Savoir rouler à vélo, un vrai pouvoir nouveau ?

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La revue contrepied a souhaité donner la parole à Thibaut Derigny, Joseph Gandrieau, Christophe Schnitzler et François Potdevin sur une conception de l’activité vélo essentiellement centré sur un vélo à usage de déplacement.  La revue contrepied a cherché à discuter, par son questionnement les options des auteurs. Un article sujet à « controverse » avec d’autres articles de la revue. 

Thibaut, tu as co-écrit deux articles dans la revue Enseigner l’EPS pour présenter un projet de recherche, qui, en énonçant poser les fondements d’une « EPS de qualité », porte en creux, un regard sur l’EPS d’aujourd’hui.

Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce qui t’as intéressé dans ce projet de permettre l’accès au vélo aux enfants des quartiers populaires ?

Au Blanc-Mesnil (Académie de Créteil, à 7km de Paris), les quartiers du Nord accueillent essentiellement des élèves socialement défavorisés et dont une grande partie est en surpoids. La ville mène une politique sportive dynamique en accompagnant le développement des associations sportives locales et des établissements scolaires (moyens financiers et matériels). Avec le Grand Paris, les quartiers évoluent : des immeubles sont construits et des pistes cyclables émergent pour favoriser les connexions.

Le projet « pouvoir rouler régulièrement » est avant tout un projet éducatif qui s’inscrit dans ce dynamisme, tout en tentant de répondre à trois principaux enjeux. Premièrement, l’éducation au vélo favoriserait l’adoption d’un mode de vie actif dans une société où les individus courent après le temps et où l’inactivité physique est croissante. La pratique du vélo pour se déplacer – vers l’école ou vers le travail – est une activité sociale qui permettrait d’allier ce manque de temps avec le besoin de pratiquer une activité physique pour être et rester en bonnes santés. Deuxièmement, il pourrait maximiser les chances d’augmenter le rayon d’action des jeunes en développant les compétences d’un cycliste autonome capable de se déplacer en toute sécurité, promouvant ainsi la mixité sociale. Enfin, ce projet promeut les mobilités douces et amènerait à une conscience du souci écologique : le déplacement à vélo produit jusqu’à dix fois moins de gaz à effet de serre que la voiture individuelle.

La pratique du vélo pour se déplacer – vers l’école ou vers le travail – est une activité sociale qui permettrait d’allier manque de temps avec le besoin de pratiquer une activité physique pour être et rester en bonnes santés.

Tu inscris l’expérimentation que vous menez au Blanc-Mesnil dans le courant de la « littératie physique » que tu considères comme le cadre conceptuel le plus à même d’infléchir durablement le constat opéré « du fort taux d’inactivité chez les adolescents » laissant dans un certain implicite la problématisation exploratoire des causes générant cette inactivité.

Nous mobilisons le concept de littératie physique car il permet de considérer l’activité physique comme un véritable objet d’éducation, et pas seulement comme un constat épidémiologique. Rappelons que plus de 80% des adolescentes et adolescents à travers le monde sont en inactivité physique (Guthold et al., 2020), et qu’au regard du déterminisme des expériences vécues durant l’enfance et l’adolescence en termes d’activité physique, cela annonce un futur inquiétant. En tant qu’enseignant d’EPS, notre action est finalisée par les textes en « développant une culture de l’activité physique régulière et durable, levier indispensable de la santé ».

Rappelons que plus de 80% des adolescentes et adolescents à travers le monde sont en inactivité physique (Guthold et al., 2020), et qu’au regard du déterminisme des expériences vécues durant l’enfance et l’adolescence en termes d’activité physique, cela annonce un futur inquiétant.

