette exigence de poursuite de la réflexion avec les enseignants ne conduit pas pourtant à récuser toute quête de plus grande cohérence des cursus.
– A condition de s’en expliquer, de pouvoir juger de façon instruite où l’on va théoriquement et pratiquement. En admettant le principe que la diversité, la singularité des cultures scolaires n’est pas opposable à la recherche d’une unité.
– A condition encore que la référence à la culture, absente en 2006, si difficile à faire intégrer en 2012, si faiblement présente aujourd’hui dans le discours institutionnel, ne soit pas un simple artifice politique. Qu’on ne fasse pas en fait des seules visées « transversales » ou encore générales du socle, le vrai et seul contenu institutionnel de la scolarité, shuntant ainsi les disciplines et leurs savoirs/compétences. Certains en rêvent déjà. Pouvoir accéder à des compétences « générales » en shuntant les opérations concrètes et spécifiques propres aux savoirs disciplinaires est une opération idéologique en cours. Choix politique rendant alors inutile la référence à des programmes disciplinaires nationaux et poussant par ce biais à l’autonomie administrative et pédagogique totale des établissements scolaires si chère aux experts de l’OCDE, aux actuels divers courants libéraux de l’École.
– A condition enfin, pour terminer sur ce point, que ce qui doit charpenter la culture scolaire, (comme culture des cultures) et donner sens commun à la scolarité, donc que ce tout ne soit ni pensé, ni construit, hors d’un rapport étroit à ses parties : les disciplines scolaires, fussent-elles revisitées.
Ecole et culture, culture commune
Quand en 2000 la FSU publie chez Hachette son travail collectif sur la culture commune, c’est dans le cadre d’une controverse née dans les années 80 sur les contenus d’enseignement, particulièrement ceux de l’École obligatoire. Il s’agit alors aussi pour la FSU de proposer une alternative à la montée en puissance de l’idée de « socle », à celle d’une approche par compétence de la scolarité. Nous n’entrerons pas ici dans l’énumération de ce qui devrait constituer la culture scolaire commune contemporaine Nous nous attacherons à tenter d’expliquer l’attachement qui est le nôtre à la référence à la culture s’agissant d’éducation scolaire. Nous nous inspirerons d’un article d’Annick Davisse publié dans la revue Contrepied publié en mai 1997 et qui met en évidence une sorte de double rapport de l’École à la culture.
D’abord l’auteure fait un choix sans ambiguïté qui résonne aujourd’hui : elle souhaite, évoquant l’EPS, des « enseignements à plus forte finalité culturelle ». Elle veut pour l’Ecole des contenus pilotés non par des finalités, ou encore des logiques qui leur sont extérieures mais par des dynamiques qui leurs sont propres. (Une école qu’elle veut par ailleurs « radicalement » transformée). L’enseignement doit préparer ultérieurement les élèves à s’engager librement dans une vie culturelle choisie. Si la culture doit être plus et mieux présente à l’École, c’est aussi pour préparer cela. L’institution scolaire apparaît comme le vecteur principal de la lutte contre les inégalités, contre les discriminations sociales, de genre dans l’accès à la culture. Une chance donc !
Simultanément Davisse observe sans naïveté les pratiques sociales du champ culturel, leur histoire, l’humanité qui s’y joue. Elle voit des garçons arriver à l’école, culturellement réfractaires à la lecture, à la danse, des filles qui le sont aux sciences, aux sports…, parfois déjà muré·e·s dans des habitus, un genre, des origines. Pour cela elle dit vouloir pour l’École des pédagogies, des contenus émancipateurs, doublement émancipateurs.
Lire Sexe et genre, quels rapports Nature/Culture ? d'Annick Davisse
D’abord, nous y revenons, pour que toutes les cultures y soient accessibles à tout le monde. Ensuite pour que les dispositifs scolaires et leur matière libèrent de tous les processus à l’œuvre partout (école comprise) qui excluent ou discriminent, fondent d’insupportables et parfois « invisibles dominations ». Une Ecole donc qui concrètement travaille aux nécessaires prises de conscience, propose un engagement personnel délibéré dans des pratiques qui permettent à chacun·e de faire des choses qu’elles/ils n’auraient jamais imaginé pouvoir faire, puis de les faire ensemble avec et contre d’autres.
