Nous vivons une crise économique, sociale et environnementale d’une ampleur telle que tout indique que les hommes doivent reprendre leur destin en main. Le redéploiement des inégalités remet en cause l’être humain comme être social. Pensons que, des années 1960 à nos jours, le rapport entre les 5% les plus pauvres de la planète et les 5% les plus riches est passé de 1 à 30, à 1 à 72. Pendant que l’Europe s’épuise à trouver 130 milliards d’euros pour sauver la Grèce de la faillite, les 0,2% les plus fortunés du monde disposent de 39000 milliards. La démocratie représentative, électorale et délégataire qui structurait tant bien que mal notre corps politique est à bout de souffle.
L’aliénation est d’autant plus forte qu’elle ne prend pas les formes de la répression violente mais celles, beaucoup plus pernicieuses, des idéologies dominantes qui avancent masquées et nous conduisent ainsi à adhérer, par une forme de consentement, aux logiques de la domination. Que signifie alors s’émanciper ?
L’émancipation est un processus à la fois complexe et intime, avant de prendre les formes spectaculaires de peuples en marche et brisant les chaines de l’oppression. S’émanciper, c’est sortir, aussi modestement que cela soit (une première parole, un premier acte de celui qui n’a encore jamais osé), de la place qui nous a été assignée par les rapports sociaux, quelque fois la culture d’appartenance, le genre, les accidents de la vie, le handicap. Nous pourrions, les uns et les autres, donner plusieurs exemples de ces parcours émancipateurs identifier les modes d’actions qui y sont à l’œuvre dans les domaines les plus divers : le social, le politique, le culturel, l’éducation, les pratiques sportives.
Qu’est-ce qui se passe et se joue sur ce chemin souvent fait d’embuches, où l’on progresse par essais et erreurs, car jamais totalement balisé même si l’on peut s’instruire de l’expérience des autres ?
Tout d’abord ce que nous appelons la conscientisation, cette lumière qui éclaire chaque pas et nous porte vers l’avant. Il s’agit de « lire la réalité sociale » comme on le dit depuis longtemps dans les Maisons des Jeunes et de la Culture, de comprendre la place que l’on y occupe, que l’on pourrait ou devrait y occuper.
Ensuite, la puissance d’agir – qui à la différence du « pouvoir sur » que l’on subit ou que l’on impose et souvent que l’on impose parce qu’on le subit – est « pouvoir de » qui nous permet de faire œuvre, de passer à l’action d’une manière à la fois individuelle et collective. C’est cette puissance d’agir qui souvent se lit sur les visages et s’exprime dans ce que Spinoza appelle les « passions joyeuses » (la satisfaction, la reconnaissance, le plaisir de l’accomplissement, la plénitude, l’amour de soi et des autres, voire la jubilation) venant contrecarrer les « passions tristes » comme l’amertume, la colère rentrée, le ressentiment, la haine … qui témoignent de mon impuissance.
Et là nous ne sommes pas loin de la transformation individuelle et collective de soi et du monde qui, en interrogeant les rapports sociaux et politiques, peut nous mettre sur le chemin d’utopies devenues réalistes parce que réalisables comme ce fut le cas en 1789 lorsque, à la suite des Cahiers de doléances et des états Généraux, les députés du Tiers-état décidèrent de ne pas se séparer sans avoir donné une Constitution à la France.
Mais, rappelons-le, avant de prendre des formes spectaculaires et nous mettre en capacité de faire l’Histoire et de ne plus la subir, l’émancipation, c’est souvent plus modeste, plus personnel, voire plus intime.
Quels accompagnements, moteurs et pédagogies de l’émancipation ? En effet, peu de choses sont spontanées, même si, comme le dit Pierre Roche, « ce par quoi un individu est assujetti est précisément ce par quoi il peut trouver son devenir-sujet ». La longue histoire de l’éducation populaire et des pédagogies actives nous a appris quelque chose d’essentiel : l’éducation émancipatrice, à la différence des autres formes d’éducation, ne saurait être – car il y aurait contraction avec l’objectif poursuivi – un ensemble d’actes autoritaires mais, au contraire une cohérence de postures et de modes d’action constitutifs d’un processus d’autorisation conduisant les individus de tous âges et de toutes conditions à faire ce qui jusque-là leur paraissait impossible ou interdit.
À titre d’éclairage, pensons à quelques expériences, notamment celle de l’Université populaire-Laboratoire social de la MJC de Ris-Orangis qui en partant de ce qui affecte les gens (par exemple, la disparition des commerces de proximité, la violence à l’école et hors école, le délitement des relations intergénérationnelles…), les aide à comprendre les situations puis à construire des savoirs, des propositions et des interpellations. Mais nous pensons également à ces jeunes de toutes origines et conditions sociales qui, à travers la création d’un spectacle à la fois théâtral, chanté et dansé, nous éclairent sur les ravages de l’homophobie et la force destructrice de la rumeur. Nous pensons enfin à ces jeunes femmes algériennes qui, à travers la pratique du football, se mettent sur le chemin de l’émancipation sociale, culturelle, religieuse et patriarcale.
À propos de l’auteur
Sociologue, cofondateur du collectif national « éducation populaire et transformation sociale », ancien délégué régional de la Fédération Française des MJC et professeur associé à l’Université de Provence (Aix-Marseille I). Derniers livres parus : éducation populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, éditions l’Harmattan, 2010 ;
Le châtaignier aux sabots ou les longs hivers, éditions de l’Officine, 2010.
Cet article est paru dans Contrepied HS n°4 – Sept 2012 – Sport demain, enjeu citoyen