Ce texte d’Alain Catteau1 a pour objet l’interaction perception-action en EPS. Il examine comment les élèves agissent et perçoivent les tâches, notamment en natation. Son analyse révèle l’importance de penser cette dynamique et suggère des perspectives d’intervention dans ce domaine.
Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 et 21 EPS et Culturalisme, 2018
Enseignant d’éducation physique et sportive, quelle lecture avons-nous de l’activité de nos élèves confrontés à certaines tâches significatives d’une activité physique et sportive ou artistique donnée ? Dans sa conférence : « L’acte moteur comme facteur d’adaptation et de progrès évolutif » J. Paillard2 nous propose de lire les activités non seulement sous leurs aspects biomécanique et bioénergétique mais il considère que l’organisme vivant évolué est « tout aussi fondamentalement une machine bio-informatique ». A partir d’exemples pris dans l’enseignement de la natation, nous montrerons l’intérêt et la pertinence d’une approche qui s’attache aux interactions entre perception et action. Nous articulerons notre texte en deux parties montrant dans un premier temps qu’il est décisif d’agir pour mieux percevoir, puis que mieux percevoir est une condition pour mieux agir.
Agir pour percevoir.
Nous partirons d’une séquence pédagogique filmée ( R.Catteau) 3 et à laquelle tout lecteur intéressé pourra se reporter pour l’analyser et montrer l’importance de cette première affirmation dans la gestion des tâches proposées aux élèves et dans la compréhension de leur activité.
Il s’agit d’un débutant à qui l’on propose lors d’une première séance d’entrer dans l’eau par l’échelle en grande profondeur et de se déplacer pour rejoindre l’autre échelle. La séquence montre la plupart des élèves de la classe s’engager dans cette tâche mais la caméra s’attarde sur le dernier de ceux-ci. Il descend trois marches de l’échelle, s’arrête, hésite, son approche est prudente, il lâche la main droite du montant de l’échelle pour atteindre la goulotte en contrebas, il regarde le fond du bassin puis l’enseignant. Il touche l’eau d’une main et la referme comme pour la saisir. L’enseignant accroupi est très proche de l’élève (à moins d’un mètre) le surplombant, il le sollicite de multiples manières, en l’encourageant, en lui montrant avec quelle facilité les autres élèves réussissent, en posant la question en quoi c’est difficile, en énonçant qu’il n’y a pas de problème et qu’il peut réussir, il lui fait signe non de la tête. Finalement, après l’accord de l’élève, celui-ci est descendu par l’enseignant à quelques mètres de l’échelle qu’il s’empresse de rejoindre, le regard est ancré sur la cible à rejoindre, il est agrippé au bord du bassin en appui sur les avants bras et il se tire pour avancer, les épaules bien au-dessus de la surface. Une vision subaquatique met en relief un autre aspect du comportement de cet élève : les membres inférieurs et particulièrement les pieds agissent pour tâter et ainsi éprouver tactilement la solidité et la consistance du mur sur lequel il s’appuie et qu’il ne peut pas voir directement.
L’interprétation courante du comportement observé au-dessus de la surface avant l’action et pendant celle-ci serait l’expression d’une « peur ». Il conviendrait alors d’abandonner pour cet élève la stratégie didactique de la grande profondeur d’emblée et lui proposer une stratégie douce de « jeux en petite profondeur » afin de l’acclimater, de le familiariser, afin d’apprivoiser cette peur inhibante. Mais interrogeons l’objet de cette « peur » ? sa genèse, les conditions de son apparition ? Est-ce la peur de passer d’un appui pédestre à un appui manuel en contrebas ? Est-ce une peur de l’eau en général qui paralyserait tout acte ? Est-ce une peur de l’engloutissement tel qu’identifié par Bernard Jeu 4 à propos de ce qu’il dénomme les « enfers aquatiques », rangeant ainsi la natation dans l’épreuve.
Si l’on revient à la tâche initiale, on propose à cet élève de s’engager en descendant l’échelle dans un espace, un environnement inconnu de lui. Ses expériences passées et les représentations mentales qu’il s’est construites lui laissent à penser que s’il lâche le bord, il pourrait s’en suivre une chute vertigineuse et que l’eau qu’il n’arrive pas à saisir et à travers laquelle il passe sans trouver d’appui consistant tel un sol, un plancher, ne le retiendra pas dans cette chute.