Il est vrai que les causes du non-engagement dans l’activité physique sont nombreuses. Elles peuvent se comprendre dans l’interaction des niveaux individuels (ex : genre, motivation), interindividuels (ex : influences de la famille et des amis), environnementaux (ex : aménagements urbains, écoles, clubs), politiques et culturels (ex : idéologies, médias) ou encore temporaux (ex : âge et transition de vie, Martins et al., 2021). La littératie physique envisage une éducation holistique à l’activité physique, c’est-à-dire un développement harmonieux et équilibré des quatre dimensions constitutives de l’individu – motrice, cognitive, psychologique et sociale – lui permettant d’interagir de manière optimale avec son environnement. Ce concept n’est évidemment pas le seul déterminant de l’engagement, mais il est un levier essentiel sur lequel nous, enseignants d’EPS et autres acteurs de l’activité physique, pouvons avoir un impact.

On perçoit qu’adossé à ce courant, votre projet se structure autour d’une certaine conception de la santé, une certaine conception de l’activité et de « l’activité physique saine et durable » qui peuvent apparaître comme allant de soi, comme évidente, malgré la vitalité des débats à leur propos qui nourrissent pourtant la problématisation de nombre de questions de recherche en éducation. Si on peut noter un premier niveau d’accord sur l’idée que le développement d’habilités motrices doit permettre de construire des compétences, en limitant la notion de compétence à son acception triviale de capacité à réaliser une situation « complexe » identifiée, en quoi ce choix – rouler pour aller à l’école – spécifie l’approche, ou même les savoirs à enseigner, du freinage ou de la conduite de l’engin, par rapport à une référence qui aurait été le cyclo tourisme, ou la course sur route par exemple ?

Au-delà des savoirs moteurs spécifiques aux activités de vélo (cyclo tourisme, course sur route, VTTO, etc.), de nombreux savoirs sont communs avec le « pouvoir rouler régulièrement » (freiner, tourner, etc.). C’est d’ailleurs rassurant dans une logique de transversalité : le « pouvoir rouler régulièrement » est complémentaire aux autres activités de vélo. Toutefois, nos savoirs se distinguent dans leurs rapports aux trois autres dimensions de la littératie physique : l’interaction des dimensions cognitives (connaissance de l’environnement proche, entretien et réparation du vélo), psychologique (confiance en soi et plaisir de rouler) et sociale (sensibilisation à l’écologie et circulation dans un espace collectif et partagé), permettent d’amener davantage l’élève à identifier puis saisir les opportunités de pratique qui s’offre à lui dans son environnement. Ce projet tente de lier sciences et pratiques afin qu’elles s’enrichissent mutuellement.

De nombreuses études démontrent l’importance de disposer d’un répertoire varié et équilibré d’habiletés motrices pour augmenter les chances d’être actif. Pour autant, tous ceux qui « savent nager », « savent courir » ou « savent pédaler » ne sont pas nécessairement des runners, des nageurs ou des cyclistes réguliers. Une bascule conceptuelle semble devoir être menée par celles et ceux qui souhaitent lutter contre l’inactivité physique : une centration sur les qualités physiques des élèves semble insuffisante. Nous savons depuis des années que si on entraîne des élèves à développer des qualités physiques ciblées, celles-ci vont évoluer positivement. Pour autant, le fait d’avoir vécu ces enseignements n’impacte pas leur engagement dans un mode de vie actif car les qualités physiques en sont surtout les conséquences. Il faut agir sur la maladie (ne pas être éduqué à l’activité physique) plutôt que sur les symptômes (les qualités physiques) !

Avec tes collègues, vous parlez non plus du « savoir rouler » mais « du pouvoir rouler régulièrement ». Nous nous inscrivons dans l’option du champ didactique et des sciences humaines selon laquelle les savoirs sont des pouvoirs d’agir. Peux-tu revenir sur la différence que vous faites ? Par contre nous percevons une différence entre « savoir rouler régulièrement », et « pouvoir rouler régulièrement ».  En effet la notion de pouvoir rouler régulièrement cela évoque la possibilité et la quotidienneté. 

Notre objectif est d’augmenter les pouvoirs d’agir des élèves.

