Pour le numéro spécial « EPS et culturalisme » (2018), nous avons demandé à Jean-Pierre Terrail, du GRDS, de réagir au texte sur l’Ecole d’Alain Becker dans ce même numéro (https://epsetsociete.fr/ecole-et-culturalisme/). Il revient notamment sur la conception de l’Ecole portée par son groupe de réflexion.
Par Jean-Pierre Terrail1
Il m’a été reproché par un dirigeant du Snep d’identifier l’école à la transmission de la culture écrite et de paraître ainsi en exclure l’EPS. Il s’agit là d’un malentendu. Toutes les sociétés humaines ont spécifié leurs propres techniques du corps, qu’elles s’attachent à transmettre aux jeunes générations. Les nôtres – et cela vaut pour la façon de les transmettre ! – sont étroitement liées au développement de la culture écrite et à l’activité réflexive et scientifique qui l’accompagne. Il est donc à la fois légitime et nécessaire que notre système éducatif, voué à la transmission de la culture écrite, prenne en charge la culture du corps, qui en est partie prenante. Voilà qui nous invite à passer de Descartes, qui voyait dans l’âme et le corps deux substances distinctes, à Spinoza, qui se plaisait à les réunifier. Il est frappant d’ailleurs, et c’est ma seconde observation, de constater à la lecture du texte qui nous est soumis que l’EPS est affrontée aux mêmes enjeux que l’ensemble du système scolaire, qu’il s’agisse de savoir si l’on doit initier aux disciplines ou verser dans le distractif et se contenter de l’utilitaire ; ou qu’il s’agisse de choisir entre un enseignement ambitieux et exigeant pour tous, et une pédagogie de la facilité qui s’adapte aux héritages et aux inégalités rencontrées dans les publics d’élèves.
Les finalités de l’institution scolaire
À dire vrai, c’est une question essentielle dont le centre EPS-S nous invite ici à nous emparer. Une question pressante, qui sous-tend toutes les autres, et qui est presque toujours contournée dans les débats concernant l’école : celle des finalités du système éducatif.
Depuis la fin des années 1990, la poursuite du leurre de « l’égalité des chances » a cédé la place aux renoncements des politiques de « socle commun » et aux controverses pédagogiques, qui occupent bruyamment le devant de la scène, autour de la « formation des compétences », des « éducations à », de « l’interdisciplinarité ». Comme s’il allait désormais de soi que nous n’avons d’autre perspective que d’accepter les inégalités scolaires, d’entériner et de rendre supportables (et rentables sur le marché du travail) les échecs et les sorties précoces. Tout refus d’abandonner l’objectif d’une école démocratique, qui s’assignerait comme objectif prioritaire l’élévation massive des niveaux de formation, accompagnée d’une réduction considérable des écarts en matière de réussite des apprentissages, se voit délégitimé, recouvert d’une chape de silence écrasante. Pas question de remettre en cause le consensus dominant, l’alliance de fait entre le malthusianisme des dirigeants et de la droite, le défaitisme à gauche de ceux pour qui il n’est pas possible d’amender la distribution actuelle des flux scolaires autrement qu’à la marge, et le conservatisme des « experts » de la noosphère pédagogique qui ne veulent surtout pas être confrontés aux résultats sur le terrain de leur expertise.
Il y a pourtant bien « urgence », comme le souligne le centre EPS, à rouvrir le dossier d’une véritable démocratisation de l’école. Même si le fait est superbement ignoré, la question est posée avec force par les familles des milieux populaires. Et comment leur donner tort ? C’est un enjeu d’intérêt commun. Imagine-t-on, à tous égards, un monde vivable demain qui n’aurait pas éradiqué l’échec scolaire, et qui ne disposerait pas d’une jeunesse fortement instruite ? Comment se gargariser des millions de postes de travail dont la robotique nous promet la suppression, souligner les trésors d’inventivité économique, technologique, sociale et culturelle qui seuls pourront assurer la survie de la planète, invoquer le besoin vital de nouvelles formes de démocratie de masse, en négligeant cette condition élémentaire qu’est l’élévation massive de la formation des jeunes générations ?
