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Dans un cycle de cirque, Dimitri Droujininsky, enseignant au collège J.Cressot à Joinville (52) propose du jonglage associé à un jeu d’acteur. Sa “machine à jongler” développe une approche nouvelle qui convient de l’école primaire au lycée. Elle permet à tous les élèves de réussir et de produire un spectacle, un numéro qui saisit le spectateur par sa magie.

Je ne suis pas spécialiste de cirque. Au départ, je faisais des ateliers techniques : diabolo, balles, foulard… avec des fiches… c’était du zapping, les élèves n’apprenaient pas grand-chose. Au bout de 5 mn, ils en avaient marre, essayaient autre chose. La production finale était un rassemblement collectif avec acrobaties, un jonglage était obligatoire. Il était greffé au milieu, n’amenait pas grand-chose. Ça n’était pas intégré dans un projet artistique, ça ne racontait rien. J’ai fait appel à un jongleur intervenant extérieur qui a jonglé à 10 balles et expliqué aux élèves la relation entre mathématique et jonglage… Ça n’a pas fonctionné.

Le jonglage en EPS demande répétition et beaucoup de temps pour avoir un rendu intéressant. De plus, le jongleur est « autiste », il s’enferme avec ses balles,
il s’isole. C’est un enseignant d’EPS, Vincent Millet qui m’a fait découvrir La Machine à jongler.

La Machine à jongler, c’est vraiment du cirque !

Le principe de La Machine à jongler est simple. C’est une circulation d’objets avec un lancer (L) et un rattraper (R) qui se complexifie en rajoutant des objets et des partenaires. à la fin, on retrouve le « passing » du jonglage où on s’échange à plusieurs des objets qui circulent dans tous les sens. La circulation d’objets n’exige pas une technique trop importante, il suffit de savoir lancer et rattraper un seul objet à la fois.

Par exemple, deux élèves de 6e s’échangent deux balles au ralenti. Imaginons Bouddha avec 2 paires de mains, une élève à genoux devant l’autre. Ces 4 bras s’échangent les balles : une L en haut, l’autre R en haut, qui relance et R en bas… On peut être 6 ou 7 ou même 20. On peut être debout, couché, perché, à genoux. Il s’agit donc de créer une structure de groupe jamais vue. La nature de l’effet pour le public est magique. Avec un seul objet, le spectateur suit la trajectoire, il anticipe ; l’introduction d’un deuxième objet avec une trajectoire différente crée de la surprise. Avec plusieurs personnes et plusieurs objets, le spectateur n’arrive plus à percevoir le trajet de chaque objet, il ne perçoit plus que l’ensemble.

Je ne fais pas de cirque car je n’ai pas de matériel…
Eh bien justement c’est génial !
Les objets peuvent être des balles (elles peuvent être envoyées par un lancer, en roulant, en rebondissant, elles font du bruit, créent des sons, un rythme), mais aussi des boîtes de conserve. On peut marcher dessus, les lancer, les faire rouler. Ça peut être encore des chaussures, des chapeaux, des vêtements, des bâtons du diable, des foulards, des ballons de baudruche…

Une mise en piste par un jonglage collectif

être à l’écoute pour être ensemble
à la première séance de jonglage (ce n’est pas obligatoirement la première séance du cycle, j’ai pu avant faire du jeu d’acteur), l’échauffement est une mise en piste, une mise en condition, en concentration et en écoute. On fait un grand cercle, je suis dans le cercle. On a tous une balle dans la main droite. Les deux mains devant soi à hauteur du ventre. Je suis le chef d’orchestre et je dis « tic- tac ». Sur le « tic », tout le monde passe la balle en même temps de la main droite vers la gauche retournée comme une crêpe, et sur le « tac », je donne dans la main droite de celui qui est à ma gauche. Et j’enchaine « tic-tac ». Il faut environ 5 minutes pour que ça tourne correctement, sans trop de chutes. Il faut regarder où tu mets la balle, à qui tu donnes. Les élèves sont aussi chefs d’orchestre, il faut les aider à être dans le rythme. Ensuite le chef d’orchestre ne dit plus rien. Le « tic » est muet, c’est une « écoute visuelle ». Au lieu de passer, tu vas lancer, la balle monte au niveau de la tête. Cela contraint à un lancer identique pour tous pour être dans le même temps.

