La société inclusive, de quoi parlons-nous ?

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Au-delà de la définition d’une société inclusive, Charles Gardou, anthropologue, Professeur à l’Université Lumière Lyon 2, propose cinq « arcs-boutants » sur lesquels peut se construire une telle société. En croisant des réflexions philosophiques, anthropologiques, économiques, politiques et pédagogiques, il éclaire le sens des actions à entreprendre.


Qu’entendez-vous par société inclusive ?

Le concept de société inclusive est utilisé en opposition à la société exclusive, qui maintient des exclusivités. Il fait l’objet de multiples déclinaisons : on parle d’éducation, d’école, et de lieux professionnels inclusifs ; on souhaite des pratiques culturelles, artistiques, sportives ou touristiques inclusives ; on désire des politiques, des législations, des structures et des dispositifs inclusifs ; on aspire à un environnement et un développement inclusif et, plus globalement, à une culture inclusive. Mais, de fait, on s’est habitué à des formes d’exclusivité. Certains ont des droits, d’autres en sont privés. Dans nos sociétés industrielles, l’homo œconomicus fait régner la loi d’airain du marché et de la compétition sans merci. Et, en dépit d’un apparent consensus contre l’exclusion, il y a stagnation.

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Sur quels fondements une société inclusive peut-elle se bâtir ? En référence à quels principes et exigences ?

Je propose cinq axiomes, au sens premier de ce qui vaut, ce qui est jugé digne, les concevant comme les arcs-boutants sur lesquels mérite de s’appuyer l’édifice à construire ensemble. Le premier soutient que nul n’a l’exclusivité du patrimoine humain et social. Le deuxième affirme que l’exclusivité de la norme c’est personne et que la diversité c’est tout le monde. Le suivant rappelle qu’il n’y a ni vie minuscule ni vie majuscule. Le quatrième avance que vivre sans exister est la plus cruelle des exclusions. Le dernier souligne qu’une société humaine n’est rien sans des conditions d’équité et de liberté.

Quel est votre questionnement sur les notions d’équité et de liberté ?

Ce questionnement renvoie à la problématique de la refondation de la justice sociale, de l’égalité formelle et de l’égalité réelle, des conditions de l’exercice effectif de la liberté et d’équité. Le principe d’équité, au caractère subjectif, n’est pas synonyme de celui d’égalité, objectivement évaluable car le plus souvent énoncé dans le droit positif, amplement débattu, affirmé par la doctrine et consacré par la jurisprudence. Il consiste à agir de façon modulée, selon les besoins singuliers, pour pallier les inégalités de nature ou de situation. Les êtres humains ne sont pas des copies conformes à un modèle unique, reproduits en millions d’exemplaires interchangeables. Leur égalité qualitative n’induit pas la similarité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent. En situation de handicap ou non, chacun d’eux a le droit inconditionnel à être singulier et à réaliser sa singularité. Celle-ci n’autorise aucun traitement inégalitaire. Si des situations identiques appellent des réponses identiques, les citoyens les moins « armés » et les plus précarisés légitiment des réponses spécifiques.
Le handicap exige d’accommoder les ressources ordinaires en matière de santé, de bien-être, d’éducation, d’acquisition de savoirs ou de compétences, de sécurité économique et sociale. Parce qu’ils permettent d’articuler le singulier et l’universel, le divers et le commun, ces accommodements sont la condition même de l’égalité et de la liberté. Ils permettent de rétablir un continuum dans l’itinéraire de vie : accessibilité, autonomie et citoyenneté ; vie affective, familiale, et sexuelle ; accompagnement de la petite enfance, scolarisation et formation ; activité professionnelle ; art et culture ; sports et loisirs.

Quelle(s) différence(s) faîtes-vous entre vivre et exister ?

