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A la suite de René Deleplace, Gilles Uhlrich1 et Serge Éloi 2 proposent pour améliorer la prise de décision tactique des élèves une forme d’étude alliant modélisation du jeu et intervention didactique. Leur approche articule de manière originale la complexité du jeu, la sélection d’unités tactiques isolables et une conception particulière des exercices.

Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme (2018)

Dans la poursuite des travaux de R. Deleplace3 et de D. Bouthier4, nous travaillons sur les Pratiques Physiques Sportives et Artistiques (PPSA) dans une perspective technologique, en particulier sur le rugby. Nous cherchons à montrer que de l’analyse de ces pratiques découle les conditions de la mise en œuvre des dispositifs d’intervention éducative en EPS. Cela nécessite de procéder, non pas à une simplification mutilante, mais à la prise en compte de l’essence de ces PPSA. Dans cette dynamique, la recherche technologique amène à répondre à cette question : lorsqu’un enseignant intervient en EPS, il convient pour lui de lier modélisation de la pratique et dispositif de formation (choix des objectifs, des situations et du mode d’observation). 

Un choix épistémologique assumé

Analyser les sports collectifs sous l’angle du rapport de force

R. Deleplace s’est attelé à caractériser la pratique du rugby selon une perspective dialectique qui met au centre de sa description la prise en compte systématique du rapport d’opposition. Plutôt que de caractériser de manière formelle la technique d’un joueur ou le fonctionnement « stéréotypé » d’une équipe, il montre que les sports collectifs ne peuvent se décrire que dans la prise en considération d’un rapport dialectique attaque/défense. Il modélise ainsi ce rapport d’opposition en repérant dans la complexité de la pratique, des phases (plein mouvement, fixation et statique) et des plans (collectif total, collectif de ligne ou partiel, homme contre homme) qui dans leurs interactions caractérisent des unités de jeu qu’il appelle les Unités Tactiques Isolables (UTI). En précisant cette modélisation, le jeu de plein mouvement est décrit selon deux matrices (offensives et défensives) qui fluctuent l’une en fonction de l’autre en un « système cohérent de représentation mentale de la totalité de la logique du jeu » (Deleplace, 1979, p. 21)5 L’enjeu de l’acte éducatif ne se réduit pas à la réalisation d’une passe mais doit s’emparer de la prise de décision qui conduit à la mobiliser au regard de la configuration du jeu. Ainsi, l’élève se développe lorsqu’il est capable de prendre des décisions sous la pression imposée par l’adversaire. De ce constat découle la mise en place de dispositifs didactiques qui incluent systématiquement ce rapport d’opposition. Si Deleplace a jeté les bases théoriques de la construction logique de situations qui opérationnalisent ce qui doit être étudié, Bouthier (1986)4 prolonge ce travail en travaillant à une Pédagogie des Modèles de Décisions Tactiques. 

Une « pédagogie des modèles de décisions tactiques »

S’engager dans une Pédagogie des Modèles de Décision Tactiques c’est donc, sur la base d’alternatives contextualisées de choix, proposer des situations qui amènent les joueurs à s’adapter aux contraintes changeantes du milieu imposées par l’adversaire. Les élèves vont apprendre à faire des choix dans le courant du jeu et non des gestes techniques décontextualisés. L’enseignant « fait découvrir, dans l’opposition vécue, la relation au partenaire comme une conséquence de la relation à l’adversaire ». (Deleplace, 1979, p. 101).  Si nous prenons l’exemple d’un 2 contre (1+1) en rugby (2 contre 1 avec un défenseur en retard). L’alternative est la suivante : 

– Si le défenseur choisit de stopper le porteur de balle alors le porteur de balle doit faire la passe à son partenaire.

– Si le défenseur reste à portée des deux attaquants alors le porteur de balle doit aller seul vers la cible.

C’est donc bien la relation à l’adversaire qui dicte la relation au partenaire. L’enseignant doit alors créer les conditions pour que l’élève :

– perçoive les états d’équilibre et de déséquilibre dans le rapport de force entre l’attaque et la défense.

