Pour des évolutions réellement démocratisantes de l’École

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Pour le numéro spécial « EPS et culturalisme » (2018), nous avons demandé à Elisabeth Bautier, du groupe Escol, de réagir au texte sur l’Ecole d’Alain Becker dans ce même numéro (https://epsetsociete.fr/ecole-et-culturalisme/). Elle revient notamment sur la question des inégalités qui sont au coeur du travail du groupe Escol. Des réflexions déterminantes pour penser l’évolution de l’Ecole.

Par Elisabeth Bautier1.

L’École change et il est nécessaire qu’elle change et se transforme : former, émanciper des jeunes pour qu’ils comprennent et soient partie prenante de la société dans laquelle ils vivent et vont vivre dépend de l’évolution même des savoirs, des modalités de dire, d’écrire, de penser, de lire de la société à un moment de son histoire. Ce n’est donc pas les évolutions en elles-mêmes qui posent question, on ne peut être nostalgique d’une École qui n’a jamais été très égalitaire. Ce sont les logiques et conceptions qui sous-tendent la mise en œuvre de ces évolutions du point de vue des inégalités sociales d’apprentissage qu’elles peuvent ou non produire qui posent question.Il est actuellement davantage question d’équité que d’égalité, de talents individuels à développer pour chacun plus que de savoirs collectifs à partager. La psychologisation ambiante masque la construction sociale des difficultés.

 La psychologisation ambiante masque la construction sociale des difficultés.

Il s’agit donc d’interroger les finalités de l’École contemporaine au regard de ses principes d’émancipation et de démocratisation pour comprendre pourquoi le système éducatif français est le plus socialement inégalitaire, c’est à dire, celui dans lequel l’origine sociale des élèves joue le plus grand rôle dans les apprentissages.

Des évolutions mais pour quels élèves ?

Tous les élèves ne profitent pas également des situations d’apprentissage parce que l’École et ses pratiques contemporaines s’adressent à un élève pour lequel il n’y a guère de différences entre les modes de socialisation cognitive et langagière familiaux et scolaires. C’est parce l’École « oublie » d’enseigner aux autres élèves ce qui leur permettrait de se saisir des apprentissages, parce qu’elles présupposent une socialisation cognitive et langagière, voire culturelle qui n’est pas celle de la majorité des élèves que les évolutions contemporaines sont élitistes dans leurs réalisations quotidiennes. Peut s’expliquer ainsi la perte de confiance des élèves, des parents dans le bien-fondé de l’École et des savoirs eux-mêmes.

Il s’agit d’identifier ce que pourrait être une École qui, conformément au projet d’une scolarisation émancipatrice des élèves, leur permettrait de comprendre le monde dans lequel ils vivent, visant ainsi démocratisation et démocratie, parce qu’elle permettrait à tous les élèves l’accès aux savoirs, à l’étude et à l’exercice du langage et de la pensée nécessaires à cette compréhension raisonnée. C’est ce qui nous conduit à revenir sur les ambiguïtés actuelles des pratiques de classe et du statut des savoirs.  

De la restitution des savoirs disciplinaires à l’acquisition des raisonnements et de la conceptualisation

L’analyse des nouveaux programmes, comme celle des pratiques enseignantes (Bautier, 2016), permet d’identifier deux mouvements simultanés qui, dans leurs réalisations au sein des classes, peuvent être et sont pour une grande partie des élèves contradictoires, ou source de malentendus. Il s’agit d’une part, de la centration contemporaine sur les objectifs de conceptualisation, de raisonnements, de justifications et d’argumentations concernant des phénomènes, des processus. Les savoirs disciplinaires pour eux-mêmes ne sont plus la visée principale, alors même, mais implicitement, que leur acquisition est plus encore nécessaire pour raisonner.

Les savoirs disciplinaires pour eux-mêmes ne sont plus la visée principale

D’autre part, les situations ordinaires de classe placent les élèves dans des activités et des échanges oraux qui apparaissent comme étant à eux-mêmes leur propre finalité et prennent le pas sur les savoirs, au profit de la seule réalisation des tâches et échanges à effectuer. Les savoirs se perdent dans les activités censées les mettre en œuvre. Ainsi, on peut voir dans ces objectifs une élévation du niveau des activités intellectuelles, cognitives, littératiées, sollicitées. Mais, simultanément, cette élévation, non seulement implicite, s’accompagne de pratiques qui dans leur apparente ouverture, en ce qu’elles impliquent chacun dans la réflexion, la participation, l’expression, n’indiquent que rarement le registre de travail attendu. Elles le brouillent même en sollicitant l’expérience, l’avis de l’élève. Or, tout comme la référence aux compétences peut être assimilée à tort à une pédagogie généreuse (Bernstein, 2007) en ce qu’elle suppose chez tous les possibilités de réagir en situation, cette sollicitation masque que les raisonnements à mettre en œuvre (et le plus souvent à acquérir), les références sur lesquelles il est nécessaire de les fonder, sont en fait les savoirs académiques disciplinaires fondés dans l’écrit et qui n’ont rien de spontané (Rey, 2014). 

