La mixité en Ultimate : mythe ou réalité ?

Temps de lecture : 6 mn.

Par Claire Debars. Les règles du jeu semblent « faciliter » un enseignement en mixité, parce que les possibilités de déplacements avec le disque sont limitées et les contacts proscrits. Claire Debars, enseignante au STAPS de Montpellier, questionne ce qui semble aller de soi, notamment à partir des travaux de Carine Guérandel.

L’objet de cet article est d’extraire des pistes de réflexion et d’intervention autour de l’égalité filles / garçons à partir des travaux de Carine Guérandel, maîtresse de conférences en sociologie au Laboratoire CeRIES (Laboratoire de recherche en sociologie à l’université de Lille). L’étude de la socialisation sportive permet de comprendre les processus de construction et de transformation des rapports sociaux de sexe dans les sociétés contemporaines. Plus précisément, les recherches portant sur la construction des différences sexuées dans les pratiques sportives mixtes, où les deux groupes selon le sexe sont en situation de face à face corporel, sont relativement rares (Guérandel & Mennesson, 2007). 
Une des spécificités de l’ultimate frisbee réside justement dans la coprésence des deux sexes dans les équipes lors des compétitions. Très peu d’articles dans la littérature scientifique portent sur l’ultimate. Cependant, dans deux articles parus en 2012 et en 2022, Carine Guérandel s’appuie avec Fabien Beyran sur des observations de joueuses et de joueurs de club et des élèves en collège REP+, pour mieux comprendre comment elles·ils « s’organisent ensemble pour pratiquer ». Pratiquer ensemble est possible, mais à certaines conditions didactiques et pédagogiques.
Dans ses travaux, Carine Guérandel met notamment en avant différentes modalités de construction de la mixité, ainsi que ses effets sur les pratiquant·es. Les règles du jeu semblent « faciliter » un enseignement en mixité, parce que les possibilités de déplacements avec le disque sont limitées et les contacts proscrits. L’engin en lui-même, léger et maniable, demande plus d’adresse que de force. Le jeu engage « un rapport au corps plus distancié et euphémisé ». Les joueuses et les joueurs sont garant·es du jeu avec l’idée de « fair-play », qui apparait « structurante de la pratique et du rapport à la pratique ». Cela motive les pratiquant·es en les éloignant d’une « compétition exacerbée ». Certes, il s’agit d’une pratique mixte, mais cela ne garantit pas nécessairement une égalité entre les sexes. Qu’est-ce qui est réellement novateur (ou pas) dans les rapports sociaux de genre ? Ce concept, défini par Danièle Kergoat (1992), renvoie « aux processus de construction sociale des différenciations et des hiérarchisations des catégories sexuées, divisées de manière binaire et arbitraire selon l’opposition masculin / féminin ». Quelles réponses apporte le travail de Carine Guérandel ? 

Regard en club

La mixité en compétition  est-elle encore possible ? 

Les données sont issues d’un travail d’observation d’une année au sein d’une équipe sénior (groupes de 19 dont 16 hommes et 3 femmes). Les joueuses et joueurs possèdent leurs propres propriétés sociales, sportives, des modalités d’organisation et d’apprentissages, un niveau de jeu, des caractéristiques spatiotemporelles du lieu de pratique spécifiques qui se combinent avec les normes et les valeurs de l’activité pour produire un espace spécifique socialisateur.
Concernant les rapports de pouvoir, ils « s’expliquent davantage par le niveau de jeu et l’ancienneté des pratiquant·es que par le sexe ». Dans l’étude, « les anciens, considérés comme les plus compétents, sont tous des hommes ». Lors des compétitions, l’usage des techniques, les temps de jeu et les rôles de chacun·e divergent entre le groupe de femmes et d’hommes. Les hommes prennent davantage de risque, avec des passes longues et courbes, des réceptions à une main. Les femmes semblent être plus prudentes, avec des passes plus courtes, des trajectoires plus rectilignes, et des réceptions à deux mains alors qu’elles réalisent les mêmes gestes lors des entraînements que les hommes. Elles ne se permettent pas de les faire lors des compétitions pour ne pas « remettre en question la légitimité de leur place ». Ce constat montre bien que la distribution des techniques en compétition « contribue à différencier les statuts des joueur·euses et à confirmer l’ordre social et sexué de l’équipe », et que les joueuses ont intériorisé le caractère masculin du monde sportif. Dans les matches de championnat, d’autres inégalités persistent, notamment dans le temps de jeu. Si le « match est décisif », les hommes avec de l’ancienneté pratiquent davantage. 

Ce constat montre bien que la distribution des techniques en compétition « contribue à différencier les statuts des joueur·euses et à confirmer l’ordre social et sexué de l’équipe », et que les joueuses ont intériorisé le caractère masculin du monde sportif.