Des mots différents pour diversifier la hauteur, la longueur, la trajectoire du lancer
J’aime bien changer les mots. Si je dis « chaus-sure », ça fait durer le temps de suspension, « pa-ra-pluie » va obliger à une structure différente : on va faire un passage sous la jambe, dans le dos, le mot donne un rythme. A cette étape, les élèves ne font pas obligatoirement le rapport entre le mot et la structure du geste. C’est juste pour le plaisir d’inventer. Ils ne se lassent pas. Jamais. Nous sommes ensemble, entre nous, il n’y a que nous qui comptons. Ça met les élèves dans un univers de création aussi. Ils proposent leur mot. Quand on fait tomber la balle, on en profite, on fait dans l’autre sens. Mais ça met de la pression, chacun se sent responsable de la machine, il faut être concentré.

Des balles qui volent et des jongleurs qui se déplacent
En plus de la circulation des balles, on peut ajouter la circulation des jongleurs. En même temps que je donne, je fais un tour sur moi-même dans le sans des aiguilles d’une montre ou l’inverse. Je donne ma balle à mon voisin de gauche et en même temps, je vais à sa place. Ça peut devenir très complexe.
Sur une première séance, en 6e ça dure environ 20 mn. On a le temps de faire le tic-tac dans un sens, dans l’autre, lancer devant soi et un passage derrière ou sous le genou. Ça ne va pas loin, mais ça permet d’enclencher le travail suivant.

La création de la Machine

Dès le début, une situation de recherche
Je commence par une balle, parce que la préhension est plus facile et en plus, ça peut rebondir. Mais ça peut être n’importe quel objet de tous les jours. Souvent les élèves prennent un objet qui les aide à trouver un univers particulier.
La consigne est : « Vous prenez une position à trois et vous cherchez une circulation de l’objet. Les trois doivent toucher l’objet. Vous présentez quelque chose qu’on n’a jamais vu. Vous avez 10 minutes pour chercher ». L’urgence de la recherche est important, ça préserve la spontanéité et ça évite d’avoir peur, ça dédramatise le résultat (ça ne peut pas être abouti puisqu’on a pas eu beaucoup de temps). En fait, je rajoute toujours au moins 5 minutes.
Il y a différentes réponses. La plus simple : ils sont debout en triangle et la balle dessine le périmètre du triangle. D’autres inventent des volumes différents : un debout, un à genou, un couché, avec une circulation de balle plus riche : de haut en bas et de gauche à droite. Certains font des pyramides : un debout sur les épaules de l’autre, ils se déplacent aussi ou réalisent une figure entre la circulation de l’objet.

Une présentation
Au bout de 15 minutes, ils présentent devant les autres. Le but premier est de voir ce qu’ont fait les autres. Voir tous les possibles avec un lancer, un rattraper et un rebond. Ils ont le droit de piquer les idées des autres, à condition de trouver une variante, de les personnaliser. Le moment de présentation est important, dès la première balle. On vérifie : « est-ce que la structure est bien orientée, voit-on toujours la balle ? Non, à ce moment là on ne la voit pas, si vous mettiez comme ça, on verrait mieux ». On échange. Les acteurs s’enrichissent de ce que disent les spectateurs et vice versa.

L’effet cascade
Ensuite on complexifie avec un deuxième objet, différent ou non, avec la même circulation ou pas. Ça commence à faire un effet cascade. La circulation est deux fois plus rapide. Ça va voler plus haut. C’est plus difficile de regarder circuler. Si on a le temps, et si ça fonctionne bien, on a le temps de prendre un 3e objet. L’effet est encore différent. Le spectateur ne peut plus voir le trajet d’un seul objet.

La chute d’objet est détournée
Avec deux ou trois balles, l’idée à faire passer est que des balles tomberont toujours, c’est normal. On dédramatise, on recommence. Au début quand la balle tombe, ça les déconcentre. Ils s’affolent ou rigolent, et la balle tombe encore plus. Il faut apprendre à se concentrer. Et il faut trouver une réchappe au fait que l’objet tombe en détournant la chute. On prépare un scénario pour aller chercher la balle, on joue avec la chute. Par exemple, la ramener avec un fil invisible ou avec un balai intégré dans le décor… Du coup, on prend en compte d’emblée le public car celui-ci ne vient pas voir des objets chuter sauf si ça fait partie du numéro ! L’approche artistique nous permet d’être meilleur techniquement.

La Machine à jongler dans le spectacle

La Machine à jongler s’enrichit d’autres techniques
Je ne fais pas obligatoirement une deuxième séance de jonglage, ça dépend de plusieurs choses. Du temps dont je dispose, s’ils en ont eu assez, s’ils peuvent aller plus loin, s’ils ont du mal avec le jeu d’acteur ou pas. Parfois, la première séance a suffi pour que leurs cascades soient bien abouties. à la deuxième séance, comme à toutes les séances qui suivent, ils doivent reprendre leur Machine à jongler. Si on fait des portés, ils intègrent leurs portés dedans, ils prennent des accessoires et progressivement ils créent leur univers. Il y a un travail de mémorisation. à chaque séance, ils l’ont dans leur bagage, ils l’enrichissent. Quand ils apprennent quelque chose de nouveau, ils le reprennent et le triturent pour l’intégrer au numéro.