Aurait-on peur d’encombrer le marché du travail d’une surabondance de diplômés ? Rassurons-nous : le taux de chômage est aujourd’hui fonction (fortement) décroissante du niveau de diplôme ; les compétences des diplômés sont utilisées même quand ils sont sous-payés ; quand ce n’est pas le cas, les compétences inemployées finissent souvent par contribuer à améliorer l’organisation du travail ; les entreprises, enfin, sont d’autant plus incitées à investir dans la qualification du travail que la main-d’œuvre disponible est elle-même plus qualifiée.
Il y a bien lieu et urgence d’ouvrir un débat de fond. Le terme de la formation scolaire minimum des citoyens avait été placé dans les années 1880 à la fin de l’enseignement élémentaire, en 1975 à la fin du collège : ne conviendrait-il pas de monter à nouveau la barre, pour la placer désormais à la fin du lycée, en assignant à l’institution scolaire la mission de mener tous ses publics jusqu’à un bac de culture commune ?
L’indispensable réforme des structures
Monter d’un cran le parcours scolaire de base paraît à beaucoup irréaliste, sachant la situation actuelle. Il y faudrait pour le moins une véritable refondation de notre système éducatif, qui repense à nouveaux frais l’organisation du cursus, la façon d’enseigner, les contenus.
Ce réaménagement d’ensemble doit partir de l’enseignement primaire. Et même lui accorder une attention prioritaire, comme le souhaite le Centre EPS. L’accumulation de données sur son caractère déterminant pour la suite des parcours scolaires avait semblé convaincre le PS et le ministre Peillon : ce fut le temps d’une parenthèse, sans grandes conséquences et vite refermée.
Il est pourtant nécessaire d’être clair. Réussir un enseignement de masse et de qualité, ce que l’actuel sens commun pédagogique donne pour une contradictio in adjecto, passe par une forte amélioration des apprentissages élémentaires. Ou l’on accepte que perdure la crise de notre système éducatif, ou l’on entreprend un réexamen approfondi des modalités de l’entrée dans la culture écrite.
Réussir un enseignement de masse et de qualité, ce que l’actuel sens commun pédagogique donne pour une contradictio in adjecto, passe par une forte amélioration des apprentissages élémentaires.
Changer l’amont pour modifier l’aval est simple réalisme. C’est pour avoir oublié ce détail que l’impulsion donnée par Chevènement en 1985 à l’allongement général des scolarités trouve ses limites dix ans après, la distorsion entre des acquisitions cognitives initiales inchangées et le maintien prolongé des élèves faibles dans le cursus finissant par revêtir une ampleur critique, de plus en plus difficilement supportable.
La thèse inverse – changer l’aval pour modifier l’amont – est sans doute moins attendue. À l’examen cependant elle s’impose tout autant. On voit facilement combien le dispositif actuel de trois filières lycéennes très inégalement valorisées impacte l’ensemble du système, favorisant l’assignation plus que précoce des destins scolaires, impliquant l’omniprésence obsédante de la notation et du classement, infiltrant des pratiques pédagogiques poussées au fatalisme du tri et de l’orientation.
Et l’enseignement lui-même ?
Une telle ambition nous ramène à la question récurrente des années 1960/70 : comment lutter contre l’échec scolaire des enfants des classes populaires ? Et invite à interroger les raisons de l’inefficacité des solutions alors adoptées. On voit à l’examen que celles-ci ont été élaborées dans le souci de « faire avec » les insuffisances cognitives, linguistiques et culturelles prêtées à ces élèves : sous l’égide donc d’un présupposé « déficitariste », conduisant à « adapter » les savoirs en les transmettant sous une forme concrète et ludique.
Pour rompre avec cette logique du donner moins à ceux qui ont moins, la seule solution est de renverser la perspective, en passant d’une pédagogie du manque et de la compensation à une pédagogie exigeante, qui s’attache à mobiliser les ressources des élèves vulnérables, en sorte de leur apporter ce que les autres trouvent ailleurs qu’à l’école.
