Pour le numéro spécial « EPS et culturalisme » (2018), nous avons demandé au philosophe Denis Kambouchner, de réagir au texte sur l’Ecole d’Alain Becker dans ce même numéro (https://epsetsociete.fr/ecole-et-culturalisme/). Il s’est prêté au jeu pour donner son analyse des problèmes de l’école aujourd’hui.
Denis Kambouchner1
Cher·e·s Collègues,
Soyez remerciés de votre texte, qui m’apparaît aussi pertinent que vigoureux dans son approche des problèmes cruciaux de notre système éducatif.
C’est toujours une gageure de s’exprimer sur ces sujets d’une manière qui ne soit ni polémique ni doctrinaire, tant le champ des discours sur l’école est polarisé par des idéologies concurrentes, et tant la réalité du système auquel nous avons affaire (et appartenons) est complexe et à certains égards, contrastée. Quelque angle d’approche qu’on choisisse, on se trouve confronté – pour peu que l’on soit de bonne foi et en quête de lucidité – à un écheveau de problèmes très difficile à démêler, avec sur chaque point une question de mesure à garder et de complexité à respecter. C’est la raison pour laquelle les discours sur l’école auxquels nous avons affaire, notamment dans la presse et dans les médias, sont si souvent décevants car formatés et simplificateurs, et donc très peu à la hauteur des enjeux que notre expérience nous fait discerner et qu’un regard impartial peut confirmer.
Votre texte met bien en évidence la contradiction de base qui a traversé depuis au moins un demi-siècle l’histoire de notre système éducatif et les politiques successives qui lui ont été appliquées. D’un côté, la structure de ce système est restée fondée sur une idée du mérite scolaire, répartissant les élèves en fonction de leurs performances dans les matières jugées fondamentales ; d’un autre côté, la doctrine à laquelle on doit toutes sortes de modifications dans les pédagogies et dans la vie scolaire a été dominée par l’idée de l’épanouissement individuel de l’élève grâce à une libre construction de ses savoirs, supposée pouvoir s’affranchir des rythmes imposés comme de toutes sortes de cloisonnements disciplinaires.
De là, pour les enseignants, surtout au niveau du collège, une situation presque schizophrénique, entre exigence de résultats (nécessairement liés à l’assimilation de matières données) et injonction de non-directivité (celle-ci étant déjà par elle-même contradictoire).
… pour les enseignant·e·s, une situation presque schizophrénique, entre exigence de résultats (…) et injonction de non-directivité (…)
Cette situation si difficile à vivre n’était bien évidemment pas propre à réduire les facteurs de tension et de débordement présents dans les classes et dans les établissements. Tous les élèves, quels que soient leur âge et leurs profils sociologiques et scolaires, sont très sensibles à ce qu’il m’est arrivé de nommer (en partie par contraste avec l’« arbitraire culturel » de Bourdieu et Passeron) l’arbitraire pédagogique. Ils ont en permanence besoin de savoir où on les conduit, quelle est la raison des exercices qu’on leur propose et pourquoi l’on occupe leur temps à ceci plutôt qu’à cela, et sont sensibles au moindre flottement, qui bien entendu est de nature à alimenter leurs attitudes de défiance ou d’opposition. L’espèce de sécurité que les élèves demandent à cet égard n’est pas affaire de longues explications : elle résulte d’une définition claire, dynamique et d’abord raisonnable des matières d’enseignement à un niveau donné et des activités qui leur sont associées.
Par rapport à cette incohérence structurelle dont vous décrivez certains effets, votre texte exprime deux revendications qu’il me semble, comme à vous, très important de ne pas dissocier ; ce sont (1) la reconnaissance des spécificités disciplinaires (un terme dont les connotations pénibles ont beaucoup joué dans l’histoire dont nous parlons !), et l’exigence d’une réelle transmission, excluant la dilution des savoirs dans une interdisciplinarité généralisée ; mais aussi (2) la nécessité d’une approche disciplinaire ouverte et réfléchie, seule susceptible de garantir à tous les élèves une réelle entrée dans la culture et une véritable initiation aux savoirs – ceci en rapport avec une exigence de démocratisation scolaire qu’il ne faut surtout pas abandonner, mais sans doute reformuler. Vous vous situez ainsi à égale distance d’un « pédagogisme » immodéré et des crispations inhérentes à certaines positions « républicaines ». Cet équilibre est celui que j’ai moi-même recherché dès mon ouvrage de discussion des thèmes de Philippe Meirieu (Une école contre l’autre, 2000). Je trouve particulièrement précieux que l’argumentaire en faveur de cet équilibre émane de collègues d’EPS, qui d’une certaine manière – et sans doute à partir d’une compétence particulière en matière d’équilibre ! – désignent ainsi pour l’ensemble des corps enseignants, y compris ceux qui sont actuellement en formation, la voie à emprunter.