Complexifier
Si je fais une deuxième séance de jonglage (pas forcément juste derrière la première), on a une base de travail, on va complexifier.
Je reprends l’échauffement en cercle et on va plus loin, avec les déplacements, les changements de sens. On travaille le signal du lancer pour qu’ils soient à l’unisson. C’est ce que font les jongleurs quand ils font du passing : on met la balle à l’épaule, on abaisse et c’est parti, on peut aussi faire rebondir au sol ou taper sur un tonneau.
Il est intéressant aussi de diversifier les tenus, les lancers et les rattrapés. La balle ou l’objet peut être posé sur une partie du corps, sur soi ou sur quelqu’un d’autre, être éjecté, coincé, rebondir, lancé… On peut lancer/rattraper avec les mains, les pieds, n’importe quelle partie du corps. Les trajectoires peuvent être de haut en bas comme une fontaine, de bas en haut, les deux.

La Machine à jongler intégrée dans un projet créatif
Les élèves reprennent leur Machine à jongler, peuvent rajouter des objets changer des postures, les trajectoires d’objets. Ils peuvent choisir leur nombre d’objets. Techniquement s’ils sont trois, ils sont capables de jongler avec trois objets. Mais artistiquement, rien n’empêche de choisir un seul objet, c’est techniquement moins difficile (quoique cela dépend des trajectoires produites) mais ça peut être visuellement très beau.

On va aussi raconter quelque chose. Je leur demande de construire une saynète avec la Machine à jongler, en proposant un avant et un après. La Machine à jongler s’installe de manière naturelle, elle va fonctionner, puis se défaire pour se poursuivre avec la suite de l’histoire.

Si les élèves disent « on n’a pas d’idée », je leur donne un exemple. « Des campeurs arrivent avec leur lampe torche, sac à dos, ils sortent les chaussures, les balancent et jonglent avec. à la fin, ils décident d’aligner les chaussures ». Ils doivent trouver une idée du même genre, sans reprendre mon exemple. Je m’assois avec eux. On discute. Montrez-moi… je les aide. « Là, ça me fait penser à un mariage… pas toi ? » Le thème peut évoluer.

Je joue un rôle de personne ressource
Je n’impose rien, ils ont droit à tout sauf d’être vulgaires et intolérants. La plupart du temps, ce sont eux qui m’appellent pour avoir mon avis sur ce qu’ils ont trouvé. « C’est une bonne idée, vous pourriez rajouter ça… » J’interviens assez peu sur le plan technique. Seulement s’ils ont besoin. Je les aide à prendre des repères pour que leur lancer soit correct et rattrapable. Par exemple, sur les lancers en arrière, certains jettent la balle juste avec le poignet alors qu’il faut l’accompagner, sentir le point haut de la trajectoire au dessus de la tête. Je les centre plus sur les repères visuels, la forme de la trajectoire, la distance que sur leurs sensations.

Des techniques et des procédés de composition au service d’un projet
D’un point de vue général, ils gèrent la difficulté en fonction de leur projet créatif et sur l’effet visuel voulu. Si un élève veut absolument jongler à trois balles, il peut bien sûr, mais il ne peut pas passer toute la séance à faire ça. Il s’entraîne donc chez lui pour pouvoir, en cours, consacrer tout son temps à la mise en piste avec les autres. Les choix qu’ils font créent obligatoirement des trajectoires, des rythmes, des postures différentes, et progressivement cela raconte quelque chose. Par exemple, si les trajectoires sont lentes et courbes, c’est harmonieux, si elles sont plus directes, courtes et rapides, c’est saccadé, plus agressif.

C’est comme l’écriture. Ils puisent dans leur vocabulaire, du plus simple au plus compliqué (ce sont les techniques acquises) et on l’enrichit. Je ne leur donne pas un dictionnaire avec lequel ils devraient se débrouiller mais je pars de ce qu’ils savent et je l’enrichis au gré de leurs besoins en création. On utilise également des procédés de composition comme l’unisson, la cascade, les questions/réponses, un leitmotiv, l’addition, l’accumulation… Mais je leur dis que tout cela, tous ces choix pour construire leur numéro doivent être faits pour transmettre, créer une émotion chez le public. Pas pour le faire pleurer mais pour le faire réagir.

Au cirque, la performance, c’est « l’émotion laissée »…rien de plus subjectif !

Paru dans Contrepied HS n°3 – C’est quoi ce cirque ?.