S’il est désormais possible pour les élèves d’exprimer leur avis, leur opinion, leur expérience, de participer, le malentendu est alors grand, comme l’est la discrimination entre les élèves. Certains « savent », du fait de leur mode de socialisation familiale, qu’il s’agit toujours d’apprendre et de faire appel aux savoirs scolaires ou même savent transformer l’expérience en connaissance et circulent ainsi dans une pluralité de registres de travail favorable au développement de la pensée et des apprentissages (Bautier, Rayou, 2010). D’autres ne savent pas, n’interprètent pas la situation de classe comme un moment d’étude (Johsua, 2003). Les écarts se creusent. 

Les évolutions contemporaines ne minorent donc pas les savoirs. Elles supposent au contraire la mobilisation de savoirs hétérogènes, y compris disciplinaires, pour parvenir aux élaborations conceptuelles visées. Comprendre au cycle 3, des phénomènes et concepts comme le solde migratoire, l’espérance de vie, la densité de la population est bien une élévation considérable de l’exercice de la pensée, qui s’appuie sur des connaissances et des savoirs factuels disciplinaires de haut niveau. Mais dans la mesure où ces objectifs sont mis en œuvre dans des manières de faire, des situations de travail qui les rendent opaques et inatteignables pour une grande partie des élèves, l’ambition de ces visées est loin d’être réalisée. 

On ne peut que prôner un apprentissage explicite de ces visées cognitives, que les disciplines en tant qu’outils intellectuels soient enseignées comme tels, en lieu et place de la seule régulation des activités des élèves. Certes l’autonomie dans le travail est souhaitable, encore faut-il aider les élèves dans cet apprentissage, les mises en situation ne suffisent pas, ne sont jamais auto-apprenantes. A défaut, l’élève réduira le travail d’étude à du technicisme ou à l’acquisition de savoirs segmentés, ponctuels, sans mises en relation et ce faisant sans leur signification générique.

… l’autonomie dans le travail est souhaitable, encore faut-il aider les élèves dans cet apprentissage, les mises en situation ne suffisent pas, ne sont jamais auto-apprenantes.

Une analyse d’un texte littéraire ne peut se réduire à l’identification des figures de rhétorique, celle d’un texte narratif à celle de son schéma, quand tel est le cas, il s’agit le plus souvent d’une adaptation aux difficultés des élèves, mais il s’agit simultanément d’une réduction de l’accès à la culture, à l’exercice intellectuel. La forme et le rythme des évaluations favorisent cette réduction, la diminution du travail d’élaboration dans l’écriture, pourtant au principe même du travail scolaire émancipateur.

L’interdisciplinarité, pourquoi pas, mais pourquoi et à quelles conditions ?

La centration sur la conceptualisation et sur la compréhension des phénomènes et processus et non des faits et des états, s’accompagne de la demande prégnante d’interdisciplinarité et de projets. On peut certes rejeter l’interdisciplinarité au nom des disciplines. Mais, il s’agirait plutôt de penser les conditions de sa mise en œuvre dès lors que l’interdisciplinarité est en fait, là encore, une élévation du niveau des exigences intellectuelles à condition qu’elle repose sur l’exigence épistémologique et les points de vue ainsi construits par les disciplines justement concernées. On pourrait même dire que l’interdisciplinarité exigeante est favorable à l’émancipation des élèves quand elle permet aux élèves non seulement de considérer les « objets du monde » de différents points de vue (les disciplines), mais aussi et surtout de comprendre que ces objets peuvent avoir des significations différentes selon les points de vue des disciplines qui les étudient. Cette acquisition est d’importance puisqu’elle correspond à celle de la décentration et de la mobilisation des savoirs pour appréhender la complexité du monde. C’est justement cette décentration et cette mobilisation qui font différence entre élèves et inégalités face aux savoirs et aux apprentissages scolaires, en ce qu’ils exigent une conception des savoirs comme point de vue épistémologique spécifique. Le point de vue pluridisciplinaire ne peut se construire qu’à partir de la connaissance des principes et des contenus des disciplines

