Armelle Desmeulles nous livre ici l’importance considérable lors du processus de création en danse ou arts du cirque de confronter les élèves à la grande diversité des œuvres. Non seulement pour faire découvrir aux élèves tout ce pan de culture, les confronter à l’immense diversité des œuvres, mais aussi pour les savourer ou ne pas les aimer, pour se laisser émouvoir, toucher, rire, pleurer. Mais encore pour construire des liens entre ce qui est vu et ce qui est perçu, ressenti.
Article publié dans EPS et culturalisme, Jeux, arts, sports, et développement humain, numéro 20-21 juin 2018 de la revue Contre Pied, chapitre Culture, art et développement humain.
À quel problème as-tu tenté de répondre avec cette recherche ?
Tout d’abord, ce travail est en lien avec mon vécu personnel. Je ne suis pas danseuse au départ (je suis handballeuse) et j’ai très mal vécu mes études en danse. Quand je me suis retrouvée dans l’obligation de l’enseigner, c’est grâce aux chorégraphies que je suis allée voir que j’ai pu accéder à la signification de la danse, aux procédés chorégraphiques et aux composantes du mouvement et qu’ensuite, j’ai pu les transposer à mon enseignement.
Dans le cadre de la formation des professeur·es des écoles (PE), je proposais des œuvres à visionner en début de module d’apprentissage et j’ai rapidement constaté qu’elles étaient reçues, perçues, acceptées de manières très différentes suivant les étudiant·es.
Cette observation a été confirmée avec les étudiant·es de STAPS qui préparent le CAPEPS ou les professeur·es stagiaires avec lesquel·les j’étais parfois confrontée à une grande résistance, voire un refus de regarder les œuvres de danse contemporaine. Or, comment enseigner la danse lorsque l’on ignore les pratiques culturelles ? Peut-on imaginer enseigner la littérature sans avoir jamais lu une œuvre littéraire ou enseigner la poésie à des élèves sans savoir ce qu’est la poésie ? J’ai donc initié cette recherche, dans le cadre d’un master de formation de formateur 1 pour mieux comprendre la réception des œuvres chorégraphiques chez le spectateur, pour me poser la question du « jugement esthétique » (Jauss, 1968, Pour unesthétique de la perception) et ensuite tenter de formaliser ce que recouvre une expérience esthétique et artistique: quelles œuvres montrer ? À quel moment ? Pour quel objectif ?
Quels obstacles à la réception des œuvres as-tu identifiés ?
J’ai choisi 4 profils d’étudiantes (il n’y a pas de garçons dans cette promotion) : une danseuse, une sportive, une artiste et une qui ne faisait rien. Au final, je n’ai développé que 3 profils parce que celle qui ne faisait rien avait les mêmes caractéristiques que la sportive. J’ai choisi une approche phénoménologique qui part du principe que l’acte perceptif dépend de l’expérience vécue. Cela m’a permis d’identifier ce qui dans leur cheminement, faisait obstacle à la réception de l’œuvre, ce qui empêchait le jugement esthétique. Il y a des différences et des points communs.
Les différences :
- La danseuse (danse classique) se projette dans le corps du danseur. On parle d’empathie kinesthésique. « Lorsque je le vois, je me mets à sa place ». Puis elle interprète et peut porter un jugement. Elle met en avant la dimension esthétique de la danse. J’ai qualifié ce profil de « positiviste ».
- La sportive essaie de comprendre, tente de décrypter, c’est la dimension expressive qui l’intéresse, le rapport signifiant/signifié. Elle cherche à « sortir du brouillard ». J’ai qualifié ce profil de « légaliste ».
Les points communs :
Ces trois profils présentent cependant des convergences sur les propriétés non esthétiques attribuées à la danse. Celles-ci créent des blocages à l’expérience sensible et émotionnelle de la danse. Les principales sont :
- La marche : considérée comme trop ordinaire, « pas intéressant, ce n’est que de la marche ».
- La répétition : perçue comme altérant le caractère esthétique de la danse.
- L’immobilité des danseurs : « la danse, ça doit bouger ».
- La dimension « épuisement des corps » : celle-ci dérange et est considérée comme non esthétique.
- L’interaction mouvements du corps et paroles : le fait de parler est indiscernable.
- Le silence : « la danse, c’est avec de la musique et des mouvements en accord avec cette musique ».
Chez les STAPS, j’ai pu constater que ce qui est considéré comme non esthétique par les étudiantes PE l’est encore plus. Par exemple, Café Muller de Pina Baush (danse théâtre) avec une longue scène où il y a de la marche entre des chaises, des mouvements répétitifs est totalement indiscernable, et engendre un blocage émotionnel.
Quelles conséquences pour le choix des œuvres à montrer ?
Cette recherche m’a confortée dans l’idée qu’il faut aménager un parcours artistique et esthétique pour rendre le visionnage de l’œuvre recevable : quelles œuvres montrer qui puissent être reçues sans pour autant cantonner les étudiant·es dans leurs représentations initiales (attente perceptive). C’est le concept « d’écart esthétique » (Jauss) qu’il faut mobiliser pour ne pas altérer la poursuite de l’aventure sensible autour des œuvres.
Je cherche des œuvres qui sont à la fois abordables et en rupture, en mettant l’accent sur la musique, la présence de garçons, l’aspect créatif, la pluralité des styles, le drôle, le mouvement ordinaire tel que la marche (mais pas n’importe lequel, lorsqu’il est poétisé par le chorégraphe).