Le vivre, que nous partageons avec tous les organismes vivants, renvoie à nos besoins biologiques. L’exister spécifie les hommes, marqués par leur inachèvement natif et leur nature sociale. Il se situe sur le versant de l’esprit et de la psyché ; des relations à soi, aux autres, au temps et à son destin ; du besoin de reconnaissance par les proches, les amis, les réseaux professionnels ou sociaux ; de la dépendance des solidarités humaines ; de la possibilité de devenir membre d’un groupe et de s’impliquer dans sa société d’appartenance.
Il n’est pas assez pour les humains de naître physiquement et de vivre, tant s’en faut. Soignés par tous, ils peuvent mourir de n’exister pour personne. Le handicap met en relief ce caractère toujours problématique de l’accès à l’existence, soumise à maints empêchements.
Le sentiment d’exister repose sur l’expression et la prise en compte des désirs, qui ne sont pas un luxe réservé à ceux qui n’auraient pas de besoins « spéciaux ». Ils ne sont pas leur privilège exclusif, interdit à ceux qui nécessitent des soutiens et des compensations. Or, ces derniers se voient trop souvent cantonnés à leurs besoins particuliers, selon l’expression consacrée. Leurs désirs seraient superflus, voire incongrus. Leurs besoins sont satisfaits, n’est-ce pas suffisant ? On tend à négliger ce qui fait d’eux des êtres existant, sentant, pensant, dans des flux de désir, de projet, de passion et de volonté. Une société inclusive ne défend pas seulement le droit de vivre mais celui d’exister.

Que doit-on entendre par l’axiome selon lequel il n’y a ni vie minuscule ni vie majuscule ?

Il n’y a pas plusieurs humanités : l’une forte, l’autre faible ; l’une à l’endroit, l’autre à l’envers ; l’une éminente, l’autre insignifiante, infra-humanisée. Mais une seule, dépositaire d’une condition universelle, entre un plus et un moins, un meilleur et un pire. Entre fortune et revers, résistance et fléchissement. Le « peu » et le « moins » n’équivalent pas à une absence de grandeur. Les vies sont par nature ambiguës. Leur stratification ne tient pas, pas plus que celle entre les cultures. Claude Lévi-Strauss l’avait déjà bien montré, il y a près de 60 ans, avec Tristes Tropiques. La gageure d’une société inclusive est de réunifier les univers sociaux hiérarchisés pour forger un « nous», un répertoire commun.

Vous abordez la question de l’espace commun en avançant que nul n’a l’exclusivité du patrimoine humain et social…

On a créé des privations de patrimoine commun. Or, on est tous héritiers de ce patrimoine quand on naît. Notre propre récit va enrichir ce patrimoine qu’on laissera ensuite à nos enfants. Nul n’en a l’exclusivité. Il ne suffit pas de vivre sur un même territoire pour appartenir à sa communauté, encore faut-il pouvoir en partager le patrimoine. Des étrangers, des populations isolées ou nomades, des minorités linguistiques ou culturelles et des membres de bien d’autres groupes défavorisés ou marginalisés ne bénéficient pas pleinement de ce droit. C’est aussi le cas de la plupart des personnes en situation de handicap.

Personne n’a l’apanage de prêter, de donner ou de refuser ce qui appartient à tous. Nos savoirs, notre culture font partie de ce capital collectif tramé de fils de couleurs multiples et indémêlables. Aucune part ne peut être l’exclusive de « majoritaires », que la naissance ou le cours de la vie ont préservé du handicap, au détriment de « minoritaires », dont la destinée serait de ne recueillir que des miettes.

L’idée de société inclusive tourne le dos à toute forme de captation, qui accroît de fait le nombre de personnes empêchées de bénéficier, sur la base d’une égalité avec les autres, des moyens d’apprendre, de communiquer, de se cultiver, de travailler, de créer et de faire œuvre. Elle va à l’encontre de la dérive amenant à donner davantage aux déjà-possédants et des parts réduites à ceux qui, ayant le moins, nécessiteraient le soutien le plus affirmé. Elle remet en question les mécanismes par lesquels les premiers augmentent leur avantage sur les seconds, en réalisant des plus-values et en capitalisant les conforts. C’est ce processus des avantages cumulés que Robert K. Merton, fondateur de la sociologie des sciences, a appelé l’effet Matthieu, en référence à une phrase du Nouveau Testament : « A celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait. »

Quelles sont vos réflexions sur la norme et la diversité ?

La notion de norme et celle de catégorisation opposent, marginalisent, enferment. Situées du côté de l’unicité close, de la mesure et du systématique, elles sont à la fois prison identitaire, prétention à l’universel et domination. En même temps, elles sont fuite face au maquis de la complexité humaine, à ses bizarreries, discontinuités, abîmes et foyers de détresse. C’est pourquoi elles empêchent de connaître ceux qui ne sont pas « comme les autres », de construire avec eux à partir du lieu qui est le leur. A cause de la norme, on se fait parfois, sans en avoir conscience, assassin de leur identité.

