« Titiller » le risque, c’est réenchanter sa vie

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David Le Breton, professeur à l’université de Strasbourg, auteur de nombreux ouvrages a accepté de répondre à nos questions.

Selon vous, l’escalade est-elle une activité « à risques » ?

Je ne sais si l’on peut répondre à cette question. Le risque est toujours une équation imaginaire, une affaire personnelle. Il y a risque au sens commun du terme lorsqu’un débutant novice s’expose ou est exposé à une pratique exigeant un savoir faire, des techniques du corps, une bonne expérience. Incontestablement il y a risque et prise de risque inconsidérés à se présenter au pied d’une falaise sans compétence particulière. Étrangement les statistiques et les faits divers montrent que de nombreuses figures illustres de l’alpinisme, de la voile du ski, ont été victime d’accidents dans des conditions banales eu égard à leur technicité et à leur grande expérience. C’est souvent dans des situations ou des parcours faciles que l’accident survient. On retrouve cela dans les accidents de la route où nombres de victimes meurent ou sont gravement blessées à proximité de leur lieu d’habitation. Le risque majeur, on le voit ici, n’étant pas toujours lié à des caractéristiques exceptionnelles de son environnement mais au contraire à des routines, des excès de confiance, des baisses de vigilance. La notion de risque est donc en partie et souvent relative.

Que penser d’une Ecole qui se détournerait du risque ?

Oui il y a aujourd’hui, et de façon un peu paradoxale, une forte tendance sécuritaire dans la société. L’Ecole ne semble pas échapper à ce contexte. Il faut prévoir, anticiper, éliminer du quotidien tout ce qui pourrait constituer un trouble de l’ordre sécuritaire, à la bonne marche convenue des choses. Chacun finit par avoir peur de son ombre. Ceci alors qu’une école ouverte sur la vie ne peut ignorer ou nier que le risque est consubstantiel, inhérent de la condition humaine. Une Ecole sécuritaire, une éducation qui récuseraient par principe le risque et la prise de risque comme éléments possibles d’un développement, donne à voir un monde aseptisé, sans saveur, source de nombreuses ambiguïtés et sans doute totalement contreproductif du point de vue même de la sécurité des individus. Il faut permettre à chacune, chacun une expérience du monde non biaisée. Devenir humain, c’est accepter d’aller à la rencontre de son environnement, se confronter à de l’improbable : franchir une rivière, un rocher qui barre la route, plonger dans l’eau fraîche d’un lac. L’École ne devrait pas renoncer à cette ambition et devrait s’assurer que toutes et tous vont se voir doter des pouvoirs techniques qui leur permettent justement sans risque majeur d’aller à la rencontre du risque… Il ne s’agit pas ici de faire sans mesure l’éloge du risque, de ne pas voir qu’il peut y avoir du danger dans la prise de risque mais d’admettre que sans confrontation au risque, il n’y a pas de construction possible d’une certaine prudence, vigilance à l’égard de soi et des autres, d’une conduite intuitive à propos de ce qui peut être dangereux

Quel rapport entretient aujourd’hui notre société au risque ?

Le rapport est ambivalent. D’un côté c’est le développement paroxystique du principe de précaution étendu à la totalité des rapports humains et sociaux, un univers fait d’assurances et de garanties. De l’autre c’est l’injonction assez généralisée et étendue à tous les secteurs de la vie, d’avoir à bouger, s’engager, prendre ses responsabilités et à les assumer individuellement. Et il nous faut vivre au quotidien dans ce qui apparaît bien comme une contradiction, comme il faut bien que l’Ecole se débrouille non sans « risque » avec cette ambivalence. Alors on comprend qu’aller titiller le risque, se laisser aller au goût du risque, devient, dans ces conditions, existentiel. Il s’agit ni plus, ni moins que de retrouver une part de liberté, de possibles transgressions dans un monde hyper normé. Il s’agit encore et tout simplement de réenchanter sa vie. L’explosion des pratiques à « risque », souvent de pleine nature dans les couches sociales moyennes et supérieures est un puissant révélateur de ce phénomène Il faut y voir aussi une sorte de reprise de contact physique avec le monde, une retrouvaille en quelque sorte avec son corps propre, une échappée belle, une aventure qui redonne place aux sensations fortes, à l’effort, à la fatigue physiques.

