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Entre culture commune et « spécificités des élèves », Annick Davisse revient sur les cheminements et contributions du GIP de Créteil (Groupe de travail d’innovation sur les programmes ) des années 80.

Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme

J’emprunte le titre de cet article à celui de Marc Henry Kugler paru dans le ContrePied n°4 – L’EPS au Carrefour des violences.

En 1986, il m’a été demandé, comme IPR de l’académie de Créteil, de participer au groupe de travail d’innovation sur les programmes (GIP), initié par le bureau EPS de la Direction des lycées et collèges et piloté par l’Inspecteur Général C.Pineau.

J’ai accepté et ne le regrette pas pour deux raisons :

  • Ce fut l’occasion de démontrer qu’une académie alors considérée avec quelque condescendance comme mineure parce que peuplée de « défavorisés » (un peu plus tard, la grande grève de 1998 des établissements de Seine Saint Denis montra qu’en effet, en termes de moyens, les « défavorisés » étaient scandaleusement sous dotés…).
  • Elle permit, avec l’objectif de combattre ces inégalités, de mieux identifier les difficultés que rencontrait l’EPS avec les filles.

Cet engagement fut possible parce qu’un nombre important de collègues « experts de terrain », en particulier en ZEP et en LP, étaient prêts à mettre en commun des hypothèses et des observations, et que les qualités professionnelles dont elles et ils faisaient preuve avec les élèves m’avaient convaincue de la possibilité d’un tel travail, même en l’absence d’UFRSTAPS. À l’issue des travaux, en 1991, le titre de la contribution du groupe académique d’innovation de Créteil  1 « Quels contenus pour quels élèves ?» aurait pu sembler paradoxal puisque précisément nous affichions une ambition de culture commune.

La question « Quels contenus pour quels élèves ?» aurait pu sembler paradoxale puisque précisément nous affichions une ambition de culture commune.

Une conception du travail en « banlieue »

Personnellement, en acceptant d’être nommée IPR à Créteil, chargée plus particulièrement du département de Seine-Saint-Denis, je m’avançais avec cette conviction : il n’y a pas d’un côté, le « normal » dans les beaux quartiers et parmi les couches moyennes et de l’autre côté, à l’aune des critères des premiers, du « en moins » dans les quartiers populaires dits alors « difficiles ». Mes principales observations en tant qu’inspectrice 2 furent alors : « les difficultés des ZEP et des LP ne posent pas des problèmes à l’école mais (avec un effet loupe) les problèmes de l’école« 3.
Comme un certain nombre de collègues engagés contre les inégalités sociales à l’école, j’ai beaucoup appris des analyses du groupe ESCOL de l’Université Paris 8, sur l’échec scolaire, le rapport au savoir, et le lien entre « sens » (du côté du sujet) et « significations (du côté des contenus d’enseignement 4).

Une conception des contenus d’enseignement et du rapports aux activités sportives

Sous le titre « Le sens des pratiques scolaires » le document final du GIP souligne que « La rencontre (ou le hiatus) entre la signification culturelle et le sens personnel qui s’y investit (ou non) apparaît comme une clef de l’engagement, de la mise en activité réelle des élèves. L’appropriation active de la culture, dont tout le monde se réclame aujourd’hui, n’est pas seulement un problème de méthode pédagogique, elle concerne le travail didactique d’agencement des contenus, de choix et de traitement des APS.
Chaque APS est en en effet porteuse d’un contenu culturel qui fait sa spécificité. Ce qui se dit habituellement sur la « logique interne » conçue comme structure ou logique réglementaire de l’activité, laisse trop dans l’ombre ce qui, dans chaque activité, s’adresse davantage à l’imaginaire et suscite des répercussions émotionnelles, symboliques, sensorielles (…). Ce contenu culturel d’une APS ne peut, a fortiori, être réduit à son expression dominante, notamment de type fédéral. Construire les pratiques scolaires sur l’essentiel de chacune des APS, oblige alors à saisir ce qui, dans la durée historique, fait la permanence de certaines pratiques humaines, au-delà de leurs formes d’existence actuelles.