Un second degré coupable et responsable
Faut-il rappeler ici avec quelle violence les collèges et les lycées, les enseignant·e·s qui y travaillent ont été (sont toujours pour certain·e·s) désigné·e·s publiquement comme responsables des dysfonctionnement de notre Ecole ? Devenu l’unique cible, pointé comme l’obstacle au changement parce qu’attaché, c’est son identité historique, aux disciplines, le secondaire a été livré en pâture à l’opinion publique. Le collège en particulier a été désigné comme le « maillon faible » de l’édifice, celui par qui et à cause de qui tout arrive, en particulier le pire scolaire. Comme si les difficultés identifiées par le collège et sur lesquelles trop souvent, il est vrai, il bute, n’avaient ni histoire, ni antécédents scolaires lourds. Collège fantasmé encore qui serait toujours « une copie du petit lycée » élitiste des années 1960. En notant qu’il faut être peu curieux du réel ou partisan pour ne pas voir déjà les transformations du second degré lui-même, depuis au moins 20 à 30 ans ; sa capacité, face à la « massification », à transformer ses contenus, ses pédagogies. Mais aussi collège en crise qui trop souvent de façon inquiétante, (ce qu’aucun de ses détracteurs attentifs n’a semble-t-il repéré) revoit à la baisse ses objectifs, s’agissant en particulier des élèves des établissements « difficiles ». Il ne s’agit pas ici de juger mais de comprendre, en observant aussi l’activité professionnelle, la qualité du travail entrepris par de nombreux·se·s enseignant·e·s pour se sortir de ce piège.
Comment en sortir ?
Une « urgence sociale » urgente.
Nous refusons d’ignorer les leçons de l’histoire récente. Il y a le feu partout dans le monde occidental, dans la maison européenne, en France, ailleurs aussi et si nous ne savons pas la forme exacte de ce qui peut se ( re ) produire de pire, nous savons, le sens que cela peut prendre, prend déjà : recul de la démocratie, des libertés, des solidarités, de la justice sociale, de l’idée de paix, de la raison dans toute chose, montée en puissance de la violence comme régulateur de tous les rapports sociaux, autoritarismes, relativismes, marchandisation, retour des peurs et des boucs émissaires…
Nous refusons d’ignorer les leçons de l’histoire récente. Il y a le feu partout dans le monde occidental, dans la maison européenne, en France, ailleurs aussi et si nous ne savons pas la forme exacte de ce qui peut se ( re ) produire de pire, nous savons, le sens que cela peut prendre, prend déjà : recul de la démocratie, des libertés, des solidarités, de la justice sociale, de l’idée de paix, de la raison dans toute chose, montée en puissance de la violence comme régulateur de tous les rapports sociaux, autoritarismes, relativismes, marchandisation, retour des peurs et des boucs émissaires…
L’Ecole prend cela au quotidien dans la figure et il est vain et de penser qu’elle puisse y échapper. Certains prétendent qu’elle peut, dans ce contexte, parer au plus pressé, jouer le pompier social, encadrer, contenir la jeunesse et ses trop fréquentes misères. Or l’Ecole ne peut être une rustine ! Elle est en France au cœur de la société et l’interrogation est là : comment faire pour qu’elle soit un des éléments forts de la compréhension par chacun et chacune des enjeux du monde ? Comment peut-elle faire de chaque individu un acteur instruit, conscient et responsable de la bonne marche de notre société, de son progrès ? C’est le principe « d’une « exigence intellectuelle » (JP Terrail), aussi d’une exigence « corporelle », ( fut-elle « élémentée » comme le propose encore JP Astolfi ) que nous voulons promouvoir. Ceci pour toutes et tous les élèves et comme solution aux difficultés que nous connaissons. C’est donc à un renversement dialectique des logiques majoritaires aujourd’hui à l’œuvre, (celle en particulier du tri précoce, de l’abaissement justement des « exigences » culturelles au nom de l’hétérogénéité) que nous appelons. A un changement de culture (celle du déficit et de l’adaptation, des déterminismes absolus) et consistant à faire de l’utopie, paradoxalement sans doute, un moyen de l’action. Seul signe de « bienveillance » qui vaille à l’égard de la jeunesse, seule façon d’endiguer le désespoir, la violence, parfois destructrice, qui surgit de la frustration face à un avenir scolaire compromis.