Chercher à susciter l’intérêt de ces derniers en « ouvrant l’école sur la vie » et en la rapprochant de leur univers familier est un leurre, une autre façon de trahir les raisons d’être de l’école. Tenter d’éveiller leur appétence pour les savoirs au nom d’objectifs extrinsèques aux apprentissages (réussir sa vie, avoir un beau métier etc.) suffit rarement. Et l’on ne peut attendre d’eux qu’ils aiment spontanément toutes les matières scolaires. La seule issue est de faire fond sur cet universel humain qu’est le désir de savoir (et de surmonter les épreuves scolaire), désir parfois émoussé, mais jamais complètement annihilé, quand il a été profondément refoulé par une accumulation d’échecs antérieurs.
Une conduite réussie des apprentissages se joue alors sur deux tableaux. Sur celui d’une part de ce que les didacticiens appellent la « dévolution », par laquelle les élèves font leur la question à laquelle répond le savoir visé. Il s’agit là de mettre les savoirs en intrigue, de les situer dans leur contexte historique et dans leur contexte théorique, de les problématiser donc, en rompant avec l’énoncé factuel, avec le récit ou la description clos sur eux-mêmes, où le savoir visé n’a ni passé ni avenir : il y faut une mise en scène qui suscite le besoin de comprendre les enjeux de connaissance, le désir de connaître et de s’approprier la fin de l’histoire.
L’affaire se joue aussi dans la capacité à appréhender ce dont les élèves ont besoin pour relever le défi cognitif qu’on leur propose, afin de ne pas construire sur du sable, de ne pas ruser avec eux, sans hésiter à leur dévoiler le dessous des cartes : et cela afin de ne pas être celui qui évalue et sanctionne, mais « l’allié dans la place » qui aide à se grandir.
Enseigner pour quels savoirs, ou pour quel épanouissement ?
Comme le relève le Centre EPS l’identification de la démocratisation scolaire à la généralisation de l’accès à la culture écrite développée se voit contestée par des courants de pensée qui associent la finalité de l’école – nous y revenons – à « l’épanouissement » des élèves.
Entendons-nous. Une chose est de se préoccuper du bien-être des élèves tout en maintenant un niveau d’exigence élevé en matière de transmission des savoirs. Une autre chose est d’accepter de contourner les difficultés d’apprentissage au nom de leur supposé épanouissement, où il est difficile de ne pas voir une forte dose d’hypocrisie sociale. De tels renoncements ne visent-ils pas pour l’essentiel des élèves issus des milieux populaires, et bien rarement des « héritiers » ?
Façon de baisser les bras devant la difficulté d’enseigner, ces renoncements s’autorisent volontiers des supposés déficits des élèves concernés, auxquels dès lors il ne reste plus qu’à s’épanouir dans l’ignorance. Ils s’accompagnent tout aussi volontiers d’une critique des savoirs eux-mêmes, régulièrement décriés en tant qu’« empilement de connaissances disciplinaires factuelles ». On sait, de fait, que les contraintes de standardisation et de routinisation inhérentes à la mise en forme scolaire des connaissances savantes peuvent conduire avec l’usure du temps à une certaine fossilisation des connaissances transmises, à l’encontre de laquelle l’institution scolaire doit ou devrait exercer une vigilance constante. Mais en quoi ce constat inviterait-il à détourner les élèves du domaine disciplinaire concerné plutôt qu’à réexaminer les contenus enseignés et la façon de les y introduire, la matière et la manière ?
L’école au cœur des affrontements sociaux
La matière, la manière, la gestion des parcours des élèves : toutes les modalités des fonctionnements scolaires apparaissent désormais fortement conflictuelles.