– soit capable de prendre des initiatives et que celles-ci soient compréhensibles et significatives pour chacun des autres partenaires.

Pour prendre en compte la complexité, travailler les « unités tactiques isolables » 

La caractérisation par plans et phases permet de spécifier 9 unités tactiques (tableau 1) qui organisent l’intervention de l’enseignant. Lors d’une séance, le professeur fera vivre à l’élève une grappe d’exercices (Deleplace, 1979) qui part du plan collectif total (PCT) et qui se terminera également au plan collectif total. La première situation de match (au PCT) visera à mettre en évidence les lacunes qu’il sera nécessaire de travailler dans les exercices qui vont suivre. La dernière situation de match (au PCT) visera à recontextualiser ce qui aura été travaillé au plan homme pour homme (PHH) ou au plan collectif de ligne (PCL). Entre les deux, les exercices sont organisés autour d’unités tactiques qui conservent en chacune d’elles la complexité du rapport d’opposition tout en permettant sa compréhension dans des situations qui ont du sens.  Cette modélisation s’avère donc utile tout au long de la démarche d’enseignement.

Tableau 1 : Modélisation du rugby par les 9 unités tactiques :

Plans/Phasespour le rugby à 15Mouvement général :Ballon en mouvement et joueurs en mouvementMatrice offensive vs Matrice défensiveFixations :Ballon momentanément arrêté, joueurs en mouvement (rucks et mauls).Statiques :Ballon arrêté, joueurs arrêtés (touche mêlée, Coup d’envoi, de renvoi, pénalités)
PCT = toute l’équipe contre toute l’équipe voir plus.UTI 1UTI 2UTI 3
PCL ou réduit = regroupements caractéristiques de joueursUTI 4UTI 5UTI 6
PH/H = de 1/1 à 3/3 (porteur de balle et ses soutiens vs plaqueur et ses soutiens)UTI 7UTI 8UTI 9

A partir de cette modélisation complète du jeu de rugby, l’enseignant repère ce sur quoi il va porter son effort. Dans le cadre scolaire, ce sont les UTI qui organisent le mouvement général (1, 4 et 7) que les élèves auront à vivre en priorité. Les  autres phases relevant de l’UNSS ou d’options. L’élève va apprendre à faire des choix dans le cadre du match (UTI 1). Il travaillera la pertinence de ces choix au plan collectif réduit (4/4, UTI 4) et au plan homme/homme (1/1, 2/1+1, UTI 7). Cette réflexion qui part de la modélisation de la pratique implique des choix didactiques importants.

Perspectives didactiques

La pédagogie des modèles de décisions tactiques se distingue par le fait qu’elle suggère de recourir à des situations d’opposition. La construction de situations obéit à certains critères. En EPS, le temps d’apprentissage étant limité (cycle ou séquence), les élèves ne vont pas réinventer l’ensemble des solutions qui se proposent dans chaque situation. Les choix possibles sont donc à présenter dans le même temps que la situation est vécue. Concrètement, si l’enseignant met en place une situation de 2 contre 1 + 1, il évoque avec eux en préalable de l’engagement dans la pratique la double possibilité, selon le comportement du défenseur de faire la passe ou d’avancer seul vers la cible (alternative envisagée plus haut). Aux élèves d’analyser in situ la situation pour faire les bons choix.  C’est mettre à contribution l’intelligence de l’élève afin qu’il saisisse dans quel contexte il agit. Pour Deleplace l’exercice devient alors un véritable « couple-exercice » qui associe une structure concrète et une structure abstraite. 