Notre objectif est d’augmenter les pouvoirs d’agir des élèves. Si vous vous inscrivez dans un champ scientifique qui définit un savoir par un pouvoir, alors nous sommes d’accord. Nous avons proposé cette distinction (savoir vs pouvoir) car ce jeu de définition est complexe. Selon nous, le savoir est un objet qui dépasse l’individu et qu’il est possible de le construire grâce à un enseignement (« l’être construit un s’avoir »). Le pouvoir ne saurait se contenter de connaissances construites et nécessite d’être vécu et valorisé personnellement et socialement. Il s’inscrit dans un environnement complexe et incertain (une route avec des voitures) qui nécessite une adaptation constante.

Le pouvoir envisage donc une bascule des responsabilités, dans le sens où l’individu devient libre de son engagement en saisissant ou non des opportunités qui s’offrent à lui dans son environnement. Les théories dynamiques de l’apprentissage moteur confirment cette idée : dès les années 1980, Newell démontre l’importance de la relation entre l’individu, la tâche et l’environnement pour apprendre. Se centrer exclusivement sur l’individu (et donc le processus de construction de l’avoir par l’être) nous semble réducteur pour explorer l’ensemble des facettes de la culture vélo. Toutes ces pratiques doivent être expérimentées et l’émancipation éducative nous semble être d’apprendre aux élèves à pouvoir (et non savoir) pratiquer en autonomie en dehors de l’école.

Toutes ces pratiques doivent être expérimentées et l’émancipation éducative nous semble être d’apprendre aux élèves à pouvoir (et non savoir) pratiquer en autonomie en dehors de l’école.

La notion de « facteurs individuels » de la littératie physique, qui paraît fonder ce passage de savoir à pouvoir, doit-elle être comprise comme la justification du changement de domaine de référence, mon déplacement de mon domicile à mon École, au lieu d’une acculturation à une pratique socialement, collectivement et historiquement constituée ? Ce changement trouve-t-il un fondement dans des études sociologiques qui auraient mis en évidence que les pratiquants de vélo/cyclisme sont moins enclins à utiliser le vélo pour des déplacements quotidiens, que ceux qui seraient venus au vélo pour cette motivation exclusive ?

Nous vous retournons la question : est-ce que des enfants qui auraient vécu une tranche de vie sportive à vélo (VTT-cyclisme sur route, bicross) seraient à même d’utiliser le vélo pour les déplacements actifs ? Certes le moteur est facilitateur, il ne garantit pas pour autant l’engagement durable. La littératie physique s’appuie sur quatre dimensions individuelles qui s’inscrivent dans un environnement particulier (Cairney et al., 2019). Dans notre contexte, nous faisons délibérément le choix de nous éloigner de certaines pratiques culturelles, pour pouvoir mieux y revenir par la suite. Non pas que les savoirs des activités sociales de référence ne soient pas pertinents, mais développer l’envie de faire du vélo « pour s’entrainer le dimanche » tout en utilisant des voitures et des bus au quotidien nous semble antinomique par rapport aux enjeux sociaux de transition écologique et de lutte contre l’inactivité physique. La modalité de pratique que nous défendons éduque à un engagement durable dans l’AP en sortant de la logique culturelle, mais elle ne l’évince pas, elle la prépare. Si l’école doit être le lieu où l’on acquiert un patrimoine culturel, il est également le lieu où doit se construire la culture de demain. La promotion du vélo semble être un vecteur idéal et vertueux, d’autant que les changements culturels s’opèrent en ce moment même : fini les grosses cylindrées sportives lors de ses déplacements !

Si l’école doit être le lieu où l’on acquiert un patrimoine culturel, il est également le lieu où doit se construire la culture de demain.

Tu sembles faire l’hypothèse que l’interruption, la discontinuité de la pratique, l’utilisation (?) du vélo serait liée à une centration, en EPS, sur « les savoirs » sans se soucier de les actualiser en pouvoir. Ce qui revient finalement à considérer qu’il y a un ressort de la personne qui serait plus fort que la dimension sociale. Nous nous demandons comment articules-tu cette hypothèse avec la question des déterminismes de genre, de classes ? Tu travailles en éducation prioritaire, nous savons que les milieux les plus défavorisés utilisent moins le vélo que les classes moyennes. Comment cette dimension a été, ou pas, prise en compte dans l’hypothèse de travail que vous avez traitée ?