Il serait toutefois bien inutile de nous le dissimuler : la voie dont il s’agit est étroite et difficile, et rien ne nous assure que dans la période qui vient, ses chances de s’imposer soient évidentes. En matière institutionnelle comme ailleurs, le temps perdu se rattrape malaisément. Le dérèglement de la machine « Éducation nationale » date maintenant de plus de quarante ans. En cause, de l’avis général, et même si les interprétations du phénomène sont divergentes : la regrettable légèreté, ou même la pusillanimité, avec laquelle avait été conduite au milieu des années soixante-dix la mise en place du collège unique.
De quelque manière qu’on prenne les choses, ce moment clé dans l’évolution de notre système éducatif aurait exigé une vaste mise au point, aussi consensuelle que possible, s’agissant des pédagogies et de la culture à promouvoir à tous les degrés de l’enseignement. On sait bien que les conditions du consensus manquaient, et ce, du reste, bien au-delà du monde éducatif : sur fond de relatif bien-être, la société et la culture françaises du début des mêmes années offrent, avec le recul, l’image d’une division presque schizophrénique ; ce qui vaut aussi pour l’école, avec l’absence quasi totale de médiation (si l’on excepte quelques figures isolées comme celle de Georges Snyders) entre les tenants de l’enseignement traditionnel et ceux des pédagogies nouvelles ou alternatives. Il reste toutefois significatif qu’à l’époque, pas un geste n’ait été tenté pour réduire cette division ou seulement pour esquisser des compromis raisonnables.
Il y avait pourtant à faire. À partir de 1968, l’étau des traditions s’était bien évidemment desserré par endroits. Mais la pédagogie dominante à l’époque de la mise en place du collège unique était restée d’essence verticale, assez impersonnelle et unilatéralement exigeante : si vous ne compreniez pas par vous-même ce qui vous était demandé – et ceci valait en EPS comme dans l’ensemble des autres disciplines -, vous pouviez vous trouver rapidement perdu(e) dans la poursuite du programme, sans qu’aucun dispositif d’aide ou de soutien soit prévu, ni d’ailleurs, à titre régulier, aucune communication individualisée entre professeurs et élèves.
Dans beaucoup de lieux scolaires, ces mœurs verticales ont subsisté. Bien ancrées dans une vieille tradition catholique avec laquelle la Troisième République n’avait pas vraiment rompu, elles ne comportaient pas que des désavantages, tant que les formations restaient restées claires et structurées. Mais même avant que l’arbitraire pédagogique ne gagne du terrain, elles laissaient subsister l’intégralité d’un problème social sur lequel les tenants des pédagogies nouvelles mettaient l’accent avec raison, tandis que les membres du camp « républicain » apparaissaient réticents à en prendre la mesure.
Pourquoi au juste le tournant d’une grande réforme a-t-il été manqué ? La difficulté ne tenait pas simplement à l’hétérogénéité sociologique et statutaire des corps enseignants, formés dans des lieux différents, avec pour conséquence la coexistence au sein de l’Éducation nationale d’au moins deux cultures professionnelles différentes et virtuellement rivales. Il m’a toujours semblé que la difficulté principale avait tenu à la conjonction entre l’urgence de la démocratisation et la crise de la culture scolaire ou académique, alimentée dès le début des années soixante par une critique de plus en plus vigoureuse des valeurs culturelles dominantes. C’est ce facteur, plus que tout autre, qui a empêché (si l’on s’inspire d’une expression due à Marcel Gauchet) le très souhaitable consensus sur ce que c’est qu’apprendre, et qui a au contraire encouragé (même si l’on peut discuter du caractère explicite et intentionnel de ce processus) l’extension de ce que Jean-Pierre Terrail a appelé le « paradigme déficitariste », qu’on peut résumer par une formule du genre : en apprenant moins, vous apprendrez tous. De là une démocratisation par défaut, et en réalité ineffective car reposant sur un grave contresens ; en effet, là où il y a moins à apprendre, on perd une partie des raisons d’apprendre, ou bien l’on meuble le temps de manière et il n’est pas vrai que tous apprennent.
Peut-on aller jusqu’à dire, pour faire court : « La faute à Bourdieu » ? Bien sûr que non. Il y a toujours un vice de principe dans ce genre d’imputation, qui substitue une responsabilité d’ordre individuel à une causalité complexe et multifactorielle. Tout ce qu’on peut dire est que les thèmes de la critique sociologique de la « haute culture » se sont diffusés dans de nombreux lieux institutionnels, y compris stratégiques comme les corps d’inspection, et que leur ombre s’est étendue jusqu’à des matières scientifiques qui ne constituaient pourtant pas les premiers objets de cette critique (principalement axée sur les enseignements littéraires et sur les prestiges de la khâgne). Jamais Bourdieu, Passeron et leurs collaborateurs n’ont mis en question l’enseignement des mathématiques, des sciences de la vie, ou des langues, ni bien sûr l’EPS, en tant que tels. Mais en décrivant le « système d’enseignement » comme système d’accréditation de la « culture légitime », ils mettaient évidemment en question la légitimité globale de cette culture ; et en soulignant le rôle socialement sélectif de toute une batterie d’exigences implicites, ils ne pouvaient qu’inviter à renoncer à ces exigences, dès lors qu’une véritable alternative – une pédagogie explicite ou « rationnelle », à laquelle votre texte ne renonce pas à en appeler – n’était pas réellement constituée.