Chaque APSA est en effet porteuse d’un contenu culturel qui fait sa spécificité.

On ne saurait, ici encore, se contenter de constater « comment » elles se pratiquent, sans aller chercher « pourquoi » les pratiquant·e·s s’y adonnent, et s’y sont adonné·e·s au long des âges. C’est-à-dire identifier ce qui pousse les personnes à courir, lutter, grimper, défier l’équilibre ou se disputer un ballon.
Rechercher l’essentiel sur ce registre symbolique oblige à prendre en compte l’ensemble des formes d’existence des pratiques sociales contemporaines et passées, à identifier les groupes sociaux qui les ont portées, pour dégager à la fois la diversité de forme et l’unité de registre qui caractérise cette APS.

C’est ce couple « unité/ diversité » (l’expression est de Paul Goirand) qui rend compte de la signification culturelle de l’activité (….) Chaque APS vit de cette sorte de tension entre un désir humain et les impératifs de sa socialisation dont les formes varient avec l’époque. On peut penser que c’est au niveau de ces contenus culturels que se joueraient les rapports subjectifs et personnels à l’APS  »

Le concept « culturalisme » n’apparait pas dans le texte du groupe d’innovation. Commentant celui-ci en 20055, je reviens sur l’insuffisance des outils susceptibles d’aider les enseignants : « Si un certain corpus de travaux existe sur la didactique des APS, il est plus réduit en ce qui concerne le travail didactique propre à leur forme de pratique scolaire. » Sur cet aspect décisif, les travaux du groupe Spirales nous ont beaucoup aidés. En ce sens beaucoup d’entre nous se reconnaissaient dans ce que Paul Goirand portait comme « démarche culturaliste ». Dans les échange du groupe, cette conception « culturaliste » du rapport EPS / Sport a rencontré les options de collègues formés par René Deleplace et dont l’approche du rugby « collait  » particulièrement (même si les mots différaient) avec cette approche des apprentissages 6.

L’invention du « «savoir nager » en ZEP

C’est à mon avis un apport majeur du GIP de Créteil. Identifiant la proportion socialement inacceptable de non nageurs en classe de 6e, en particulier dans les collèges de ZEP (identique par exemple à La Courneuve et à Vitry sur Seine), nous affirmions que si le système éducatif ne remplissait pas ce devoir d’acquisition dans les quartiers populaires, les parents ne pouvant y pourvoir, les élèves étaient durement pénalisés.
Suivaient dans nos annexes des propositions précises sur ce qui devait être acquis. Les expérimentant, par la suite certains nous dirent que c’était trop exigeant. Or on sait nager ou non, ce n’est pas négociable ! Cet exemple me semble toujours aussi éclairant sur ce que veulent dire apprentissage, exigence et… évaluation du point de vue de la lutte contre les inégalités, et je suis très fière de notre travail lorsque je constate l’engagement revendicatif du SNEP, à Créteil, sur les conditions de ce « savoir nager».

Désaccords, ambiguïtés

Avons-nous à l’époque convaincu et enthousiasmé toute l’académie ?
Loin s’en faut bien sûr… Si les enseignants de LP et des collèges de ZEP ont été satisfaits de voir leurs « difficultés » prises en compte, il n’en a pas été de même pour les professeurs de lycée (tout récemment confrontés aux exigences et aux contradictions de l’épreuve d’EPS au bac), ni pour les établissements plus « tranquilles » de Seine et Marne, voir du Val de Marne. Nos interrogations leur apparaissaient comme inutilement dérangeantes, voire désespérantes. Ce fut (n’est-ce pas toujours ?) le cas de cette obstination à comprendre les programmations, à mettre le doigt sur « les choix sans choix » : pourquoi le hand en 6ème et en 6 semaines si les filles ne tirent jamais ? pourquoi la vitesse au bac si les temps effectifs n’entreraient même pas dans du demi fond ? etc.

