Danse: apprentissages techniques par la prise de conscience du mouvement en 6e

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Martine Geffrouais nous explicite comment faire prendre conscience à des élèves de 6ème de collège de la verticalité, le trajet du mouvement, de la qualité de leurs appuis dans le sol, du placement de leur regard ? Comment construire, sous forme ludique, un état de danseur, d’interprète, grâce à des apprentissages techniques fins, tout en intégrant leur projet expressif?

Avant le cycle, tous les élèves ont assisté à un spectacle dont le thème était la rencontre, thème qui sera décliné par la classe selon trois axes : la rencontre avec l’autre, la rencontre avec le sol, la rencontre avec le spectateur.

La rencontre: premier jet

La situation de recherche porte sur le « se dire bonjour » : une rencontre banale, quotidienne. Je demande aux élèves de se mettre par deux et de trouver deux façons pour se dire bonjour. Puis je donne la seconde consigne: maintenant que vous avez choisi vos bonjours, déformez­ les afin qu’ils soient uniques, rigolos, surprenants.

Ce que je constate : beaucoup d’émulation, d’idées dans tous les groupes. Mais les élèves n’ont pas de conscience précise de ce qu’ils font avec leur corps (d’où on vient, où on va).
Les déplacements sont simples (appuis pieds privilégiés), et s’ils se complexifient, les appuis deviennent peu stables. Le regard est fuyant, au sol, son orientation n’est pas décidée, elle est spontanée, changeante. Les mouvements comme les déplacements sont imprécis (beaucoup de gesticulation).

Si les propositions inventées sont nombreuses, elles restent pauvres ; les bonjours sont plutôt communs.

Vers une conscience du mouvement

L’axe de travail privilégié sera de passer d’un mouvement global (pas de conscience du mouvement), à une gestuelle précise, choisie, épurée. Je suis marquée par la définition de la danse de Paul Valéry pour qui un mouvement devient dansé à partir du moment où il appartient au champ de la conscience ; autrement dit, l’objectif premier est que chaque élève accède à cette mise à distance. L’élève prend conscience du geste à partir du moment où il se le représente, où il le perçoit. La prise de conscience permet de comprendre ce qu’on fait et donc d’être plus efficace pour produire l’effet voulu sur le spectateur.

Pour le mouvement, il s’agit d’identifier où il démarre, par quoi (quelle partie du corps), son chemin, sa direction, où il s’arrête. Dès que les enfants sont capables de faire cela, ils réalisent des gestes plus finis et plus précis.

Des contenus exigeants

Pour transformer les productions de mes élèves, j’ai décidé de centrer les contenus du cycle sur la prise de conscience des appuis, donc de l’axe vertical et du placement du regard.

Autrement dit, l’élève devra être capable d’ajuster son équilibre en permanence.

Ce choix peut paraître très étonnant pour des élèves de 6e. Pourtant ces contenus, intimement liés, permettent des apprentissages techniques déterminants parce qu’ils transforment radicalement la motricité des élèves. On voit alors des élèves ancrés dans le sol, équilibrés, présents et engagés. Et si déséquilibre il y a, il est volontaire et contrôlé. Ces techniques ouvrent un champ infini de possibilités et sont le point de départ d’acquisitions techniques plus complexes.

J’utilise beaucoup de formes ludiques : les enfants explorent, cherchent, jouent, se lancent des défis, travaillent souvent à deux.

Par ailleurs, ces préoccupations traversent toute ma pratique professionnelle et traversent l’éducation physique. En effet, les notions d’axe rachidien, d’appuis, de verticalité, de dynamique du regard, du placement du corps dans l’espace sont présentes dans toutes les activités.

Des appuis stables et solides favorisent l’action efficace

En danse, la spécificité des appuis vient de leur multiplicité.

Je peux m’appuyer sur le sol, un mur, quelqu’un d’autre, les autres, l’air, sur moi, etc. La surface d’appui que j’offre est infinie: la paume de la main, le dos de la main, la jambe, la cuisse, une épaule, un coude, l’avant­ bras, la tête, la nuque, le ventre, la hanche, n’importe quelle partie du corps peut devenir un point d’appui, tout comme la taille de l’appui change, du tout petit comme le bout d’un doigt au très large comme le dos, la qualité de la surface : dur, mou.