Alors même qu’une approche pluridisciplinaire suppose donc une problématisation, elle aussi objet d’apprentissage et donc d’enseignement, on a pu voir des réalisations de l’interdisciplinarité très éloignées de ces visées, et qui au contraire vidaient les activités de toute exigence cognitive et disciplinaire. Là encore, la difficulté de l’entreprise, l’absence de formation des enseignants dans ce domaine (donner des exemples clés en mains n’est pas une formation), le manque de temps dans l’année scolaire pour faire tenir ensemble disciplines, interdiscipline et problématisation ne peuvent que faire échouer une ambition qui peut pourtant apparaître légitime du fait des évolutions de la société contemporaine et de ce qu’il est important de savoir et de mobiliser pour s’y insérer, mais qui dans ses réalisations concrètes ne fait qu’accroître les inégalités sociales.

S’autoriser à enseigner, à condition d’être formé

Ces constats mettent en évidence le décalage entre les objectifs visés et les modalités pédagogiques mises en œuvre, en particulier dans des établissements fréquentés par des populations très faiblement en connivence avec ces visées. Les changements dans les pratiques et les visées sont suffisamment importants pour que tous les acteurs de l’École soient mis en difficultés, tant les inégalités croissent, tant les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes institutionnelles et sociales, mais aussi du travail quotidien des enseignants. 

Nous avons évoqué quelques-unes des causes de cette perte de confiance : l’inadéquation entre les pratiques scolaires actuelles qui conduisent à minorer l’enseignement au motif que les élèves sont censés apprendre par eux-mêmes grâce aux situations mises en œuvre. Cependant, ces situations trop souvent sous-ajustées (trop floues, trop ouvertes) ou sur-ajustées (trop contraintes et trop évidentes) (Bautier, Goigoux, 2004) ne permettent pas les apprentissages. De plus, ces situations, pour qu’elles soient porteuses d’apprentissage et d’appropriation de savoirs, supposent la mobilisation d’usages langagiers et cognitifs qui ne sont pas familiers d’une grande partie des élèves. Pourtant, ils ne font pas partie des apprentissages institutionnalisés et restent le plus souvent implicites ou ignorés des enseignants comme des élèves. Dans le même temps, l’affaiblissement de la centration sur des savoirs élémentaires (Johsua, 2003) prive les élèves de ressources au demeurant nécessaires pour apprendre.

… l’affaiblissement de la centration sur des savoirs élémentaires (Johsua, 2003) prive les élèves de ressources au demeurant nécessaires pour apprendre.

Les préconisations bienvenues il y a quelques années de rendre les élèves plus actifs pour favoriser les apprentissages ont trop souvent été interprétées et vécues comme empêchant les enseignants d’enseigner, ce faisant de fournir les ressources aux élèves qui n’ont souvent que l’école pour les apprendre, les empêchant même de rendre explicites les enjeux et processus d’apprentissage. Ces pratiques de classe masquent également aux enseignants la réalité des apprentissages de chacun et ne leur permet pas de centrer le travail sur les obstacles rencontrés. 

Pour transformer les pratiques et pour éviter d’essentialiser ou de naturaliser les difficultés rencontrées, les différences qui s’installent, sans doute faudrait-il intégrer à la formation ce que l’on peut appeler une sociologie des apprentissages. Une formation qui permette ainsi une réelle connaissance des obstacles rencontrés par les élèves, ce ne sont pas des manques à combler et des remédiations à mettre en œuvre, simples interventions ponctuelles et « de surface » qui correspondent donc à des difficultés du même type. Un réel accès à la culture suppose au contraire pour certains élèves des changements, des transformations de leur rapport au monde, au langage, de leur rapport aux apprentissages. On est sans doute loin d’une telle ambition institutionnelle, loin d’une formation des enseignements qui pourrait la réaliser.

Références

  • Bautier E, Revue suisse des sciences de l’éducation, 38, 3, 2016, pp. 479-494. 
  • Bautier E., Goigoux R. Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle, Revue française de pédagogie, 148, 2004, pp. 89-100. 
  • Bautier E., Rayou P., Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques, malentendus scolaires, Paris, PUF, 2013, 2e édition augmentée.
  • Bernstein B, Pédagogie, contrôle symbolique et identité, Quebec, PUL, 2007.
  • Johsua S., Entretien, recherches et formation, 144, 2003, pp.137-147.
  • Rey B., La notion de compétence en éducation et formation, Louvain, De Boeck, 2014. 

Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018

  1. Professeur émérite, Université Paris 8, Equipe Circeft Escol.