Le couple-exercice : Structure abstraite / structure concrète

Deleplace parle de l’intervention déterminante de la pensée abstraite dans la maîtrise de l’acte moteur complexe (1979). Il souligne la nécessité de concrétiser sous la forme d’une cascade de décisions l’ensemble des possibles à un moment donné de la situation. C’est cet ensemble qui est abstrait puisque seul le choix réalisé in fine prendra un caractère concret laissant les autres possibles non réalisés. En ce sens, le choix réalisé par l’élève en situation repose sur sa propre interprétation de la situation et non sur ce qu’il aurait mécaniquement à reproduire. La structure concrète de la situation, elle, organise l’environnement dans lequel les élèves auront à s’affronter pour qu’ils puissent vivre tous les possibles. Tout l’enjeu de l’enseignement consiste donc à confronter l’élève aux différentes possibilités offertes par les caractéristiques de la situation. En reprenant l’exemple du 2/1 + 1, il vivra des moments ou l’adversaire choisira de le stopper directement puis d’autres moments ou le défenseur restera à portée des deux attaquants. Il aura donc à reconnaitre concrètement le comportement du défenseur afin de réaliser le choix de son action. Selon cette logique, les séquences vécues alimentent, chez l’élève une « représentation de l’action » puisant leurs éléments dans le monde des conflits et des confrontations dont les représentations constituent un « condensé de sens » (Vygotski, 1998, p. 49). La confrontation dialectique de la structure abstraite à la structure concrète est une condition de la compréhension de sa pratique par l’élève.

Les lois de l’exercice – structure concrète

Dans le cadre de la pédagogie des modèles de décisions tactiques, la construction d’une situation de sport collectif permettant à un exercice de conserver la réalité fondamentale de l’opposition devrait envisager quatre points :

  • Un espace de jeu orienté par deux cibles placées aux extrémités du terrain de jeu afin de permettre la réversibilité des rôles d’attaquants et de défenseurs dans l’instant. Toute situation doit rendre possible la contre-attaque permettant à l’élève de passer du statut d’attaquant à celui de défenseur sans délai. Cette spécificité implique que la situation ne s’arrête pas quand l’attaque échoue, bien au contraire. 
  • Un effectif de joueurs qui tienne compte de la taille du terrain et de l’équilibre ou du déséquilibre momentané du rapport d’opposition entre l’attaque et la défense.
  • Un lancement de l’exercice spécifique sur lequel l’enseignant peut jouer pour exploiter tous les possibles représentés du couple-exercice.

Dernier point et non des moindre :

  • Ménager au moins une alternative de choix tactiques qui sollicite la cascade des décisions. L’enseignant, dès l’exposé de la structure concrète de la situation mais aussi tout au long de leurs passages se doit d’illustrer les solutions possibles qui s’offrent ou qui sont mobilisés par les élèves. L’élève aura alors à éprouver ces indices dans la situation. C’est cette compréhension fine de la pratique physique et sportive partagée par l’enseignant et ses élèves qui permettra de réaliser la relation fonctionnelle entre enseignement et apprentissage.

Conclusion

Apprendre à faire des choix tactiques nécessite de proposer des situations qui lient modélisation de la pratique et construction des dispositifs didactiques. Cela requiert d’assumer un parti pris sur ce qui fait l’intérêt culturel de l’enseignement des pratiques sportives à l’école. C’est engager l’élève dans un processus de compréhension des enjeux de sa propre pratique du rugby ou plus largement des sports collectifs à l’école et de ses propres actions l’amenant progressivement à s’émanciper des attendus de l’enseignant. Mais cette action ne peut se réaliser que lorsque l’enseignant lui-même s’est affranchi de la mainmise des conceptions technicistes traditionnelles. 

Article paru dans le Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme

  1. enseignant-chercheur au STAPS d’Orsay
  2. enseignant-chercheur au STAPS de Créteil
  3. Deleplace, R. (1979). Rugby de mouvement rugby total. Paris : Éd. Revue EPS
  4. Bouthier, D. (1986) : Comparaison expérimentale des effets de différents modèles didactiques des sports collectifs. In Actes du colloque : EPS, contenus et didactique. SNEP. 85-89
  5. Deleplace, R. (1992). La notion de matrice d’action pour les actions motrices complexes. In D. Bouthier et J. Griffet, Représentations et actions en APS. CEDAPS. Paris XI, Orsay. 25-43

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