Être persuadé qu’on peut le faire
D’abord en s’inscrivant dans une démarche volontariste où prévalent les idées que les sociétés humaines, c’est leur spécificité par rapport au monde animal, ont cet extraordinaire capacité à produire du nouveau. En se convaincant qu’être moderne n’est pas s’adapter à un monde pensé et voulu tel qu’il est mais au contraire, agir pour régler les problèmes qui le taraudent. (« créer du monde », Yves Clôt).
… être moderne n’est pas s’adapter à un monde pensé et voulu tel qu’il est mais au contraire, agir pour régler les problèmes qui le taraudent.
Si l’Ecole est assujettie à la société et de ce point de vue, n’est jamais en capacité d’être, seule, « libératrice », elle a pourtant, son histoire même contradictoire, en témoigne, une partition à jouer s’agissant de l’émancipation des individus. Au point d’ailleurs qu’une scolarité précoce de qualité, on le sait, peut déjouer les pronostics « scolaires » trop souvent hâtivement faits. C’est d’ailleurs ce à quoi s’attachent, non sans succès, de nombreux enseignants. S’engager dans cette voie ne signifie pas adhérer à une sorte d’égalitarisme scolaire naïf. L’Ecole produira toujours des différences de résultats. Mais celle que nous avons en tête devra avoir une double visée : assurer la réussite scolaire normale de toutes et tous et, dialectiquement donc, produire de la mobilité sociale au sein même de l’excellence scolaire. Le « toustes capables » n’est ni un slogan, ni une chimère, c’est un possible, un exigible même. A conditions que nous rompions avec ce qui nous ronge tous et toutes : cette propension spontanée et souvent inconsciente, au pire, à naturaliser les résultats des élèves, au mieux, à les sur-déterminer en fonction de leur capital social et culturel supposé.
Transmettre, apprendre, émanciper.
Nous avons dit précédemment notre attachement au couple « transmettre et apprendre » comme base d’une École démocratique. Certains le croient contre « nature ». D’autres (Marcel Gauchet) craignent, le regrettant, que pour l’École, l’histoire ait déjà tranché au profit d’un « apprendre » sans mémoire, sans passé.
Simultanément nous nous interrogeons sur le rapport du savoir à l’émancipation. Comment en effet, s’approprier un patrimoine, des normes, des savoirs, des compétences, des usages pour grandir, devenir un être social, donc être le produit de cet héritage et pour autant, être soi-même, libre, capable de contester, de modifier ce qui nous a été transmis, d’en être un créateur ? La tradition scolaire française veut qu’on ait là aussi à se diviser. A chacun, encore une fois, son camp : transmettre ou émanciper ! Le psychologue Yves Clôt dans la suite des travaux de Lev Vygotski nous éclaire sur cette hypothétique opposition. Il nous dit au contraire le rapport étroit, dialectique entre ce « je » et ce « nous » historique, culturel déposé dans des « œuvres », des objets, des techniques. Un « nous » non réduit à des choses à apprendre « par cœur », à reproduire mécaniquement mais source d’activité authentique, dynamique et créatrice que « je peux moi-même, avec les autres, produire, déployer sur lui et à son propos ».
Créer du désordre, mettre en cause les ordres
A l’actuelle primarisation du collège, incompréhensible s’agissant du bilan objectif de l’école primaire, on pourrait opposer, comme solution, une « secondarisation » du primaire et inscrire la refondation de l’Ecole dans la vieille et stérile opposition des ordres scolaires issue de notre histoire collective. Mais il n’existe pas de modèle en réserve au magasin ayant fait la preuve de sa capacité à résoudre les problèmes qui sont posés. Il faut donc créer un nouvel ordre scolaire, oser sérieusement porter cette perspective dans la société, en faire un grand débat politique. Il ne s’agit pas de faire table rase de notre histoire scolaire, mais d’identifier dans un cadre démocratique renouvelé lui aussi, ce qui venant du passé, émergeant ou pouvant surgir, peut contribuer au changement : une autre École, commune, progressivement plus commune, plus égale, de la maternelle au lycée !
Deux chantiers, une priorité.
Priorité à l’école primaire !
