La formation des enseignants d’EPS à l’épreuve du handicap

Temps de lecture : 9 mn.

En EPS comme ailleurs, la réussite de l’inclusion tient notamment à l’accessibilté des activités pratiquées et des savoirs ou savoir-faire qu’elles impliquent. Or, les singularités et la diversité des élèves en situation de handicap confrontent les enseignants à des situations inhabituelles et plus ou moins complexes, au point d’entraver parfois cette réussite. Dans ces conditions, de quelle formation les enseignants ont-ils besoin ? En questionnant des modèles tradtionnels de formation et en s’attachant à la réalité du travail enseignant, les propos tenus par Jean-Pierre Garel invitent à considérer que ce qui vaut pour les situations de handicap vaut pour d’autres.

En France, la participation d’élèves en situation de handicap aux cours d’EPS des établissements ordinaires se développe, mais elle peut encore progresser, d’un point de vue quantitatif mais aussi qualitatif : il ne suffit pas que ces élèves soient accuellis en cours, encore faut-il qu’ils y vivent des expériences suffisamment riches. Or, on voit ici ou là certains de ces élèves engagés dans des tâches pas assez adaptées, trop souvent regroupés exclusivement entre eux pour l’enseignement de l’EPS, au détriment de ce qu’ils pourraient gagner à pratiquer avec des valides, ou bien, à l’inverse, systématiquement présents dans une classe ordinaire sans tirer le profit attendu de cette présence, faute d’une adaptation suffisante de l’enseignement. On ne doit pas méconnaître qu’être parmi les autres ne garantit pas les bénéfices attachés à l’inclusion : on peut être « exclu de l’intérieur ».

Les conditions de réussite de l’enseignement et de l’inclusion tiennent notamment à l’accessibilté des activités pratiquées et des savoirs ou savoir-faire qu’elles impliquent. On évoque volontiers ses aspects physiques et matériels, mais elle a aussi une dimension didactique et pédagogique fondamentale, qui appelle une formation des enseignants. C’est elle qui retiendra notre attention.

Des situations professionnelles complexes

Les professeurs d’EPS doivent souvent faire face à une hétérogénéité importante de leurs élèves, accrue lorsque le groupe auprès duquel ils interviennent comprend un ou plusieurs jeunes en situation de  handicap. Des entretiens conduits auprès d’enseignants montrent que cette hétérogénéité leur pose un problème important qu’ils ne résolvent pas volontiers, comme en club, par la création de catégories relativement homogènes en fonction des performances.

À la diversité des élèves s’ajoute celle des savoirs à transmettre, des tâches et des contextes, sans oublier la diversité des normes de réussite que l’enseignant est appelé à satisfaire : il doit engager l’ensemble de la classe dans un travail, concevoir des situations propices à des apprentissages cohérents avec les savoirs de la discipline et les caractéristiques des élèves, prendre en compte le plaisir que les élèves attendent de cette discipline particulière, gérer les contraintes de temps et d’espace, incarner l’autorité, assurer un climat favorable, être attentif à chacun et à tous, accompagner autant que de besoin les démarches individuelles tout en favorisant et régulant les interactions entre élèves, faire ce qui est prévu tout en sachant s’adapter à l’imprévu… Dans ces conditions, quelle formation pour faire face à une telle complexité ?

Des modèles traditionnels de formation qui posent question

La formation des enseignants repose souvent sur le postulat d’une compétence professionnelle fondée sur des savoirs fondamentaux. Elle met alors l’accent sur la transmission de savoirs théoriques aux futurs praticiens. Mais on sait aujourd’hui que les choix didactiques et pédagogiques de l’enseignant, les ajustements auxquels il doit procéder pour s’adapter à des situations complexes ne se déduisent pas spontanément des théories qui surplombent l’exercice de son métier.

Un autre postulat sur lequel s’établit la formation stipule que l’enseignant a besoin d’outils didactiques et pédagogiques donnant lieu à des prescriptions qu’il convient d’appliquer. Des outils que l’on peut qualifier parfois, selon l’appréciation que l’on y porte, de « bonnes pratiques » ou de « recettes ». Ils peuvent être utiles lorsqu’ils ne versent pas dans des généralisations abusives, dont un exemple est apporté par une fiche de jeu censée être indiquée pour les enfants déficients visuels, c’est-à-dire à la fois pour des jeunes malvoyants et aveugles, alors que les adaptations à prévoir sont différentes selon que le sujet a quelques capacités visuelles conservées ou non, et que, s’il s’agit notamment d’un élève malvoyant, les adaptations différent selon les cas.