Concernant les rôles de chacun·e, les stéréotypes de sexes persistent notamment dans les stratégies de défense, car lors d’une défense individuelle, chacun·e face à son adversaire, les femmes défendent systématiquement sur des femmes ou des hommes moins « performants ». La remise en jeu est aussi réalisée par les hommes, et ils touchent davantage le disque. Ce constat indique que, durant les compétitions, avec un enjeu de victoire, « l’ordre du genre devient structurant ». Prendre conscience de ces processus peut permettre de possibles « déconstructions ».

Regard en EPS

Une nouveauté qui permet de réduire les inégalités sexuées ?

Les données sont issues d’une observation avec un enseignant, sensible aux inégalités sociales sexuées, dans ses différentes classes en collège REP+.
Les inégalités sexuées semblent moindres que dans d’autres APSA, du fait de la nouveauté de son enseignement en milieu scolaire. Cette activité est dite socialement moins « connotée » que d’autres. Le non-contact, le maniement de l’engin, le fait de ne pas se déplacer avec le disque facilitent un jeu avec les autres, et cela valorise moins la recherche d’un exploit individuel. Cependant, pour réellement enseigner en mixité et produire davantage d’égalité et de réussite entre les élèves filles et garçons, cela doit « être pensé et réfléchi ».
Les équipes sont construites progressivement pour rester les mêmes jusqu’à la fin du cycle. L’enseignant veille à ne pas accentuer les stéréotypes dans ses interventions comme, par exemple, dans les consignes où un joueur ou une joueuse ne peut pas retoucher le frisbee avant deux passes effectuées. 
Du côté des élèves, si des garçons n’acceptent pas la présence d’une fille dans leur équipe, cela est « vite » réglé par l’enseignant avec un échange et des explications. Il est aussi possible qu’au début, l’entraide d’une fille puisse être refusée par certains garçons. L’enseignant gagne à y être sensible, à « ne pas oublier » les garçons et les filles « non sportif·ives », à ne pas accentuer leur moindre implication par des interactions verbales maladroites. Dans cette étude de cas, l’organisation didactique, par exemple avec des tâches à 2 ou lors de matches avec un rôle spécifique à chacune et chacun, semble propice aux apprentissages. Ce qui peut rendre possible un engagement différencié des élèves selon leur rapport sexué au savoir. S’il y a non-coopération d’un·e élève, la tâche ne peut pas être réalisée correctement. 

L’ultimate une activité avec plus de mixité, mais pas encore d’égalité ?

Pour envisager des pistes d’un point de vue didactique, au-delà du choix de la tâche, il me semble important d’être vigilant·e quant à la sélection des contenus, afin de confronter les élèves à des savoirs pertinents, en considérant (s’il en existe) les dimensions sexuées ; de connaître les points sur lesquels porter l’attention lors des régulations didactiques pour que les élèves puissent trouver des opportunités de se transformer ; à éviter que le contenu des régulations professorales adressé aux élèves diffère selon le sexe, alors même que leur niveau d’habileté est similaire. à la lecture des articles de Carine Guérandel, je pense que l’enseignant arrive aussi à favoriser de la mixité car il ajuste au cours de ses interventions les contraintes et les ressources « du milieu didactique » en fonction des besoins différenciés des élèves, sans perdre le fil du savoir en jeu, ni réduire les attentes selon les filles et les garçons. 
Pour des exemples concrets, je vous invite à lire l’article de la Revue EP&S et celui dans la revue SociologieS, qui interrogent aussi l’enseignement de l’ultimate en contexte d’éducation prioritaire. Notamment, ces exemples détaillent comment « la construction de la mixité par cet enseignant tend à configurer partiellement les positions scolaires des élèves, mais aussi leur niveau d’habileté et d’engagement en ultimate dans l’espace de la classe et dans le temps » (durée du cycle). Finalement, l’ultimate semble « promouvoir la mixité », mais bien entendu à condition de rester vigilant·e pour tendre vers davantage d’égalité entre les filles et les garçons. 

 Bibliographie

  • C. Guérandel et F. Beyria, La mixité en ultimate à l’épreuve des contextes. Revue EP&S, 396, pp. 46-51, 2022.
  • C. Guérandel et F. Beyria, Le sport, lieu de questionnement des rapports sociaux de sexe ? L’exemple d’une pratique collective mixte en compétition. SociologieS. [En ligne], Théories et recherches, 2012.
  • C. Guérandel et C. Mennesson, Gender Construction in Judo Interactions. International Review for the Sociology of Sport, 42(2), pp. 167-186, 2007.
  • D. Kergoat, Des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail. Cahiers du GEDISST, n°3, pp. 23-26, 1992.

Article de Claire Debars paru dans le Contrepied HS n°32 dédié à l’ultimate

Revue Contrepied hors-série n°32 – Avr. 2023

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