Une enquête récente de l’INSEE (février 2017) le confirme : le niveau de performance à l’entrée en 6e détermine le parcours scolaire ultérieur. Nous savons depuis 30 ans qu’un redoublement au CP est quasiment rédhibitoire s’agissant de l’entrée en seconde générale. C’est à la nation toute entière qu’il incombe d’affirmer que l’école primaire est une priorité nationale et que tout sera mis en œuvre, pour y éradiquer l’échec scolaire et faire en sorte que ce qui doit être impérativement acquis par chaque élève le soit. Nous le rappelons, une scolarité précoce de qualité est en mesure de contre-battre tous les déterminismes. La société de classes qui est la nôtre, au-delà des grands discours généreux sur la justice et la démocratisation le veut-elle réellement, majoritairement ? Les classes moyennes et supérieures acceptent-elles de voir les enfants des classes populaires briguer à terme les mêmes types d’emplois, les mêmes places dans la société que leurs propres descendants ?
Disons-le ici sans hésitation, l’école élémentaire dans cette perspective doit se donner une priorité : assurer l’entrée de chaque élève dans le monde scriptural tant langagier que mathématique en dehors duquel rien n’est possible dans nos sociétés. Ceci ne conduit pas à penser, comme certains l’évoquent aujourd’hui, qu’il ne faudrait faire que cela à l’école élémentaire, mais à exiger que cela y soit impérativement fait et bien fait.
Savoirs, disciplines, un grand chantier national : pour une « nouvelle fabrique des programmes »
« Tous les résultats sont convergents, ce sont les pédagogies qui définissent le plus explicitement les savoirs pertinents (classification) et qui définissent le plus explicitement les performances attendues de l’élève (cadrage) qui permettent aux enfants des classes défavorisées de réussir. » Ces propos du sociologue Roger Establet (2008) constituent pour nous une ligne directrice. Elle vaut particulièrement en EPS. Cette vérité ne s’applique-t-elle pas à tout un chacun qui doit et veut apprendre ? Ne s’agit-il pas d’une loi universelle valant pour tout contrat éducatif, en particulier celui qui lie la nation à son Ecole ? C’est le rôle pour notre part que nous accordons aux programmes nationaux disciplinaires, aux documents d’accompagnement, (d’un autre point de vue à la formation initiale et continue des maîtres) d’être en capacité d’annoncer et d’organiser explicitement à et pour tout le monde (élèves compris) ce qui devra être acquis à chaque étape de la scolarité ; mais aussi avec rigueur à chaque instant, ce qui est poursuivi, doit être appris et su dans chaque domaine de la connaissance. Comme s’impose simultanément et d’emblée de préciser aux élèves le quoi et le comment de l’évaluation, d’en bannir tout implicite, tout piège. De les aider à sortir « d’une note pour la note ». C’est de la responsabilité de l’institution, de l’enseignant de veiller à cela et de le garantir. Comme c’est sous l’autorité respectueuse, instruite mais ferme du maître que ces éléments doivent pouvoir être discutés, délibérés par les élèves.
Pourquoi cela n’est-il pas décidé ? La proposition d’Establet de définition explicite de ce qu’il y a à apprendre, partout, est constitutive du service public d’enseignement lui-même. Elle vise à produire un premier niveau d’égalité du dispositif scolaire : des contenus communs et partagés, fondés épistémologiquement (provisoirement) pour lever le plus possible, le risque de « malentendu » didactique, d’errements dans l’élaboration des tâches scolaires et de leur évaluation, et éviter toute différentiation/localisation des contenus en fonction des capacités présumées des publics, du genre des élèves, ou des environnements culturels et sociaux.
En ce début de XXIe siècle, il y a urgence à repenser la culture commune scolaire permettant à chaque individu la maîtrise de son destin, à notre communauté nationale, voire européenne de reprendre la main sur son devenir. « Savoir réfléchi et critique, condition de notre liberté et du pouvoir de délibérer à égalité sur les affaires du monde » (JP Terrail). C’est le sens du grand débat public national et démocratique (pourquoi pas européen ?) sur les savoirs et les disciplines, la culture scolaire que nous appelons de nos vœux. Nous demandons qu’il se développe au plus près des citoyens, des usagers de l’Ecole, et rassemble, pédagogues, experts, scientifiques, artistes, créateurs, sportifs, personnels enseignants et toutes les forces vives de la nation.