Bref la vraie vie, le temps de l’aventure… Une sortie du métier, du travail, des routines pour retrouver la plénitude d’exister. Mais ceux qui vivent au quotidien dans la confrontation à un monde trop souvent hostile, trop dur, je pense aux chômeurs, aux précaires, à leurs familles, leurs enfants, sans doute humainement épuisé par leur condition matérielles d’existence, ceux-là trouvent difficilement en eux les ressources nécessaires pour tenter de se régénérer au travers de pratiques à risques. On les voit rarement en pleine nature, même sur les chemins balisés.

La prise de risque est-elle consubstantielle des sociétés humaines ?

Bien-sûr, je l’ai déjà évoqué mais j’y reviens donc. Prendre des décisions est caractéristique du vivant et encore plus de l’espèce humaine. L’être humain est en permanence dans la prise de décision. Vivre implique à tout instant de choisir, c’est notre condition humaine. Et choisir c’est risquer de se tromper. Toute décision est un pari sur l’imprévisible et vivre vraiment c’est parier, pour le meilleur, mais plus sur l’imprévisible que sur le probable C’est cela qui est formateur. Vivre dans un environnement, c’est vivre dans l’adversité. Un milieu sécurisé, voire trop sécurisé peut paradoxalement induire des comportements de transgression, surtout chez les jeunes générations. Transgresser est toujours une puissance, une sortie hors des routines, une manière de se réapproprier son existence. Il est important d’apprendre à décider, à développer la capacité à choisir. Pour en revenir aux activités physiques sportives et artistiques, ce sont de formidables laboratoires à décision. Choisir de faire ou de ne pas faire, de faire cela ou son contraire ou encore tout autre chose, seul ou collectivement. Je me souviens avoir croisé dans les Vosges des classes de collège en course d’orientation, des élèves passionné(e)s par ce qu’elles (ils) faisaient, autonomes, libres et pourtant contraints, en confiance réciproque avec leurs enseignants. On le voyait, ils étaient dans l’aventure, dans une expérience humaine forgée dans le risque de se tromper, l’espoir de réussir, dans l’amitié, l’émulation, l’entraide. On retrouve cela en escalade, en mer, à condition que les individus soient suffisamment initiés, dotés des pouvoirs qui leur permettent d’agir et donc de faire des choix. Je me souviens encore du moment où un adulte m’a confié la barre d’un voilier et m’a permis seul d’affronter la mer. Il fallait alors que je sois digne du regard confiant qui était porté sur moi, il fallait que je m’élève au sens propre et figuré du terme. Derrière cette expérience se profilait un instant quasi initiatique, un rite de passage

Comment se distribue le goût du risque ?

On le sait ce sont les couches moyennes et supérieures qui s’adonnent le plus aux pratiques physiques et sportives à risque, en particulier en « milieu naturel ». Pour autant traduire ce rapport privilégié au risque en termes d’égalité ou d’inégalité sociale serait une erreur. Le moteur n’est pas là. Il est dans l’histoire affective des individus, dans les types de sociabilité à l’œuvre d’abord dans les familles ensuite à l’Ecole. L’exemple du goût du risque rapporté au genre est patent, il transcende les origines sociales. Il y a un type d’éducation au risque qui diffère généralement selon qu’on est fille ou garçon et cela dès les premiers âges. C’est là que se construisent les disparités qu’on observe et que souvent on naturalise. Les garçons grandissent souvent dans des familles où on les pousse par exemple à explorer leur environnement, alors que les filles sont, elles, confinées dans un espace très réduit. On n’a pas peur, on ne pleure pas, on est viril, on est « cap », on n’est pas une fille ! Le climat familial, la tonalité affective qui y règne sont aussi déterminants, quel que soit le sexe, l’absence d’une sécurité de base familiale peut conduire à un mal être aux conséquences diverses et imprévisibles quand ce n’est pas paradoxales. C’est là que foisonnent justement ce que la santé publique nomme les conduites à risque de nos jeunes. Le jeu avec la mort, la douleur, les sensations, mais dans un contexte de souffrance.

