Sur la « Théorie critique du sport »

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Igor Martinache [[Agrégé de sciences sociales à l’Université de Lille.]] développe une analyse critique des thèses de Jean-Marie Brohm

Pour certain.e.s, le rapprochement entre sport et culture est loin d’aller de soi et relèverait même littéralement de l’oxymore. Tel est le cas notamment du courant qui s’est auto-qualifié de « Théorie critique du sport » et dont le principal animateur est Jean-Marie Brohm, ancien professeur d’EPS, devenu professeur d’Université en sociologie. S’il est une chose que l’on ne peut contester chez ce dernier, c’est sa productivité éditoriale. Difficile sinon impossible de recenser les centaines de textes, livres et articles qu’a publiés J.M.Brohm depuis plus d’un demi- siècle[[Sans même compter ceux qu’il a fait paraître sous pseudonyme…]] pour exposer inlassablement une critique se voulant radicale – c’est-à-dire à la racine – du sport. Lui-même évite de se livrer à l’exercice dans son dernier ouvrage[[J. M. Brohm, Théorie critique du sport, Alboussière, Editions, 2017. Les citations suivantes en sont toutes extraites et les accentuations reproduites telles quelles.]] où il expose une nouvelle fois les fondements de son courant, tout en revenant sur sa propre trajectoire intellectuelle et en répondant largement aux différentes réfutations qui lui ont été adressées.

Avant de s’interroger sur ce dont J. M. Brohm pourrait être le nom pour paraphraser Alain Badiou[[A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Lignes, 2007.]], il importe (d’essayer) de synthétiser l’essentiel de ses thèses. Celui- ci note d’abord à raison la relative confusion qui nimbe la catégorie de « sport » dans le langage courant qui tend à inclure « le jogging dominical, la partie de foot entre vétérans, les séances hebdomadaires de natation […], les nouvelles pratiques urbaines (roller, skateboard, etc.), les promenades en bicyclette, les parties de tennis ou de ping- pong entre amis, les randonnées en montagne » (p. 267) et bien d’autres pratiques encore. De même, avec bien d’autres, il souligne la discontinuité profonde entre le sport moderne et les différents jeux compétitifs « traditionnels » contrairement à une idée reçue tenace. Pour Brohm, le sport se définit ainsi comme « un système institutionnalisé de pratiques compétitives, à dominante physique, délimitées, codifiées, réglées conventionnellement, dont l’objectif avoué est, sur la base d’une comparaison de performances, d’exploits, de démonstrations, de prestations physiques, de désigner le meilleur concurrent (le champion) ou d’enregistrer la meilleure performance (le record) » (p. 311). S’opposant radicalement à la thèse de Norbert Elias qui attribue à ce sport moderne né dans les écoles de l’élite britannique au tournant du xixe siècle la « fonction de permettre un relâchement agréable du contrôle des sentiments »[[ N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation, Paris, Fayard, 1994 [1986], p. 64 (cité p. 156).]] dans un contexte de refoulement croissant des pulsions qu’Elias qualifie de « civilisation des mœurs », J.M. Brohm et ses épigones considèrent au contraire le sport comme « la politique de la guerre réelle ou symbolique de tous contre tous, celle qui consacre un ordre social fondé sur la comparaison généralisée des capacités et performances, la sélection des vainqueurs et l’élimination des vaincus » (p. 60). Il ajoute que « la compétition sportive a en définitive pour principale caractéristique de cliver à l’infini le corps social : pratiquants et non pratiquants, hommes et femmes, jeunes et vieux, valides et invalides, vainqueurs et perdants, dopés et non dopés, professionnels et amateurs, masse et élite, experts et débutants, etc. » (p. 57). Mais dans le même temps, elle constitue un « phénomène social total » au sens de Marcel Mauss, où « s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques, morales […], politiques, […] économiques » et qui « mettent en branle, dans certains cas, la totalité de la société et de ses institutions »[[ Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1978, p. 147 (cité p. 244).]]. Loin de constituer une « contre-société », le sport est au contraire au cœur du capitalisme moderne pour la Théorie critique, et est « de part en part politique », servant de « structure d’encadrement » diffusant un « opium du peuple », autrement dit un « appareil idéologique d’état »[[ Concept qu’il reprend à Louis Althusser (Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995), sans que ce dernier ne se soit intéressé spécifiquement au sport.]] quelle que soit la « formation sociale » considérée, desdites « démocraties »[[ Brohm n’utilise jamais le terme sinon pour en réfuter l’effectivité dans les institutions sportives en particulier.]] libérales aux régimes « totalitaires », nazi comme stalinien (p. 71).

