Dans son ouvrage, L’Individu ingouvernable, Roland Gori propose un essai qui interroge le passé pour y trouver les traces de ce qui aurait été laissé dans l’ombre et pouvant expliquer la situation actuelle. Partant du constat d’une révolution conservatrice à l’œuvre il avance l’idée de « nouvelles révolutions symboliques devant articuler la conjugaison du pluriel et du singulier, la concordance des temps, de la tradition et de la modernité ».
Que faut-il entendre par ces propositions ?
Pour les néolibéraux, la figure de l’humain ne serait rien d’autre qu’un individu autonome, autocentré, autogéré par sa raison, sa responsabilité morale et son intérêt. A chaque fois qu’il y a eu des crises, on assiste à l’émergence de contre révolutions conservatrices : à la fin du XIXème avec l’émergence de l’anti-sémitisme et des populismes, dans l’entre deux guerres avec l’émergence des totalitarismes, aujourd’hui avec l’émergence de deux types de « fascismes » : les théo-fascismes d’une part, qui procèdent à des embrigadements sectaires et de masse prenant des allures religieuses, venant occuper l’espace vide laissé par la déconstruction de la notion libérale de l’homme, d’autre part, le techno-fascime avec son système de gestion administrative et technico financière de l’humain, assujettissant les citoyens aux différents logiciels des évaluations.
À partir de ce constat on est devant un défi : trouver une troisième voie, qui n’altère pas les individus en leur ôtant leur part de liberté, de décision sans désavouer sa nature sociale pour autant.
À partir de ce constat on est devant un défi : trouver une troisième voie, qui n’altère pas les individus en leur ôtant leur part de liberté, de décision sans désavouer sa nature sociale pour autant.
Il nous faut d’abord reconnaître qu’il n’existe pas d’homme « solitaire », fondamentalement l’homme existe de part sa nature sociale qui nécessite qu’il entretienne des liens avec d’autres humains faute de quoi l’esseulement, la désolation l’offrent comme proie à toutes sortes de prédateurs. Il s’agit donc de revitaliser le lien social. En s’appuyant sur des acteurs locaux, sur la reconstitution de biens communs, de services comme l’eau, l’électricité, ou la nourriture. Daesch a fait une part de son succès dans les territoires qu’il occupe. C’est un état cruel et totalitaire qui se livre à des atrocités, à des exactions, mais qui administre les territoires qu’il occupe. À partir du moment où l’état externalise un certain nombre de missions de service public en matière d’éducation, de santé, de culture, de justice, ces services peuvent tomber entre les mains de mafieux, de sectaires ou de financiers malveillants. Si on veut reconnaître la singularité d’une existence, ne pas la fondre dans un sujet collectif de masse, il faut qu’elle puisse se nourrir de la denrée mentale et affective du contact avec les autres. Il faut donc favoriser tout ce qui est lien associatif, promouvoir les associations en agents de changement, en acteurs locaux de décisions, considérer que ce qui est culturel, spirituel… soit favorisé et régulé par l’intérêt général que devrait représenter l’état. L’association étant le grand concept de la solidarité et de la fraternité citoyenne face aux exigences de la révolution industrielle au XIXème.
C’est ainsi qu’on peut relever le défi de la modernité, assurer le lien entre passé, présent et avenir. Mais pas une modernité réduite à l’immanence, au présentisme, pas davantage une nostalgie du passé qui méconnaitrait les mutations sociales et technologiques. Il nous faut en finir avec les nouvelles normes sociales d’évaluation qui ne proposent qu’une vision quantitative, procédurale et formelle du monde, faute de quoi on produirait une humanité uniformisée, homogénéisée, un monde parfaitement standardisé et inculte.
Il nous faut renouer avec d’autres significations du mot « valeur » qui ne se réduit pas à une pensée des affaires ou celle du droit propres au libéralisme ; Il nous faut construire des espaces collectifs de partage de nos expériences sensibles, construire des récits collectifs qui donnent sens et cohérence au chaos du monde.
Instaurer de nouvelles conditions politiques du vivre ensemble ?
Oui, réhabiliter la parole, le récit, l’expérience sensible que l’on peut échanger dans le monde. Réinventer l’humanisme non dans sa conception molle, mais comme posture éthique et politique visant à extraire du présent ce qui est éternellement humain. De nouvelles manières de penser le monde peuvent produire d’autres croyances, d’autres pratiques. C’est bien d’une révolution symbolique humaniste dont nous parlons. L’art et la culture pourraient paraître inutiles à un management par la raison instrumentale, mais ils sont essentiels pour créer une humanité de l’homme.
« Il n’y a pas de véritable héritage de culture sans transgression des énoncés et des figures qu’elle lègue… » dites vous.
La culture ce n’est pas seulement les objets, les œuvres d’art, c’est aussi la manière de vivre ensemble. La culture et la politique c’est le même mot d’une certaine manière, c’est le système par lequel on appréhende le monde, le rapport à nous mêmes et aux autres. Il faut donc qu’il y ait un héritage et qu’il y ait transmission, mais on ne peut pas transformer la vie en un musée, il faut pouvoir inventer. Et, soit on n’a pas de construction du passé et on ne peut pas déconstruire, soit on est dans la transgression permanente et on ne peut thésauriser l’héritage du passé. Le propre de la création artistique c’est de s’approprier les normes et de les faire bouger. Il faut pouvoir transmettre. Le drame de la modernité, c’est qu’elle oublie ce devoir de transmission et tombe dans l’amnésie de la mode qui fait fructifier les mouvements les plus réactionnaires, nostalgiques du passé. L’existence collective et singulière devrait être appréhendée comme une création, une création esthétique qui pose des normes pour les transgresser, et non les reproduire obstinément.
Roland Gori est psychanalyste et initiateur de l’Appel des appels. Auteur de nombreux livres parmi lesquels : L’individu ingouvernable – La fabrique des imposteurs – Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux? – La Dignité de penser.
Entretien réalisé par Jean-Pierre Lepoix et paru dans la revue Contrepied Acrosport