S’agissant des disciplines, de leur nature, de leurs contenus, méthodes, frontières, tout doit pouvoir être mis à plat, éventuellement rebattu. La connaissance plurielle de leur histoire, de leur (non) présence, de leurs crises, doit être largement diffusée, réfléchie, discutée, c’est la condition première de leur mise en perspective pour une autre École. D’emblée nous pointons deux carences de l’actuelle culture unique scolaire. D’abord le déni du « travail » comme activité humaine fondamentale, comme objet de savoir, renvoyé dans le meilleur des cas à l’espace familial, au pire au seul métier ; ensuite la technique (toujours « maudite » en EPS !), comme activité humaine supérieure. Tous deux constitutifs de l’histoire de l’humanité mais quasiment absents de l’École française.
Culture technique (technologique ?) donc, comme domaine de connaissance en soi (vers une « démocratie technique ». Y Lequin), ensuite comme domaine d’activité de production dès l’école primaire.
Technique comme des technicités enchâssées dans les savoirs, les compétences et les disciplines, trop rarement identifiées comme objet de savoir, trop souvent ignorées et rarement enseignées comme tel.
Pour conclure ce chapitre, nous en venons à ce qu’on nomme parfois « la fabrique des programmes ». Les caricatures actuelles doivent cesser, surtout si l’on dit vouloir vraiment que les disciplines puissent dialoguer, qu’elles sortent de leurs murs. Nous proposons que la refonte des programmes s’inscrive dans un cadre explicite aujourd’hui maîtrisable : celui d’une pluridisciplinarité rigoureuse et exigeante. Cela pour éviter au plus les analogies aventureuses ou purement instrumentales, le nomadisme des concepts, des notions, des principes. Il s’agirait ici donc d’une écriture systématiquement simultanée et coordonnée, par niveau, de tous les programmes. Pour permettre non priori mais a posteriori, de dégager des points de rencontre pluridisciplinaires légitimes intellectuellement et construits en toute connaissance de cause, loin des bricolages instrumentaux actuels. Cette façon de procéder devant s’accompagner d’une autre nouveauté, celle consistant à penser verticalement cette fois et à écrire chaque programme quand cela s’impose, osons la formule, de la maternelle au lycée.
Former de nouveaux enseignants : formation initiale, formation continue, recherche
Nous ne développerons pas ici ce qui devrait être l’honneur d’une vieille République « sociale » comme la nôtre, d’un vieux pays de culture comme la France : considérer et rétribuer les enseignants à hauteur de leurs missions. C’est une honte pour la droite et la gauche politique françaises d’accepter que les salaires de nos professeur.e.s soient parmi les plus bas d’Europe et qu’en plus leur statut de fonctionnaire soit vilipendé ou encore mis en cause.
La formation initiale
L’École que nous souhaitons a besoin d’enseignants concepteurs et acteurs possédant une haute qualification attestée par l’État. Plus, elle exige dans leur domaine ou discipline une nouvelle professionnalité, une révolution, faisant d’eux, d’incontestables « experts » capables de mener concrètement dans la classe les apprentissages disciplinaires scolaires, les activités qui leur incombent. Là encore, il n’y a pas de modèle en réserve ou disponible. Il faut donc inventer des formations qui répondent aux exigences d’une École plus commune et véritablement démocratique. Disons-le tout de suite, dans cette perspective, l’un des modèles les plus critiquables est celui du premier degré et sa folle polyvalence. Il est arrivé au bout de son histoire, en décalage avec les pratiques réelles, il pénalise certains élèves. Au regard de ce que nous avons dit s’agissant des priorités à l’Ecole primaire, la maîtrise de l’écrit et celle du langage mathématique, la très grande majorité des personnels qui y est affectée doit être formée spécifiquement soit sur l’un soit sur l’autre de ces pôles de connaissances. La visée experte nous servant de guide, pour les autres besoins disciplinaires, pour l’école maternelle, des formations spécialisées s’imposent.
Formation scientifique disciplinaire à visée professionnelle ( incluant une approche épistémologique, anthropologique des savoirs « savants », des savoirs scolaires, condition d’une incontournable formation didactique disciplinaire, d’ouvertures pluridisciplinaires), articulée à des formations en sciences humaines, en philosophie, en pédagogies, à des formations pratiques précoces et progressives, l’ensemble étant en lien avec la recherche en enseignement, constituent les bases d’une formation alternative à celles (premier et second degrés) que nous connaissons aujourd’hui. Deux axes inséparables et liés s’imposent.