Ensuite je peux jouer sur l’intensité de l’appui : je suis portée par le sol, je l’effleure ou bien je m’enfonce dedans (apparaît ici la notion de poids).

Enfin, les appuis sont réels ou imaginaires. Je peux laisser croire, évoquer que je m’appuie sur quelqu’un, sur l’air, sur l’eau, sur quelque chose de froid, de piquant, de doux, etc.

En fonction de ce que l’on veut donner à voir, on joue sur tous ces éléments. On trouve l’action juste en fonction du projet. Par exemple, si je veux évoquer la souffrance, je
lâche mes appuis et je chute lourdement au sol. Si je veux évoquer un sol brûlant, mes appuis seront dynamiques, légers, vifs, réduits.

Comment je pose mes pieds

L’objectif est que chacun repère comment il pose ses pieds et progressivement construise la position la plus efficace. Les élèves sont dispersés dans l’espace de danse.

Je demande aux élèves de chercher le maximum de façons différentes de poser leurs pieds sur le sol. Ils trouvent une marche avec les pieds parallèles, les orteils vers le dedans ou vers le dehors, sur les orteils, sur les talons, sur l’intérieur ou l’extérieur du pied, les pieds collés ou très écartés… Cette exploration permet de connecter plein de petits appuis qui se sont déclinés.

Puis je leur demande de choisir la marche qui leur convient le mieux et aussi de choisir un copain sans l’annoncer et de le regarder, ou plus exactement regarder juste au dessus de sa tête. Ils doivent se déplacer sans jamais le lâcher du regard. Ils doivent également se concentrer sur leurs pieds et repérer ce qui se passe dans le rapport pieds/sol. Chacun trouve petit à petit la position des pieds dans laquelle il est le mieux, mais on arrive à se rapprocher d’une position commune: pieds écartés de la largeur du bassin, parallèles, avec un déroulement du pied du talon jusqu’à la pointe du gros orteil.

Des sensations fines pour la prise de conscience de l’axe : jeu de réduction et d’agrandissement de l’axe

Ainsi, pour prolonger l’exemple cité ci­dessus, les élèves sont debout, un livre posé sur la tête, chacun avec la position de pieds dans laquelle il se sent le plus en équilibre. Je demande aux élèves de descendre au sol en maintenant le livre en équilibre sur la tête (la position la plus basse étant allongé coudes posés sur le sol). Ceci les oblige à trouver des appuis précis, justes, à construire un chemin d’appuis, à maintenir l’axe pour ne jamais perdre le livre. Ils mettent ensuite des mots sur leurs ressentis : on se grandit au maximum par le sommet de la tête, on serre les omoplates, on serre les fesses, on fait attention de toujours rester droit, de bien poser les appuis, quand un appui n’est pas bon, le livre tombe.

Prendre conscience du placement du regard

Prendre conscience du placement du regard est un apprentissage technique capital en danse mais aussi dans toutes les activités. Ce sens participe totalement à l’équilibre, notamment pour des élèves débutants. De plus, orienter le regard focalise l’engagement et l’attention : je vais là où je regarde, mais je peux décider aussi d’aller là où je ne regarde pas. Le regard conditionne la présence. De plus l’orientation du regard joue un rôle dans l’effet que l’on veut donner à voir.

Perdre l’autre pour le retrouver

Les élèves sont éparpillés dans la salle. Nous travaillons sur un tatamis. Ils se déplacent et au signal sonore hop, je donne des consignes. Par exemple, on va au sol, ou bien on recule, on tourne, on s’assoit, on glisse, etc. puis on se relève ou on se remet dans l’axe, et on repart en se déplaçant. Attention, vous avez choisi un camarade, on ne le perd pas, on regarde toujours au dessus de sa tête. Moi je dois deviner qui ils ont choisi. Me mettre dans le jeu donne un critère de réussite concret. Je peux demander au
contraire de regarder ses pieds. Le regard se place puisqu’ils ont quelque chose de précis à regarder.