Un autre défi s’avéra en effet très déstabilisant  : nous pensions devoir distinguer quatre « états du savoir» :

  • Les contenus déclarés par l’enseignant : ce qu’il veut faire.
  • Les contenus réellement enseignés.
  • Les contenus réellement assimilés par tous les élèves (c’est-à-dire chacun-).
  • Les savoirs concernés par les élèves.

Et puis clamant que tous les élèves pouvaient apprendre (même les filles), que nous voulions l’égalité pour les garnements de banlieue et que nous pouvions en apprendre quelque chose, nous étions sans doute perçus au mieux comme des rêveurs, au pire comme une secte d’idéologues communistes leur donnant comme le dit A. Lapierre, « mauvaise conscience » !

Nous étions sans doute perçus au mieux comme des rêveurs, au pire comme une secte d’idéologues communistes leur donnant comme le dit A. Lapierre, « mauvaise conscience » !

Heureusement, des collègues nous aidèrent courageusement à partir des constats de terrain.
Il me semble a posteriori que le savoir nager et la question des filles nous aidèrent à nous faire comprendre car le constat des filles comme « éternelles débutantes » était patent pour tout le monde. Celui des écarts sociaux de la proportion de non nageurs aussi.
Les ambiguïtés portèrent sans doute sur l’écart entre ce que nous disions souhaiter et la possibilité que nous avions d’en fournir les outils (ce n’était pas notre rôle et je rappelle qu’à l’époque il n’y avait pas d’UFR STAPS dans l’académie, donc pas de ressources universitaires directement liées à nos réflexions).
Si nous avons pu être compris comme prônant une « EPS de ZEP », c’est le même contresens qui m’attribue parfois l’idée d’une EPS des filles… c’est qu’en fait le cheminement de la prise en considération des différences vers le but d’une culture commune est en tension permanente avec les moyens réels de l’EPS, en particulier ses horaires.
Nous avons souvent dit par exemple : « À partir d’entrées possiblement différenciées dans une APSA, il faut faire cheminer vers du commun »… mais en avons-nous le temps ? Et quid de l’évaluation de ce commun? Au fond nous butions sur le rêve, qui nous hante, de l’EPS des 5 heures (la réaction des profs de lycée ne fut-elle pas symptomatique de cette sorte de souffrance professionnelle ?)

L’approche culturaliste, comme l’objectif de « culture commune » considérant (comme le dit depuis si longtemps le philosophe Lucien Sève) le patrimoine culturel de l’humanité comme fondement des enseignements scolaires, et la lutte contre les inégalités sociales à l’école, lorsqu’elle s’attache avec lucidité aux conditions d’appropriation réelle par « tous » les élèves n’est donc pas dissociable des revendications dites « quantitatives ». Et réciproquement devrait-on dire !

Cet article, signé Anne Davisse, est paru dans le Contrepied HS 20-21 EPS et Culturalisme

  1. Texte publié en annexe de « 4 courants de l’EPS, de 1985 à 1998 », P. Seners (Vigot 2005), dans lequel on trouve également les analyses de Paul Goirand, Michel Delaunay et Jean Roche.
  2.  étymologiquement inspectare signifie « regarder» 
  3. Formule inspirée d’un propos de M.Charrier, maire de Vaulx-en-Velin, pour qui les banlieues « ne posent pas des problèmes à la société, mais les problèmes de la société », souvent cité par Jean Yves Rochex.
  4. école et savoir dans les banlieues… et ailleurs (B.Charlot, E.Bautier, J-Y Rochex, A. Colin éd. 1991) ne parait qu’après les travaux du GIP, mais beaucoup dans le groupe suivaient les travaux de ces chercheurs depuis plusieurs années. Le travail d’Yves Clot, au CNAM, nous a aussi beaucoup aidé à comprendre les échecs.
  5. 4 courants, op. cité
  6. Nous précisons que nous tenons à ce terme d’« apprentissage », un de nos axes de travail contre les inégalités étant précisément d’identifier comment les élèves se repèrent dans les pratiques et ce qu’ils gardent des enseignements scolaires.