Face à la scolarisation de masse, les milieux dirigeants ont toujours manifesté une triple préoccupation : celle d’une instruction qui assure l’efficacité productive de la main d’œuvre ; la nécessité d’inculquer le respect de l’ordre social ; la hantise enfin d’une efficacité potentiellement émancipatrice de l’éducation scolaire.
L’essor historique des scolarités, conjugué au bouleversement permanent des organisations productives comme aux incertitudes de l’insertion sur le marché du travail, les confronte aujourd’hui à la revendication pressante d’un accès généralisé à l’enseignement supérieur. Les politiques de socle commun et le dispositif des filières lycéennes ont vocation à contenir cette dynamique. Encore leur faut-il se tenir au plus près des choses, en intervenant et sur la matière et sur la manière, quitte à susciter le désarroi et la réaction des enseignants, dont le métier perd son sens, comme l’a montré l’épisode de la réforme des programmes du collège. Le ministère Blanquer agit en ce sens avec détermination, mais aussi avec précision : mobilisant à un pôle ses moyens pour améliorer les apprentissages fondamentaux, car le patronat a besoin d’une main-d’œuvre vulnérable et docile, mais sans trop d’illettrés ; et introduisant à l’autre pôle, un accès sélectif à l’université, et au lycée les modules à la carte, dont le principe est tout à fait propre à accentuer les inégalités scolaires : car il ne faudrait pas (ce qui a pourtant toutes chances de se produire) qu’une entrée mieux réussie dans la culture écrite provoque un nouvel afflux vers les degrés supérieurs du cursus…
L’effort pour canaliser au plus juste les flux s’accompagne d’une pression considérable en faveur d’une professionnalisation utilitariste des contenus
L’effort pour canaliser au plus juste les flux s’accompagne d’une pression considérable en faveur d’une professionnalisation utilitariste des contenus ; lesquels doivent aussi viser à imposer le respect de l’ordre social, comme en témoignent les tentatives d’introduire par tous les moyens « l’esprit d’entreprise » dans les contenus scolaires, ou les polémiques autour des enseignements de l’histoire ou des sciences économiques et sociales.
La défense de la transmission des savoirs s’avère dans ces conditions, aux côtés de la revendication d’une école de la réussite pour tous, au cœur des luttes pour l’émancipation populaire.
Il importe de souligner à cet égard, comme le montre la recherche sociologique, à quel point l’appropriation des savoirs diffusés par l’école transforme la destinée de ceux qui en ont bénéficié, la durée de scolarisation constituant, plus que tout autre déterminant (appartenance de classe, religieuse, sexuée, générationnelle), le ressort principal de toute une série de comportements relevant de la vie de famille, des loisirs, des rapports au travail. Ainsi des enquêtes sur les pratiques du corps ou les investissements artistiques montrant, comme le notait Bourdieu dans les années 1960, que « plaît ce dont on a le concept », bien loin de toute conception spontanéiste des goûts et des couleurs.
On ne lira certes là aucun plaidoyer en faveur de l’état existant des contenus d’enseignement et des façons de les transmettre, toute perspective de démocratisation scolaire impliquant à leur égard vigilance critique et réexamen permanent. Mais c’est autre chose de liquider les savoirs au nom de leur réduction au strict utilitaire ou de l’épanouissement des élèves. La critique des savoirs se fait toujours au nom d’autres savoirs : il serait illogique, pour ceux qui l’affichent et s’en réclament, de contribuer à priver de ses armes tout une partie de la population.
Le capitalisme tardif suscite ainsi, d’un côté la montée des pires menaces sur l’humanité, et de l’autre, s’il est vrai que la dynamique historique de la scolarisation des jeunes générations met à l’ordre du jour la généralisation de l’accès aux connaissances élaborées, l’un des moyens essentiels de parer à la catastrophe. Ce qui rend du même coup quelque peu dérisoire, mais néanmoins dommageable, dans le domaine scolaire, l’acharnement à perpétuer l’exclusion réciproque de l’appropriation des savoirs et de l’épanouissement des individus.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- professeur émérite de l’université de Versailles Saint-Quentin, membre du groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS)↩