On peut aussi constituer deux lignes parallèles, écartées de dix mètres, je travaille avec l’élève face à moi. Je leur demande de s’avancer l’un vers l’autre, sans jamais se lâcher
du regard. Ensuite, je joue avec les vitesses de déplacement.

Ils aiment ces jeux car ils sont en permanence en contact avec quelqu’un qu’ils ont choisi. Ces contraintes les obligent à soutenir le regard de l’autre, même dans l’espace
proche. D’autres contraintes les obligent à quitter momentanément le regard du copain et à le retrouver le plus vite possible. Détaillons ce qui se passe lors des tours (pivots,
patinette).
Quand vous tournez, vous devez rester au même endroit, vous n’avez pas le droit de vous déplacer. Au top on commence à tourner, et au top suivant, on s’arrête, on doit rester immobile et on doit regarder son copain. Même pendant les tours, on essaie de ne pas le quitter des yeux.

Au début, ils perdent de vue leur copain pendant les tours et sont déséquilibrés, ils ont besoin de plusieurs pas pour se rééquilibrer, ils chutent parfois, ils ne savent plus où ils sont, ils sont perdus. Mais dès qu’ils arrivent à placer leur regard sur leur copain après plusieurs tours, il n’y a plus de chute, ils n’ont plus besoin de quelques pas, un ou deux appuis suffisent, ils sont mieux équilibrés, ils ont des appuis plus solides, plus stables. Quand ils sont capables de retrouver leur copain pendant les tours, ils tournent plus vite, ils gardentla verticalité, ils préparent l’arrêt et ne sont plus du tout déséquilibrés.

Jouer avec l’axe vertical et la pesanteur

Ici pour reprendre notre projet expressif, nous travaillons la rencontre avec le sol, une
rencontre souvent peu harmonieuse et parfois problématique. Prenons le thème des chutes et de la descente au sol. Ce thème de travail est intéressant avec une classe mixte. Les garçons s’y retrouvent, ils sont motivés. Ils ont acquis plus d’expérience que les filles. Ils aiment prendre des risques, ils aiment les jeux de vertige.

Ce travail est l’occasion pour les filles de ne pas avoir peur du sol, d’oser y aller.

Se perdre pour se retrouver

Le dispositif est le même. Les élèves sont éparpillés dans le dojo. Au signal sonore, au top, on va au sol et on remonte vite. Vous cherchez plusieurs solutions pour aller au sol.

Les élèves passent donc par une phase d’exploration. Ils trouvent une multitude de réponses différentes. Ils osent, ils courent, se balancent, ils roulent, plongent. Ils se lancent dans des chutes acrobatiques. Les filles y descendent plus doucement, plus tranquillement. Si les garçons n’ont pas peur, ils maitrisent peu ou pas leurs chutes.

Demander aux élèves de se relever le plus vite possible après la chute les contraint à retrouver des appuis solides dans le sol, à les enfoncer dans le sol pour se rééquilibrer et récupérer la verticale. Cela contraint aussi à enchaîner des actions, de rester concentré et actif, ce qui évite de se vautrer dans le sol après la chute.

Une démarche qui allie l’exploration, le questionnement, la démonstration, l’observation, la recherche de procédures efficaces, la répétition. Une fois que les réponses sont nombreuses et variées, certains présentent leur travail, alors j’interroge pourquoi certaines chutes sont heurtées, douloureuses, alors que d’autres non. On regarde à nouveau, on compare, on élucide pourquoi ils se font mal ou pas. On identifie les points relais, comme par exemple la jambe, le genou, la hanche. Cette situation permet d’aborder la notion de centre de gravité : lorsque que l’on rapproche le centre de gravité du sol avant la chute, quand on plie les genoux, quand on rapproche le bras qui va glisser au sol, on se fait moins mal. Je sollicite les élèves qui montrent leurs solutions au ralenti, cela permet de voir ce qui est fait, de décortiquer comment l’élève descend au sol.
Cela permet aussi à celui qui fait de prendre conscience des surfaces corporelles qui successivement entrent en contact avec le sol.