Quarante ans plus tard, nous ne sommes pas sortis de ce marasme-là. Une sorte de brouillard entoure toujours la question de la mission des enseignants (de même, du reste, que les devoirs des élèves et ceux des parents); et peu nombreux sont ceux qui, ayant une idée claire de leur mission, voient cette idée approuvée et favorisée par les tutelles. Dans bien des zones de l’Éducation nationale (ESPÉ, corps d’inspection, personnels d’encadrement, associations diverses), règne encore l’idée que vouloir transmettre, communiquer un savoir, expliquer et désigner clairement ce qui est à apprendre et les règles pertinentes dans tel ou tel domaine, c’est exercer sur les esprits une autorité indue, et créer ou recréer continuellement entre les élèves des différences et inégalités qui ne peuvent être – considère-t-on – que d’essence sociale ; et cette manière de voir n’est pas étrangère aux aberrations constatées dans la gestion des apprentissages fondamentaux. L’idée que le succès d’une action éducative repose pour une bonne part sur l’intensité et la qualité des stimulations cognitives, esthétiques et motrices précoces, et qu’en conséquence il faut faire effort pour rendre partout l’enseignement plus substantiel et plus intensif, peut bien conserver un caractère d’évidence pour de nombreux enseignants : elle demeure foncièrement étrangère à un très grand nombre d’autres, qui seront peut-être tentés de troquer les thèmes bourdieusiens de la « violence symbolique » ou de l’« arbitraire culturel » contre l’idée commode (quoique heureusement marginale en EPS !) que le numérique a changé toute la donne. La mémorisation individuelle des règles et des données n’a plus lieu d’être, suggère-t-on, puisque « tout est en ligne », et que seule compte aujourd’hui une espèce d’initiation à la recherche par les moyens digitaux ! De quoi poursuivre une guerre féroce contre toute conception ou pratique « disciplinaire » de l’enseignement…
Un fait est pourtant significatif : les tenants d’une interactivité interdisciplinaire tous azimuts reprochent à ceux d’un enseignement plus classique d’être installés dans un certain domaine et de ne pas vouloir en sortir. Mais ce reproche, parfois fondé, peut toutefois se retourner contre ses auteurs, qui ne se livrent bien souvent à leur prêche « 2.0 » que parce qu’eux-mêmes ne sont à proprement parler installés nulle part. Or, ce qui vaut pour les élèves vaut aussi pour les formateurs : ce n’est qu’avec la maîtrise effective d’au moins un domaine ou corps de connaissances que l’on peut valablement rayonner vers les autres, étant admis par ailleurs que la distinction des domaines n’est pas elle-même une donnée immédiate ou de premier degré, et donc que personne, sauf pathologie individuelle, n’est ici enfermé dans un domaine donné. En réalité, les argumentaires du genre « 2.0 » sont très fragiles : dès lors qu’on parle d’une compétence ou expertise effective, identifiée, socialement reconnue, on retrouve la nécessité d’une assimilation ou accumulation de nature au moins en partie classique, celle d’une étude approfondie ou d’un entraînement persévérant.
Pour ce qui concerne l’Éducation nationale, comme vous le soulignez, c’est donc au niveau de la formation initiale et continue des enseignants et des personnels d’encadrement que se posent aujourd’hui les questions cruciales. Les ESPÉ étant nées en 2013 d’une réforme aussi mal conduite que peu réfléchie, la formation professionnelle initiale ne rend absolument pas, encore à présent, avec son agenda impossible et son tronc commun ingérable, les services qu’on pourrait en attendre. Au contraire, c’est de renforcer sur une base « disciplinaire » ouverte les compétences et la culture des futurs enseignants qu’on doit maintenant se soucier, ce qui, faut-il souligner, ne sera guère concevable sans un allongement conséquent du temps de formation. En un temps toujours marqué par la crise des finances publiques et par les tentations malthusiennes et néolibérales, il n’est absolument pas évident que ce combat puisse être gagné. Mais du moins, il est précieux au plus haut point qu’un texte tel que le vôtre vienne lui fournir des armes en même temps qu’en démontrer l’urgence.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- philosophe, historien de la philosophie, professeur des universités Paris I la Sorbonne↩