On se trouve alors devant un cercle qui peut devenir vicieux (celui de la fuite et du retard de la confrontation au problème fondamental qu’il faut affronter pour apprendre à nager) ou vertueux si l’élève s’éprouve dans cet exploit à sa mesure, sa première réussite dynamisant ainsi ses apprentissages futurs. Cette option considère, ainsi que Wallon 5 le suggère, qu’il y a peur lorsqu’il y a incertitude sur l’attitude à prendre dans une situation nouvelle et notamment celles qui mettent en cause l’équilibre. Si l’enjeu pédagogique est de permettre à tous les élèves d’apprendre, on ne peut éviter le caractère nécessaire de cette expérience (en relation avec le problème fondamental de l’APS), il convient alors de trouver une ruse pédagogique permettant à l’élève de ne pas être soustrait aux exigences fondamentales de la tâche, en aménageant les paramètres de celle-ci pour la rendre réalisable et ainsi enclencher une dynamique de réussite.
(…) il y a peur lorsqu’il y a incertitude sur l’attitude à prendre dans une situation nouvelle et notamment celles qui mettent en cause l’équilibre. Si l’enjeu pédagogique est de permettre à tous les élèves d’apprendre, on ne peut éviter le caractère nécessaire de cette expérience (…)
Ce n’est que par l’action que l’élève peut percevoir tactilement ici certaines propriétés du milieu aquatique ainsi que les limites du bassin qui le contient. Grâce aux capteurs d’informations, il explore l’espace de l’action afin de s’en construire une représentation plus juste et ajustée aux actions qui vont s’y dérouler.
Percevoir pour mieux agir.
Projetons-nous à une autre étape de la construction du nageur, celui-ci a construit le corps flottant, il est capable de s’abandonner aux forces externes agissant sur lui et lui donnant une orientation, il est capable d’orienter son corps intentionnellement en prenant une posture adéquate, il est capable de plonger et de passer à travers l’eau en minimisant les résistances. La construction d’un corps propulseur est possible. Ce sont les actions dans l’eau des membres supérieurs, qui deviennent dans la nage des membres antérieurs, qui vont assurer une propulsion efficiente du corps. Pour obtenir à chaque cycle de nage des accélérations vers l’avant de l’ensemble du corps, l’action des membres supérieurs doit obéir à certaines règles physiques. Ainsi est-il nécessaire d’accélérer des masses d’eau vers l’arrière. Or, on constate assez fréquemment que les poussées de masse d’eau sont orientées non pas vers l’arrière mais vers le haut générant ainsi des jets d’eau lors de la sortie des mains de l’eau. La distinction entre l’arrière du sujet orienté à l’horizontale et l’arrière de l’espace d’action n’est pas encore opérée de manière satisfaisante. La question de la transformation de cette action afin de la rendre plus efficiente se pose. Comment faire ? Tout d’abord quelle analyse peut-on faire de cette action ? Lorsque le nageur est aligné à l’horizontale sous la surface pour se déplacer en limitant les freinages et en exerçant des poussées, ses relations à l’espace objectif se trouvent perturbées dans la représentation qu’il peut s’en faire. Ainsi passant d’une posture de bipède piéton marcheur à une posture de nageur allongé sur le ventre, l’orientation de son corps pivote de 90°, il doit alors radicalement transformer les informations d’orientation spatiale par rapport à son propre corps. Les repères du marcheur (devant, haut, derrière, bas) deviennent en respectant l’ordre, pour le nageur en situation ventrale (le bas, l’avant, le haut, l’arrière) et pour le nageur en situation dorsale (le haut, l’avant, le bas, l’arrière). H. Wallon 6 nous précise « Il n’y a pas d’adaptation possible aux objets et aux buts de l’activité sans une exacte interdépendance de l’espace subjectif (ici celui du nageur) et de l’espace des objets (ici celui où s’exerce l’action). La représentation fine de la situation et des mouvements de son corps et de ses segments dans l’espace implique une perception de soi par rapport à trois plans de référence. Le plan de la surface de l’eau est permanent et immédiatement