Je questionne encore: qu’est­ce qui fait moins mal, quand on tombe sur les genoux ou sur des muscles ?
Les élèves comprennent qu’il faut privilégier les groupes musculaires et mettre en contact la totalité de leur surface pour amortir la chute. Nous comparons les chutes par rapport à l’axe vertical. Les garçons par exemple s’en écartent souvent par des plongeons alors que les filles descendent sur le côté en glissant ou en tournant et en se vissant.

Les élèves repartent travailler leurs chutes en essayant d’intégrer les procédures de l’action efficace qui viennent d’être élucidées et notées au tableau. Chaque élève construit un chemin de chute, ce qui l’oblige en plus à passer par le ralenti.

Une démarche qui met en œuvre les différentes étapes du processus de création Ce thème d’étude devient l’objet d’une phrase à créer. Nous passons donc à une étape où l’on sélectionne, on trie ce que l’on garde. Vous choisissez deux chutes, une qui reste dans l’axe, l’autre qui en sort ou s’en écarte.

Ensuite, il est question de les assembler, de faire une petite phrase comprenant les deux chutes, les deux relevés et les chemins qui permettent d’enchaîner.

Le nouveau problème qui est posé est celui de l’enchaînement. Par où passes­ tu pour arriver à la deuxième sans jamais t’arrêter ?

Les chutes deviennent l’objet d’une phrase commune à la classe à créer. Plusieurs montrent devant toute la classe, par petits groupes des propositions sont retenues. J’en retiens une ou deux et je m’appuie sur elles pour en construire une nouvelle qui appartiendra à toute la classe.

Tout le monde l’apprend pour ensuite être capable de la danser ensemble.

Être ensemble grâce à l’écoute

Tous les élèves connaissent à ce moment une phrase commune à la classe. Le but est de la danser tous ensemble. La règle est simple : on suit celui qui est devant. Cela produit un grand changement de qualité du mouvement. Les élèves sont prêts, ancrés dans le sol, le regard lui aussi est placé, ils sont relâchés, disponibles dans l’attente de celui qui a le pouvoir, qui va déclencher le mouvement.

Ils aiment répéter dans cette situation, le pouvoir tourne, ils le donnent facilement, cela se fait sans problème. Ils ont le pouvoir de jouer avec le temps, de varier les vitesses, d’ajouter des arrêts…

Souvent, je propose à trois ou quatre d’entre eux de sortir pour regarder. Cela leur permet de prendre conscience de ce que cela donne, de ce que peut ressentir le spectateur. Ils identifient très vite la différence de qualité entre ceux qui sont à l’écoute, concentrés et ceux qui sont en avance, en retard. Le spectateur tente alors d’identifier les causes du décalage.

Transmettre aux autres

les transforme C’est très étonnant d’écouter les élèves quand ils transmettent un solo qu’ils viennent de créer. Ils parlent plus en termes d’appuis.

Ils se transmettent les chemins d’appuis. Prenons l’exemple de la descente au sol avec le livre sur la tête. J’entends des consignes telles que: tu te mets bien sur ton axe les deux pieds parallèles, un peu écartés, mets tout le poids du corps sur le pied droit et avance le pied gauche, retrouve bien ton équilibre dans la fente, pose le genou droit à terre, puis retrouve ton équilibre sur les deux genoux…

D’autres fois, j’interdis de parler. Ils se débrouillent, ils imitent, ils ralentissent pour apprendre.

La danse est ainsi une activité extraordinaire pour travailler sur la prise de conscience du mouvement, pour se concentrer sur des ressentis, des sensations de poids, de déséquilibre, de placement, etc. parce que ces apprentissages ont des conséquences radicales. Les progrès techniques des élèves sont rapides, les transformations importantes.

Se concentrer sur ce que l’on fait, sur ce que font les autres, être à l’écoute, autant de petits détails qui font toute la différence : les élèves deviennent des interprètes. Ils s’engagent et mettent d’eux­ mêmes dans les mouvements et dans ce qu’ils offrent à voir aux autres. C’est alors qu’ils entrent en danse.

Cet article est paru dans le Contrepied n°24 – EPS : entretien et développement de la personne. – oct 2009