Faut il apprendre aux filles à s’opposer ?

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Par Annick Davisse. Faudrait-il éviter les activités qui mettent le plus en difficulté beaucoup de filles, par exemple les sports collectifs ?  Annick Davisse [[professeur EPS, syndicaliste, inspectrice honoraire, formatrice à l’IUFM de Créteil]]  nous interpelle une nouvelle fois sur un quoi et un comment en EPS, susceptibles de faire entrer pleinement les filles dans la culture sportive. Elle le fait sans concession mais non sans humilité … comme d’habitude.

Article paru dans le Contrepied n°23 sur La compétition en EPS, 2009 

Ces dernières années, les articles consacrés à la mixité insistent sur les écarts de note d’EPS, pour les examens, entre filles et garçons ; certains en concluent que pour remédier au désavantage féminin, il faudrait réduire la place des activités dites compétitives. Si, comme c’est mon cas, on perçoit cette proposition comme réduisant l’ambition de culture commune, reste à s’avancer sur un terrain miné de contradictions fortes.

Des écarts de notes aux examens, à l’évitement des différences

Les notes obtenues en fin de scolarité révèlent incontestablement des inégalités d’acquisitions, et c’est au moins un mérite que nous avons en EPS, que de poser franchement ces questions épineuses [[  Cécile Vigneron rappelle que j’ai soulevé en 1986 cette question des écarts de note entre filles et garçons, avec l’idée que le relatif échec des filles dans les apprentissages en EPS tenait d’abord non pas aux barèmes, mais au choix des activités et à la construction des contenus. Voir C. Vigneron : Les écarts de réussite en EPS aux examens entre filles et garçons et Une improbable réussite des filles en EPS : l’exemple des sports collectifs, dans « Filles et garçons en EPS», sous le direction de Geneviève Cogérino, éd. revue EPS, 2005]].  Je crains en effet qu’il ne faille encore attendre un bon moment pour que les mêmes questions soient évoquées par exemple à propos de l’échec des garçons en lettres, ou de tout le monde en philo (avec 8,5 de moyenne au bac …).

Faudrait-il alors éviter les activités qui mettent le plus en difficulté beaucoup de filles, par exemple les sports collectifs ? Il s’agit évidemment ici, comme face à l’échec scolaire en général, de savoir ce que l’on veut voir entrer dans une culture commune : ainsi, le moment le plus insupportable dans le film Entre les murs, a été, pour moi, celui où le professeur de lettres répond à son collègue d’histoire qu’avec ces quatrièmes de ZEP on ne peut pas étudier Voltaire. Par ces temps de grande braderie du service public, on peut redouter que les économies en temps scolaire (moins d’école) ne poussent à évacuer l’ambition d’un commun riche, au bénéfice tantôt du plus petit dénominateur (cf. l’EPS aux concours de recrutement du primaire), tantôt de « l’optionnel ». Ce recours démagogique (mais économique) au « choix des élèves », laisserait libre la pente de la reproduction culturelle. Or si, face aux inégalités, l’école ne peut pas tout, elle ne peut pas rien et, pour l’EPS, les filles ont un monde à gagner à apprendre à s’opposer. En effet, pour le champ que nous évoquons, sans l’école, et surtout sans l’EPS au collège, la plupart des filles ne rencontreraient jamais les sports collectifs, et peu l’athlétisme, car, en France aujourd’hui [[ J’indique« en France», parce qu’il faudrait en savoir davantage sur des différences internationales, ainsi du nombre élevé, semble-t-il, de footballeuses en Allemagne]], lorsque les parents orientent les petites (ce qui est bien plus lié aux milieux sociaux que pour les petits garçons) c’est encore vers la danse et la gymnastique (dans une moindre mesure vers le tennis et la natation). Pour mémoire et pour rire souvenons-nous de ce qu’osait encore énoncer, il y a une vingtaine d’année, un député de droite : « Monsieur Éric Raoult attire l’attention de Monsieur le ministre d’État, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, sur les enseignements sportifs actuellement dispensés dans certains établissements scolaires. En effet, dans les collèges ou lycées, tandis que des filles pratiquent le rugby ou la lutte, des garçons du même âge ou plus jeunes sont initiés et sou­ vent perfectionnés à la danse classique. Cette situation peut, à l’évidence, provoquer certains troubles psychologiques chez de jeunes adolescents encore à la recherche de leur véritable identité. Il lui demande donc de bien vouloir entreprendre les démarches nécessaires afin que des mesures adaptées puissent s’appliquer dans ces établissements scolaires » (Journal officiel du 28 janvier 1991, question écrite du 5/11/1990).

Dans une approche plus à la mode, la tentation de « profiter » de la distance de beaucoup filles, de leur absence de goût spontané, pour aseptiser une éducation physique débarrassée des sports collectifs et de toute « activité compétitive », s’exprime notamment autour de la valorisation de l’objectif de santé (réduite d’ailleurs à sa dimension biologique). Ainsi, hors école, une brochure de l’UFOLEP, publiée il y trois ans pour inciter les femmes à la pratique d’APS ne mettait en valeur que des activités du registre forme et santé. On peut aussi interpréter en ce sens la question posée sur leur site : « La femme serait-elle l’avenir d’une autre idée du sport?».