Par exemple, Agua de M.Merzouki, de la Compagnie Kafig, qui vient du hip-hop. Agua est la transformation d’une danse urbaine brésilienne au service d’une intention. C’est une danse avec uniquement des garçons qui utilisent le mouvement pour le poétiser autour du thème de l’eau. La musique est entraînante, en lien avec les mouvements. La scénographie propose différentes utilisations de l’espace avec des apparitions/disparitions. Cette œuvre leur plaît, elle est discernable car en décalage optimum.
La plupart des œuvres de Découflé ou de Montalvo-Hervieu sont également abordables.
Je cherche des œuvres qui sont à la fois abordables et en rupture, en mettant l’accent sur la musique, la présence de garçons, l’aspect créatif, la pluralité des styles, le drôle, le mouvement ordinaire tel que la marche (mais pas n’importe lequel, lorsqu’il est poétisé par le chorégraphe).
Il y a des décors, de la vidéo, des moments de mime, des mélanges de style (classique, africain, hip-hop…). Dans Shazam de Découflé par exemple, l’univers du rêve est perceptible, rend la perception possible par l’enclenchement d’une relation émotionnelle positive à l’œuvre.
Pour le mouvement plus libre et non codifié à partir d’une intention (des haikus), je leur propose un extrait de Signes de Carolyn Carlson. La relation à la musique est très forte et l’ensemble est grandiose. Leur réaction est simplement : « C’est beau ».
On peut en choisir d’autres… Personnellement, je puise dans les spectacles qui me plaisent. Il faut juste être attentif à ce que ces spectacles rendent bien en vidéo. On peut trouver de nombreux extraits sur le site numeridanse , ainsi que dans le DVD Le tour du monde en 80 danses.
Comment utilises-tu ces œuvres au cours du module d’apprentissage ?
Il y a différentes façons :
- Pour créer une culture commune : visionner les œuvres au début du cycle permet l’ouverture culturelle, commencer à utiliser un langage commun permet une désinhibition dans l’entrée en danse si l’on met l’accent sur le caractère créatif de cette danse… En travaillant d’abord sur le ressenti, sur les émotions, on met rapidement en relation l’intention du chorégraphe avec les effets chorégraphiques choisis et les composantes du mouvement. « Il/elle a voulu créer cet effet là… et donc il a choisi cette musique-là, cette gestuelle-là, cette occupation de l’espace là, etc. »
- Pour construire un atelier chorégraphique : par exemple, dans la pièce Signes de Carolyn Carlson, dans le dernier tableau, les danseurs marchent sur la pulsation de la musique en variant les trajets dans l’espace ainsi que les formations (par deux, par quatre, etc.) par un jeu d’accroche/décroche simple à partir d’un contact (épaule contre épaule, main sur la tête). « Vous avez trouvé ça beau, on va faire pareil ». Ce travail en atelier sera réinvesti ensuite dans leur production collective.
- Pour apprendre des phrases gestuelles. Personnellement, je n’ai pas le temps de proposer dans le cadre de la formation PE, mais dans un module d’apprentissage long, c’est tout à fait possible et intéressant, y compris avec des enfants de maternelle 2.
- Les élèves apprennent la phrase et pourront ensuite l’interpréter et la réintégrer dans leur chorégraphie.
- Avec les étudiant·es STAPS, vu leur degré de résistance, je fais le choix de leur monter les chorégraphies plutôt à la fin du module.
- C’est après avoir vécu eux-mêmes de la danse que les œuvres chorégraphiques deviennent discernables
D’une manière générale, il faut considérer qu’il y a un rapport dialectique entre la pratique et le regard sur les œuvres. La pratique aide à mieux lire les œuvres, plus tu pratiques, plus tu comprends les choix des chorégraphes et plus il y a d’empathie kinesthésique. Par exemple : il faut travailler sur le lent pour bien apprécier l’effet que cela produit pour soi et pour le spectateur.
C’est pour cela qu’il ne faut pas que les élèves soient seulement spectateurs des autres élèves. Les programmes nous disent qu’ils doivent apprendre à conseiller mais comment conseiller si on n’a aucune référence culturelle ? Le conseil vient de l’œuvre. En littérature, les effets littéraires, ça ne s’invente pas. Cela ne débouche pas pour autant sur une pédagogie du modèle, parce qu’il y a toujours une interaction entre le spectateur et l’œuvre, une réinterprétation de l’œuvre.
Ce qui est valable pour les élèves l’est évidemment pour l’enseignant·e. Plus on a vu d’œuvres, plus on rebondit sur les idées des élèves, plus on est capable de les accompagner dans la transformation de leurs propositions initiales, dans l’épure et la stylisation de leurs mouvements pour émouvoir le spectateur.
Chacune de leurs idées nous renvoie à une œuvre que l’on a vue et cela nous ouvre une palette de possibles dans des esthétiques déjà éprouvées. Cette culture autour de l’art chorégraphique permet tout simplement de voir autrement le geste dansé de nos élèves et de s’émouvoir sur la qualité plutôt que sur la forme.
Entretien réalisé par Claire Pontais et publié dans EPS et culturalisme, Jeux, arts, sports, et développement humain, numéro 20-21 juin 2018 de la revue Contre Pied, chapitre Culture, art et développement humain.
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