Dès lors qu’ils maintiennent ouvertes les possibilités d’adaptation, les « outils » sont intéressants, mais pas suffisants. Ils ne dispensent pas l’enseignant de questionner les besoins particuliers de l’enfant réel et singulier auprès duquel il intervient. Sa compétence ne peut pas se réduire à mobiliser un «prêt-à-porter» pédagogique.

Au cours d’une même formation, les postulats reposant sur une approche théorique et sur une approche pratique coexistent souvent et nourrissent des actions davantage juxtaposées que reliées. La pluridisciplinarité qui caractérise les curriculums de formation à l’enseignement souffre généralement du cloisonnement des savoirs, entre eux, comme de leur manque d’articulation avec les problématiques de terrain ; d’où la difficulté, pour l’enseignant, de mobiliser ces savoirs fragmentés dans le réel de son travail.

Une formation qui s’attache à la réalité du travail enseignant

Le courant de la didactique professionnelle (Pastré P., Mayen P. et Vergnaud G., 2006) prend le contre-pied des conceptions selon lesquelles la compétence résulte de la maîtrise de connaissances scientifiques et techniques ou se traduit par la reproduction d’un modèle de pratique. Pour les promoteurs de ce courant, ce qui est au cœur des processus en jeu dans la formation des compétences, c’est l’analyse de la situation professionnelle et celle de l’activité déployée par l’agent impliqué dans cette situation.

Des dispositifs de formation centrés sur l’analyse des situations de travail 

La formation passe par le développement des capacités à observer et analyser l’activité des élèves engagés dans une activité. La situation professionnelle étudiée peut être, par exemple, présentée par une vidéo judicieusement conçue pour mettre en scène un problème effectivement rencontré lors du travail. Ce peut être aussi la possibilité, pour l’enseignant en formation, d’être accompagné par un formateur vers une posture de « praticien réflexif » (Schön D. A., 1993) en procédant à une analyse rétrospective de son activité. En effet, la capacité d’un sujet à y revenir pour l’analyser et la réélaborer à un niveau supérieur ne s’accomplit pas toujours spontanément. La médiation d’un tiers est précieuse pour prendre conscience de l’efficacité, ou non, de l’action en situation, ainsi que des conditions de l’efficacité.

Il est important que l’enseignant en formation soit confronté à suffisamment de situations professionnelles porteuses de problèmes et d’incidents critiques, vécues personnellement ou rapportées. Face un problème, l’enseignant expert s’efforce en effet de le résoudre moins en appliquant des règles préétablies qu’en fonctionnant par associations d’idées, en repérant des similitudes entre la situation présente et des situations déjà rencontrées, et en prenant ses décisions en fonction des analogies distinguées (Tochon F.-V., 1993).

La réflexion à propos de ces situations prend en compte les données particulières propres à chacune, mais elle en dépasse la singularité pour considérer ce que certaines ont en commun et construire, selon un processus inductif, des principes d’action qui peuvent guider l’enseignant dans tel type de cas.

Une formation qui dépasse l’opposition entre théorie et pratique

En accordant le primat aux situations et en se centrant sur l’activité des agents, il ne s’agit pas de se positionner contre les savoirs théoriques. En effet, afin de sélectionner parmi les informations qui surgissent durant son cours celles qui sont pertinentes pour orienter son action, l’enseignant doit disposer de clés ouvrant sur l’observation et l’analyse de la situation et de l’activité déployée par l’élève. Dans ce but, il doit mobiliser des savoirs propres à l’activité sportive enseignée, bien sûr, mais aussi des savoirs relevant de différentes sciences humaines et sociales ou de la vie.

Les apports scientifiques permettent de diriger le regard vers les problèmes possibles, voire probables, de l’élève, d’anticiper les obstacles qu’il rencontre et d’adapter les tâches en conséquence. Des connaissances médicales, par exemple, contribuent à identifier les possibilités des élèves en fonction de leurs pathologies. Cela dit, les données scientifiques, y compris sur les altérations organiques ou fonctionnelles d’une personne, n’autorisent pas à pronostiquer totalement ce qu’elle pourra effectivement réaliser dans une situation donnée. En effet, les difficultés qu’elle est susceptible d’y rencontrer résultent d’un entrelacs de facteurs personnels, tels que, pour un même déficit, deux individus pourront présenter des différences de performance notables. Il convient donc de toujours procéder à une observation attentive du sujet en activité pour se forger un jugement éclairé et objectif.

Les savoirs académiques ne sont utiles que dans la mesure où ils sont retenus avec la perspective d’éclairer la pratique, que l’attention à construire effectivement des liens avec elle est bien présente. Ils ne permettent pas d’en déduire comment ils peuvent être mobilisés sur le terrain.