-Savoir penser individuellement, collectivement les contenus, (savoirs et méthodes) disciplinaires, élaborer des stratégies pour enseigner. Pouvoir revenir théoriquement et de façon critique sur son action. Développer une pensée créatrice.
-Savoir agir dans la classe, gérer des individus, des groupes, des différences, prendre des décisions d’ordre didactique, pédagogique dans l’urgence, changer de stratégie. Favoriser et maîtriser les interrelations, la circulation du savoir, être attentif aux représentations des élèves, à leurs erreurs, leur activité cognitive et intellectuelle, pouvoir les interpréter. Faire que les élèves apprennent ensemble. Respecter ce qu’ils sont et veulent devenir.
L’exigence qui s’exprime ici conduit à devoir revenir sur les éléments constitutifs du procès de formation et à revoir leur articulation. Au regard d’une expertise centrée sur les apprentissages disciplinaires, une rupture méthodologique est nécessaire, celle faisant passer les formations de l’académisme disciplinaire actuel à une vision plus technologique, plus centré sur les actes du métier. A aller plus vers les métiers de l’ingénieur, de la médecine et consacrant aux pratiques d’enseignement une place progressivement importante dans le cursus (formation en biseau). Et c’est toute la chaîne du dispositif de formation qu’il faut sans doute revisiter, des diplômes universitaires, aux concours, en passant par les contenus pré professionnalisant des ESPE.
La formation continue
La formation continue n’existe quasiment plus, nous n’allons pas en rajouter sur le bilan catastrophique des politiques, là aussi, de droite comme de gauche. Dès la fin des années 90, la rupture a été consommée avec ce que furent les avancées des années 80. Il faut donc recréer du droit à la formation. S’il est un domaine qui a besoin d’autonomie, de responsabilisation, et d’autogestion (régulée), d’évaluation a posteriori, c’est bien celui de la formation continue. Les collègues sont en capacité de définir collectivement leurs attentes et d’inventer les dispositifs les plus pertinents et efficaces quant à l’amélioration de leur expertise dans le secteur des apprentissages. C’est l’expérience concrète de l’EPS avec des taux de participation volontaire de l’ordre de 80 %. Elle a pourtant été laminée au nom de normes bureaucratiques et administratives, d’une volonté hiérarchique de reprise en main. Pourtant s’il est un lieu et un temps où l’on apprend à travailler ensemble, c’est bien celui-là. C’est donc aussi un dispositif (tel que nous l’avons connu en EPS) utilisable aussi par la formation initiale et qui peut constituer un levier extraordinaire de construction d’un authentique « genre professionnel », d’une véritable communauté de travail mais aussi un tremplin vers les métiers de la recherche.
La recherche
Sur les recherches et pour conclure ce texte, nous voulons faire un plaidoyer pour la recherche en didactique des disciplines (dans le cadre que nous avons précisé), elle aussi combattue, malmenée tant au plan universitaire qu’au niveau du CNU. Elle doit se développer, défendre ses propres objets de recherche, produire ses propres méthodologies sans avoir à passer sous les fourches caudines de mandarins disciplinaires disciplinant ou encore de généralistes généralisant. Le projet d’École que nous soumettons ici à la critique exige un niveau de production de connaissances considérable. Qu’il s’agisse de la détermination des savoirs et des cultures scolaires pour une École démocratique, de savoirs nouveaux sur l’activité enseignante elle-même, une mobilisation de la recherche s’impose. Cet espace de recherche (comme celui de la recherche /action) est quasiment lui aussi moribond. L’exigence de son développement ne conduit en rien à l’opposer à d’autres approches scientifiques s’intéressant aux questions scolaires. Il y a évidemment des synergies à reconstruire, des collaborations à rétablir dans l’intérêt supérieur des élèves, de l’institution scolaire elle-même, à repenser aussi les conditions de diffusion du savoir produit.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- voir les études prospectives de l’OCDE qui distribuent le devenir de nos élèves selon les exigences de l’économie nouvelle « mondialisée » : 50% à BAC – 3 — 50 % à BAC + 3 et plus↩