donné, plan horizontal il permet de repérer un haut qui se trouve au-dessus et un bas qui se trouve dessous. Deux autres plans perpendiculaires à celui-ci et perpendiculaires entre eux sont à définir. Le plan vertical qui contient l’axe de déplacement du nageur, plan vertical sagittal, plan de symétrie, permet de situer les parties du corps, des objets, des personnes à droite ou à gauche de ce plan. Il reste à définir le plan frontal selon un référentiel choisi. Si le référentiel est le nageur lui-même, il en est un qui paraît pertinent : celui qui passe par les épaules, si on néglige la mobilité de celles-ci. Par rapport à ce plan, on repère un avant et un arrière. Dans son ouvrage « la natation de demain, une pédagogie de l’action » Raymond Catteau 7 propose de recourir à un travail systématique de structuration de l’espace qui modifie utilement la représentation que le nageur se fait de son corps et de l’espace d’action. Il propose d’opérer des passages des membres supérieurs dans ces plans rigoureusement définis. Les conditions les plus favorables sont réunies lorsque le nageur, bien à plat, juste sous la surface, réalise des mouvements des membres supérieurs tendus de manière symétrique, simultanée, extrêmement lente, à vitesse uniforme, et en sens négatif, c’est-à-dire en se déplaçant pieds en avant. Pousser l’eau avec le dos des mains implique des bras tendus et donc une mobilité déclenchée à partir des épaules. Il est possible de parcourir ces plans de manière isolée ou enchaînée avec des retours au- dessus de la surface. L’enseignant veillera à ce que le plan vertical parcouru par les membres soit bien celui qui passe par les épaules et non à la verticale des yeux. Le guidage des mouvements doit être à dominante sensitive et non sensorielle. « Il faut aux gestes un système de repères sensitivo-sensoriels qui les suscitent, les guident, les contrôlent », nous dit H. Wallon. Cela signifie qu’il est à cette étape indispensable d’associer des informations de nature sensitive que l’on a de son propre corps (la proprioception) sensations de tension, d’alignement, avec des informations de nature sensorielle qui seront prises sur l’environnement et sur son propre corps par la vue mais principalement par le toucher ; ces informations ne sont pas à confondre avec les informations orales données par l’enseignant lors de consignes par exemple.
Action et perception sont en interaction : la perception détermine l’action et l’action détermine la perception. Si comme l’énonce Resnick (1983) : « Tout acte qui, de manière intentionnelle, aménage le milieu de telle sorte qu’une personne apprenne plus facilement quelque chose est appelé enseignement. » L’enseignant a tout intérêt à se doter d’un modèle du fonctionnement d’un élève en apprentissage dans une activité physique et sportive déterminée. Ce modèle à trois composantes (biomécanique, bioénergétique et surtout comme nous venons de l’approcher bio-informationnel) est mobilisé pour analyser et comprendre ce que l’élève réalise en interaction avec les contraintes d’une tâche d’enseignement particulière, il peut aider à reformuler les paramètres d’une tâche en conservant ses aspects essentiels et significatifs des contraintes de l’activité physique, sportive et artistique enseignée.
Article paru dans la revue Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme, 2018
- Professeur d’EPS et formateur STAPS ORSAY↩
- J. Paillard (1975) L’acte moteur comme facteur d’adaptation et de progrès évolutif. Texte d’une conférence donnée dans le cadre du Colloque international « Sports et Progrès de l’Homme » Mai 1975 Paris organisé par la FSGT↩
- Digne dingue d’eau. Film réalisé par Raymond Catteau. Paris. Insep 1979↩
- B. Jeu (1977) Le sport, l’émotion, l’espace : essai sur la classification des sports et ses rapports avec la pensée mythique. Paris Vigot↩
- H. Wallon (1949) Incertitudes posturales et peur in Les origines du caractère chez l’enfant P.U.F↩
- H. Wallon (1954) Kinesthésie et image visuelle du corps propre chez l’enfant↩
- R. Catteau (2015) La natation de demain. Une pédagogie de l’action. Atlantica↩