« Vit-on plus » en prenant des risques et vit-on moins en n’en prenant pas ?

Il faut être prudent et éviter toute normativité s’agissant des façons de vivre. Attention aux jugements de valeur. La vraie vie est toujours plus compliquée qu’on le croit. On peut vivre tranquillement au sein d’une famille tranquille et être tenté par des risques démesurés dans ou en dehors de la famille. On peut aussi vivre entre un père et une mère aventureux et s’engager avec eux dans des turbulences ou au contraire chercher le calme…On peut aussi bien vivre dans la routine et le confort quotidien, y vivre des aventures d’une autre nature, tout aussi fabuleuse. Il demeure que pour les enfants et sans doute les adolescent(e)s, l’intensité d’être, dans des domaines qui peuvent être très différents, est une condition du développement, une façon de grandir, d’expérimenter le monde, une sorte d’essai du monde à grande vitesse. Ne jamais prendre de risque c’est risquer la fadeur, l’ennui. Inversement prendre trop de risques, c’est risquer de mourir ou de se blesser. Pour échapper à ces dilemmes et pour que chacun, chacune « vive plus » et probablement mieux, il faut être un acteur informé, sensibilisé, instruit. Quand j’étais enfant, il fallait savoir nager car derrière la nage il y avait un rapport à son environnement, une certaine maîtrise de son espace proche, des aventures en attente. Mais aujourd’hui on ne rêve plus de plonger dans la rivière, elle est polluée !

Si la prise de risque exprime un « sentiment d’exister », voir la recherche « d’un supplément d’âme », que penser du risque extrême ?

Les élèves qui pratiquent au collège le handball, le football prennent des risques. Entrer dans le jeu, avec virtuosité ou non, faire une belle passe, louper le but immanquable ou le réussir, plus fondamentalement prendre ou ne pas prendre la bonne décision au bon moment expose celui qui s’engage. Risque symbolique certes car dans le sport, la mort n’est normalement pas au rendez-vous. Mais il y a des petites morts virtuelles qui peuvent faire très mal car on s’exécute sous le regard des autres, de ceux qui fatalement jugent D’où encore une fois, l’impétueuse nécessité d’initier au « risque », de donner à chaque individu les cadres techniques, les pouvoirs d’agir, « d’exister » de façon intense, d’accéder au fameux supplément d’âme. Mais on peut aussi ne pas aimer évoluer dans un cadre institutionnel et souhaiter sortir de la contrainte et du confort qu’il représente ; choisir la pleine nature, faire ce choix, comme exercice de pleine liberté, de quête de plénitude. Choisir d’être hors la règle pour justement se régler, apprendre jusqu’où ne pas aller trop loin. Les sports extrêmes ont sans doute leur propre ambivalence. Des figures humaines exceptionnelles s’y révèlent. Mais le marché de l’extrême révèle parfois des démarches narcissiques, des quêtes de notoriété, sponsorisées, commercialisées qui rompent avec l’humanisme. On peut parler d’une industrie du risque avec son pendant, le risque d’entraîner le spectateur dans le virtuel dans une sorte de risque par procuration, une sorte de désincarnation de qu’il est.

Cet entretien réalisé par Alain Becker est tiré du Contrepied Escalade (Hors-Série n°11 – Janv 2015).