Se revendiquant de la double-filiation de Marx et de la psychanalyse freudienne[[à l’instar des fondateurs de l’école de Francfort et de sa « théorie critique », qui développent une condamnation radicale de la culture de masse moderne et avec laquelle l’approche « brohmienne » présente de nombreuses ressemblances. Voir Theodor Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 [1944]. Brohm ne cache pas sa dette à leur égard comme à celui d’auteurs allemands ayant dénoncé la fonction idéologique du sport dans le capitalisme avancé au début des années 1970, tels que Bero Rigauer, Gehard Vinnai ou Ulrike Prokop (p. 84-85).]], Brohm parle ainsi d’un « mode (procès) de production sportif » pour signifier d’une part, qu’il est totalement déterminé par le mode de production capitaliste et qu’il constitue, d’autre part, « une institution sociale globalisée fonctionnant comme un cartel d’entreprises et de groupements capitalistes interdépendants : fédérations, clubs, investisseurs, sponsors, annonceurs, médias, collectivités territoriales, etc.» (p. 81). Dans cette perspective, les affaires de corruption, dopage ou les violences sur et à côté des terrains ne seraient pas de simples « dérives » mais des révélateurs de la réalité du sport que Brohm lui-même affirme avoir mis en évidence par une démarche « multidimensionnelle, tenant compte de la multiplicité de ses niveaux, instances, structures et fonctions, et multiréférentielle, articulant plusieurs cadres d’intelligibilité théorique » (p. 244). Sur le plan méthodologique, Brohm en appelle à Marx affirmant avoir comme lui privilégié la « synthèse des abstractions » pour élaborer une « architecture conceptuelle cohérente », autrement dit reconstituer la « totalisation des déterminations théoriques qui permettent d’aboutir en fin de compte au concret», étant donné que « l’investigation sociologique d’un fait social total ne consiste pas à accumuler des données empiriques prétendument «concrètes», mais à élaborer un cadre synthétique de concepts permettant de rendre intelligibles les données empiriques» (p. 245). Une manière d’évacuer les critiques récurrentes de l’absence d’enquêtes de terrain de son courant, mais encore faudrait-il prouver que le sport constitue bien un tel « fait social total ».

On ne peut contester à J. M. Brohm sa grande culture dont il fait d’ailleurs étalage à grands renforts de citations d’auteurs éminents, de Marx à Jacques Ellul en passant par Hegel ou Sartre, ni sa clairvoyance quand il dénonce les discours essentialisants qui proclament l’apolitisme du sport et le parent de toutes les vertus : santé, cohésion sociale, intégration, etc. Mais, même s’il s’en défend en soulignant que le sport est un rapport social indissociable du mode de production capitaliste, sa théorie effectue le mouvement symétrique en imputant au sport tous les maux de nos sociétés modernes. A bien des égards, la posture de J. M. Brohm semble puiser ses racines dans sa propre trajectoire sociale, comme il le reconnaît lui-même : « Mon propos vise précisément à élucider les moments, situations, événements (mes appartenances professionnelles, mes activités politiques, les aléas de ma vie privée) qui ont de toute évidence marqué l’élaboration de ma critique radicale du sport » (p. 96). Foin d’autocritique en revanche, Brohm gardant ses flèches contre toutes celles et ceux qui osent proposer une approche plus complexe du sport que la sienne, de Pierre Bourdieu, Bernard Lahire, Isabelle Queval ou Stéphane Beaud, sans parler de la filière STAPS dans son ensemble, qu’ils qualifient d’« idiots utiles» de la « machinerie sportive». Outre une série de contradictions intrinsèques que Brohm ne semble pas vouloir voir, telle que le fait de distinguer le sport compétitif institutionnalisé des autres activités physiques tout en affirmant que le sport de haut niveau et le sport pour tous relèveraient de la même logique (p. 302), son désintérêt pour les pratiques réelles et leur diversité ainsi que pour le sens vécu par les pratiquant- e-s et les spectatrices et spectateurs de sport, expliquent sans doute plus qu’une aliénation générale, la persistance de sa relative marginalité. Relative car il est des penseurs dont la mise à l’index médiatique et académique est bien plus violente que la sienne. Sans doute son approche est-elle faite pour séduire ceux qui sont en quête d’une explication totalisante pour rendre compte de phénomènes effectivement problématiques dans le sport, ou d’un vernis intellectuel maquiller leur mépris de classe à l’égard des pratiquant-e-s et spectatrices sportives. S’il soulève des questions importantes quant à la place de la compétition dans nos sociétés ou à l’insuffisante démocratisation des institutions sportives[[Bien mieux développées du reste par Alain Ehrenberg que Brohm voue pourtant aux gémonies (p. 142 et suiv.)]], l’entreprise de la Théorie critique risque cependant surtout de saper à la racine tout effort visant à faire du sport un lieu d’émancipation et de réappropriation par chacun.e de son corps et de son existence. Une telle posture se voulant surplombante se refuse ainsi à prêter attention aux nombreuses initiatives déjà existantes allant dans ce sens et se montre bien peu attentive à la complexité et aux ambivalences de nos sociétés. Or, au risque de décevoir les tenants de la Théorie critique, il est permis de douter qu’abolir toute institution sportive ne suffise pas à mettre à bas le système capitaliste. 

Cet article est paru dans le Contrepied HS N°20/21 – MAI 2018 – Sport et Culturalisme