La visée inclusive contrecarre la centrifugeuse culturelle qui renvoie en périphérie ceux dont l’existence même déconstruit les modèles et archétypes dominants. Elle remet en cause l’exclusivité des normes, culturellement construites au gré du temps ou des cultures, imposées par ceux qui se conçoivent comme la référence de la conformité, qui aggravent les rapports de domination et multiplient les phénomènes d’exclusion. Au-delà des institutions politiques, matérielles ou symboliques normatives, dont naturellement toute société procède, elle s’élève contre l’emprise excessive d’une norme qui prescrit, proscrit et asphyxie le singulier.

Dans l’histoire du handicap, on s’est souvent référé à une norme qui relève d’une approche médicale. Aujourd’hui, la remise en cause d’une focalisation sur les pathologies ne manque pas d’arguments et intéresse les acteurs de l’École…
Nous prenons conscience que le handicap ne procède pas exclusivement de la déficience ou de la personne elle-même, mais de la manière dont l’École et la société le considèrent comme des réponses qu’elles lui apportent. L’approche médicale, qui le réduisait à une dimension personnelle résultant d’une maladie ou d’un accident de la vie, se complète par la prise en compte du contexte environnemental et social. On remet en cause la place démesurée, sinon exclusive, accordée à la pathologie.
Il y a changement de paradigme : l’approche s’intéresse aux conséquences éducatives d’une difficulté, non à la pathologie ou à l’« anormalité », sans nier la réalité des déficiences. On reconnaît pour chaque enfant le droit à une évaluation et à un parcours personnalisés, qui requièrent des moyens adaptés pour prévenir d’éventuels effets pervers : situations conflictuelles avec les familles et l’école, dérives de normalisation, découragement des enseignants, compétition exacerbée entre les établissements scolaires, etc. Il ne s’agit ni de banaliser, ni d’amalgamer des situations dissemblables, mais de démédicaliser l’approche, pour faire place à ce que l’on attend de l’École : une démarche résolument pédagogique, en interaction avec un plateau de professionnels autour de l’élève, y compris des médecins.
Souvenons-nous à cet égard des travaux pionniers de Lev Vygotski, le psychologue russe, praticien de l’enseignement plusieurs années durant. Il a consacré de nombreux travaux à la surdi-mutité, à la cécité, à l’arriération motrice, mais surtout au développement culturel des enfants touchés par une déficience mentale. Un enfant présentant un défaut, montrait-il, n’est pas obligatoirement un enfant handicapé. Son degré de handicap est fonction de la compensation sociale : « la cécité, la surdité et d’autres défauts ne font pas, à eux seuls, de leur détenteur un être défectueux. »
Il jugeait primordial de considérer les forces dynamiques de compensation, dont la source se situe dans les interactions sociales, et non uniquement dans la sphère organique. La voie défaut-compensation représentait, pour lui, la ligne directrice du développement de tout enfant présentant une déficience, quelle que soit la nature de sa déficience. La perte de certaines fonctions incite à des créations nouvelles, qui correspondent à la réaction de l’individu à son déficit et à la compensation dans le processus de développement. Vygotsky introduisit le concept essentiel d’orientation vers l’avenir, grâce auquel les progrès peuvent s’opérer et la personnalité de l’enfant se déployer, sans tomber dans des formes de compensation maladive. Il prônait, d’une part, des objectifs pédagogiques puissamment compensateurs destinés à pallier le fonctionnement mental spécifique ; d’autre part, une permanente interaction constructive entre l’adulte et l’enfant. Il concevait le pédagogue comme l’accompagnateur d’un devenir toujours imprévisible, bannissant tout étiquetage qui ne fait que réduire les possibles. Il apparaît enfin comme celui qui mit en lumière l’artificialité des frontières entre l’enseignement généraliste et celui que l’on dit spécial ou spécialisé. Il affirmait à raison que l’adaptation, la médiation, l’orientation vers l’avenir sont l’essence même de toute pratique pédagogique.

Entretien réalisé par Jean-Pierre Garel et paru dans Contrepied HS N°12 – EPS, Sport et handicap – avril 2015