Les savoirs concernant les techniques sportives adaptées ont bien sûr toute leur place, mais, là encore, ils ne sont mobilisables sur le terrain qu’au regard des (in)capacités et des besoins particuliers de tel ou tel individu. Ces savoirs techniques reposent sur des principes communs, notamment biomécaniques, mais leur expression est parfois difficile à imaginer — un adolescent avec une déficience motrice va, par exemple, pratiquer le tennis de table en tenant sa raquette avec la bouche… — ou d’une grande diversité pour une même situation : en natation, un jeune présentant une infirmité motrice cérébrale se déplacera sur le ventre par des mouvements de brasse avec les bras et des battements de crawl lents avec les jambes, tandis qu’un autre, avec une même pathologie, ne pourra se mouvoir qu’en position dorsale, avec des mouvements simultanés des bras conjugués avec des battements de crawl. On voit là qu’une désignation identique de la pathologie recouvre des possibilités diverses et que, pour décider des manières de faire dans lesquelles l’élève peut s’engager avec succès, l’observer durant son activité est incontournable, sans négliger de prendre en compte son propre avis.

La formation des enseignants doit éviter l’écueil d’une théorie dont le praticien ne saurait s’emparer pour éclairer et orienter son travail et l’écueil de données pratiques trop réductrices pour toujours « coller » à la diversité des situations qui peuvent être rencontrées. Ce dernier écueil risque d’être plutôt présent en formation continue. En effet, lorsque l’institution a besoin d’experts pour animer les formations, il est logique que des enseignants effectivement confrontés au handicap soient requis, mais on doit se demander si leurs savoirs d’action sont toujours transposables : est-ce qu’ils s’appuient sur des expériences suffisamment nombreuses pour être décontextualisées et représentatives de la diversité des problèmes posés par un type de déficience ?

Il est important que les enseignants en formation puissent développer une réflexion suffisamment approfondie pour devenir davantage concepteurs qu’applicateurs, capables d’adapter leur travail à la diversité et à la singularité de leurs élèves et des contextes.

Dans cette perspective, une approche clinique de la formation contribue à l’adaptation pertinente de l’enseignement. Elle se traduit par l’analyse de situations d’enseignement effectivement vécues, ou rapportées par un tiers, ou encore construites à des fins d’étude de cas. En outre, la formation gagne à être interactive, dans la mesure où la réflexion menée sur ces situations bénéficie de la médiation de tiers — d’autres personnes en formation, accompagnées par un(des) formateur(s) — et à être constructiviste, en favorisant l’activité des enseignants en formation de telle sorte que les savoirs ne soient pas plaqués, mais véritablement incorporés par eux.

Cette orientation définit une méthode de travail pour des contenus de formation préconisés par le Rapport de l’Observatoire national sur la formation, la recherche et l’innovation sur le handicap (mai 2011). Ils s’organisent « autour d’axes que nous retrouvons pratiquement toujours : le repérage des difficultés et des compétences des personnes, les réponses à y apporter, les populations, la méthodologie de l’observation, de l’évaluation, (…) les processus d’adaptation et de compensation » (p. 119).

Quant aux formateurs mobilisables pour travailler dans cette direction, pas d’exclusive : qu’ils relèvent de l’université, du domaine des professeurs d’EPS ou de celui d’une pratique sportive hors de l’École, tous sont susceptibles de disposer de savoirs qui gagnent à être mutualisés.

Article paru dans Contrepied HS N°12 – EPS, Sport et handicap – avril 2015

Bibliographie

– GAREL J.-P., DUQUESNE-BELFAIS F., « Apprendre à traiter la diversité des élèves à partir d’une analyse de situations professionnelle. Illustrations en mathématiques et en EPS », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 55, p. 25-39, 2011.

– GAREL J.-P., « Pour une formation professionnalisante », in JAPPERT J. (dir.), Sport et handicap en Europe Quelle formation pour le personnel encadrant ? Sport et citoyenneté, p. 63-69, 2014.

– PASTRÉ P., MAYEN P., VERGNAUD G., « La didactique professionnelle », Revue française de pédagogie, n°154, p. 145-198, 2006.

– PERRENOUD P., Enseigner, agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude, ESF, Paris, 1996.

Rapport triennal de l’Observatoire national sur la formation, la recherche et l’innovation sur le handicap. Synthèse et préconisation, Rapport à la ministre des Solidarités et de la Cohésion Sociale, mai 2011.

– SCHÖN D. A., Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Éd. Logiques, Montréal, 1993.

– TOCHON F.-V., L’enseignant expert, Nathan, Paris, 1993.