Nous pensons que c’est une mauvaise interprétation de nos propos. Notre modèle théorique ne cherche pas à démontrer la supériorité des pouvoirs individuels sur les déterminismes sociaux, bien qu’ils aient un rôle à jouer. Il considère le développement dans une interaction entre les caractéristique individuelles et environnementales de l’individu. S’il fixe la limite des possibles, l’environnement est aussi opportun et autorise une marge de liberté au sein de laquelle chaque individu peut faire des choix. C’est dans cette perspective que nous souhaitons développer des « pouvoirs d’agir », pouvoir d’émancipation permettant de limiter les déterminismes sociaux. Le fait que ces pouvoirs individuels existent est en soi une bonne nouvelle puisque l’enseignant peut intervenir pour les développer.

En Réseau d’Éducation Prioritaire, cette problématique sociale est forte. Une équipe de recherche strasbourgeoise a étudié l’enseignement du « savoir rouler à vélo » dans les quartiers populaires et a mis en avant une différence de genre :  les pouvoirs d’agir augmentent chez les garçons, alors qu’ils apparaissent, aux yeux des parents, comme un danger supplémentaire dans l’éducation des filles (Vieille-Marchiset et al., 2018). Ces résultats suggèrent que les interventions scolaires ne peuvent avoir les effets escomptés sans l’appui des familles, en particulier chez les filles. Les recherches sont unanimes : une intervention qui ne cible qu’un seul déterminant de l’engagement dans l’activité physique n’a pas d’effet à long terme. Notre travail n’est pas complet et n’est qu’une première étape. La suite du projet est à l’étude, combinant des programmes d’apprentissage du vélo pour les enfants et les parents dans des quartiers populaires : une seconde sphère est mobilisée !

Références

Cairney J, Dudley D, Kwan M, Bulten R, Kriellaars D. Physical Literacy, Physical Activity and Health: Toward an Evidence-Informed Conceptual Model. Sports Med. 2019; 49(3):371-383. doi:10.1007/s40279-019-01063-3.

Derigny T, Gandrieau J, Gout J, Schnitzler C, Potdevin F. (2022). « co-intervenir à travers le filtre de la littératie physique : le « pouvoir rouler régulièrement à vélo », in Enseigner l’EPS n°287.

Derigny T, Gandrieau J, Schnitzler C, Potdevin F. (2022). « Enseigner le vélo pour éduquer à un mode de vie physiquement actif ». Enseigner l’EPS; 288:30-34/

Guthold R, Stevens GA, Riley LM, Bull FC., Global trends in insufficient physical activity among adolescents: a pooled analysis of 298 population-based surveys with 1·6 million participants. The Lancet Child & Adolescent Health. 2020;4(1):23-35. doi:10.1016/S2352-4642(19)30323-2.

Martins,J.;Costa,J.; Sarmento, H.; Marques, A.; Farias, C.; Onofre, M.; Valeiro, M.G. Adolescents’ Perspectives on the Barriers and Facilitators of Physical Activity: An Updated Systematic Review of Qualitative Studies. Int. J. Environ. Res. Public Health 2021, 18, 4954. https://doi.org/10.3390/ ijerph18094954.

Newell, K. M. (1986). Constraints on the development of coordination. In M. G. Wade & H. T. A. Whiting (Eds.), Motor development in children: aspects of coordination and control (pp. 341-360). Boston, MA: Martinus Nijhoff.

Vieille-Marchiset G, Knobe S, Edzard E, Piombini A, Enaux C., Usages du vélo et rapports aux espaces publics des enfants : permanence de la division par sexe dans un dispositif d’apprentissage dans un quartier populaire à Strasbourg. Enfances Familles Générations, Conseil de développement de la recherche sur la famille du Québec (CDRFQ) / INRS-UCS, 2019. hal-02490159.

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