S’il faut récuser un mythe égalitaire [[ D’Olympie, la course des femmes (1980) à aujourd’hui en passant par Sport, école, société, la différence des sexes (1998), je persiste à vouloir tenir ensemble prise en considération des différences et souci d’égalité, contradictoire ? Oui, comme la vie. Dans un bulletin EPS de l’académie de Nantes (janvier 2006) M. Delaunay me somme, non sans quelque condescendance de choisir un camp. Je persiste à creuser la voie de l’égalité, si possible à partir des pratiques réelles de l’EPS. L’instrumentalisation des difficultés des filles, est d’ailleurs, dans ce document, d’autant moins convaincante qu’elle chute sur une (re)naturalisation des différences]] de style « tous pareils » (et ce fâcheux glissement conceptuel de « parité dans le sport », totalement inopérant du point de vue des pratiques), reste que cet enfermement dans les pratiques de santé serait régressif, pour les femmes comme pour les hommes. Il participerait de ce confort douillet (soft ou cool ), que sous-tend l’illusion d’un modèle de société aseptisé, évacuant toute visibilité des conflictualités.

Accéder à quel affrontement ? Pourquoi mais surtout comment?

Dans un article de Télérama, à propos de jeux vidéo un jeune considérait que « les filles n’aiment pas les jeux parce qu’elles n’aiment pas la baston » [[L’actualité politique récente, ou les tensions perceptibles lors de rencontres de danse montrent que cela dépend en fait du terrain culturel où se joue la compétition]]. « Baston » affrontement, opposition, compétition marquent un champ culturel historiquement inscrit en effet dans le territoire des hommes. Si en EPS, on doit constater qu’en majorité, les filles n’entrent pas facilement dans ce « jouer contre » (restant au mieux dans un « jouer avec ») au nom de quoi s’obstiner à vouloir qu’à l’école elles accèdent à l’intérêt et au plaisir de s’opposer ?

Si je parle de « monde à gagner », c’est d’abord au nom d’une conception patrimoniale de la culture, parce qu’il importe, pour vivre ensemble d’avoir été confronté.é, initié.é à ce que l’humanité s’est donnée pour construire de la civilisation. En ce sens c’est « apprendre ensemble », à l’école, qui peut construire du « vivre ensemble ». Est-ce le cas des formes compétitives de jeu ? Oui, au sens du « procès de civilisation » de N. Ellias. La légitime mise en question des pratiques issues du passé d’oppression des femmes ne disqualifie pas tout ce que les hommes ont produit au long de leur histoire, mais appelle à mieux identifier la part d’universel, ce qui mérite appropriation par les ancien.nes exclu.es.

S’il s’agit bien d’avoir été au moins confronté.e, dans le système éducatif, à des pans de la culture physique qui, sinon, demeureraient ignorés, alors le citius altius fortius ou le rugby sont, pour les filles, dans ce qu’il faut vivre en EPS pour être ensuite (adulte) réellement libre de choisir cela ou autre chose (si possible pas… rien). Je plaide évidemment en retour pour que les garçons y dansent …

Mais cette référence historique ou anthropologique aux pratiques culturelles comme aux jeux de l’humanité, ne signifie ni que les pratiques scolaires doivent se modeler sur les formes sociales hors école de ces activités, ni qu’il suffirait de mettre les élèves en présence de ces traces culturelles pour qu’ils et elles se les approprient (ce qui me semble aussi vrai pour Flaubert que pour le hand-ball …). Garder le cœur culturel de l’activité proposée tout en déconstruisant le modèle social pour que des non-initiés s’en emparent est une rude tâche.

Le plaisir qu’on y prend, étape obligée, ne peut pourtant se prescrire. Comment faire pour que les filles aient envie d’entrer vraiment dans le jeu ? La construction des apprentissages ne peut s’établir sans qu’en soient repérées, validées avec les élèves des étapes nodales (par exemple le passage de l’échange à la rupture de l’échange, exemple intéressant d’une place plus grande à un « jouer avec »). En ce sens, rendre les barèmes d’athlétisme plus faciles pour les filles, ne me semble pas les aider à vouloir courir plus vite ou sauter plus loin. Les y mener suppose le temps d’un vrai dialogue autour du sens personnel de la conquête du temps et de l’espace, donc de la performance. Ce vrai dialogue pédagogique a moins à voir avec le « relationnel » qu’avec la connaissance fine du rapport des élèves aux pratiques. Pour le dire vite, ne faisons pas « comme si » tous les élèves, voyant passer un ballon avaient envie spontanément de s’en emparer pour marquer… Avec beaucoup de filles, il s’agit de faire advenir l’adversaire, avec beaucoup de garçons, particulièrement ceux issus des milieux populaires, il faut mettre l’affrontement à distance des slogans médiatisés. Apprendre à gagner pour les unes, apprendre à perdre pour les autres, à jouer « avec et contre » pour tout le monde.Bien sûr cela prend beaucoup de temps, c’est pourquoi les programmations d’activités possibles avec 2 heures d’EPS (sans parler des installations …) restent une question si difficile ; Il n’est toujours pas évident d’expliciter les choix en se posant la question de l’équilibre des programmations (en rapport avec les formes de groupements pédagogiques et la durée des apprentissages). La diversification, l’équilibrage du côté des filles était bien mon objectif avec le A de APSA [[ NDLR : Annick Davisse a été l’initiatrice de l’’ajout du A dans le passage de APS à APSA, voir le ContrePied EPS et culturalisme, 2018 ]], pas pour tirer vers l’idée d’une « EPS des filles » (voire d’une EPS des filles de LP… ) que l’on me prête parfois. Le vœu d’une place plus grande des danses (pour tous.tes), ne me conduit pas toujours pas à renoncer à ouvrir aux filles l’accès à la part d’universel qui s’est forgé dans l’histoire des hommes, et que les femmes ont eu tant de mal à conquérir.


Paru dans contrepied n°23 – mars 2009 – La compétition et l’EPS