Depuis les années 80, l’équipe des enseignants d’EPS du lycée-EREA Toulouse Lautrec, à Vaucresson, est à l’origine de nombreuses activités sportives adaptées aux personnes avec une déficience motrice. Certaines de ces activités ont été reprises pour donner lieu à des compétitions au niveau national, voire international. D’autres n’ont pas diffusé mais restent pratiquées localement depuis longtemps. Associé depuis le début à ces inventions, Hervé Dizien revient sur leur genèse, accompagné par Marie-Agnès Dizien, membre de l’équipe depuis une douzaine d’années.
De quelles activités sportives l’équipe des enseignants d’EPS du lycée Toulouse Lautrec a-t-elle été à l’origine ?
Hervé (H) Beaucoup ! On peut citer le foot-fauteuil, la fléchette pendulaire, le hill climbing, la gym-fauteuil, la boccia, le saut en longueur fauteuil, le half pipe, le trial 1…
Parmi ces activités, le foot-fauteuil 2 a pris une dimension internationale. Comment est-il né ?
Dans les années 80, il n’était pas évident de penser à inclure parmi des valides, en sports collectifs, des élèves avec une déficience motrice. Le déclic, c’est quand on a vu certains d’entre eux jouer spontanément au foot en dehors des heures de cours alors qu’ils se déplaçaient avec des cannes ou des béquilles. Et ils y arrivaient, ils jonglaient même ! Avec mes collègues, Monique et Jean-Pierre 3, on s’est dit alors qu’on devait les intégrer lors de cette activité, les faire jouer en s’adaptant à l’hétérogénéité. Pour une pratique partagée avec les valides, on a adapté les règles. Mais il n’était pas possible d’intégrer les élèves les plus lourdement atteints, qui ne se déplacent qu’en fauteuil électrique. Pour eux, on a donc réfléchi à une forme de football spécifique, qui leur serait réservé et où, paradoxalement, on n’utiliserait pas les pieds mais le fauteuil pour pousser et frapper le ballon, en quelque sorte comme si c’était une auto tamponneuse !
On a commencé à jouer avec un très gros ballon (une « balle gymnique »), mais on s’est aperçu qu’à un haut niveau, quand deux fauteuils le percutaient simultanément c’était dangereux : ils risquaient de basculer. On a alors utilisé un ballon de basket, mais il arrivait qu’il passe sous le fauteuil, avec le risque de le renverser. On a fini par adopter un ballon de football à échelle 2 et on continué à chercher des adaptations qui ont participé à la conception du foot-fauteuil tel qu’on le connaît aujourd’hui. De son côté, Bernard Marin, éducateur sportif à la Fondation Richard, à Lyon, travaillait à l’avènement de ce sport en le codifiant dans une forme proche de sa forme actuelle.
Du fait que les joueurs sont en fauteuil électrique, on pourrait croire que le foot-fauteuil ne mobilise pas des habiletés motrices. Mais, si on essaie un tel fauteuil, on constate qu’il n’est pas facile du tout de le maîtriser dans un contexte de jeu. Et avec les fauteuils spécifiques utilisés à haut niveau, on a affaire à de véritables Ferrari : difficile de les contrôler !
Une autre activité née au lycée s’est bien développée en France : la fléchette pendulaire. Pratiquée notamment à la Fédération française handisport et à l’Usep, elle n’a pourtant pas l’aspect spectaculaire du foot-fauteuil et ne semble pas se référer à une pratique sociale répandue. Comment se présente-t-elle ?
H La fléchette pendulaire est une activité de visée adaptée de la fléchette traditionnelle. Elle fait appel à un dispositif simple : un mousqueton est accroché en hauteur (par exemple au cerceau métallique d’un panier de basket). On y passe un fil à l’extrémité duquel est fixée une fléchette. L’autre extrémité, munie d’une prise adaptée (un nœud, une balle…) est tenue par un élève en fonction de ses possibilités : avec la main, le pied, la bouche… L’enseignant, ou un camarade, déclenche le mouvement pendulaire de la fléchette au-dessus d’une cible horizontale posée au sol. L’élève dispose d’un nombre d’oscillations maximum pour libérer le fil au bon moment, de manière à ce que la fléchette tombe et se plante sur la cible dans la zone rapportant le plus de points.
Comment en êtes-vous venus à cette invention ?
H À l’époque, on faisait du tir au pistolet et à la carabine avec nos élèves. Mais il est apparu que les mouvements brusques et incontrôlés de certains jeunes infirmes moteurs cérébraux rendaient le tir très dangereux. On s’est alors demandé comment permettre à ces élèves lourdement handicapés d’accéder à une activité de visée. La petite salle où l’on faisait cours à cette époque a donné l’idée : il y avait des éléments d’accrochage potentiels, et moi, grimpeur, j’avais des mousquetons. On a relié une fléchette à l’extrémité d’un fil et passé le fil dans un mousqueton. À l’autre extrémité, on a bricolé un moyen de préhension, par exemple un bout de carton qu’un élève pouvait tenir, même avec la bouche dans le cas d’une déficience très lourde. Dans ces conditions, l’élève pouvait libérer le fil et faire tomber la fléchette.
Ensuite, on a pensé au mouvement pendulaire et peu à peu on a codifié l’activité. Par exemple, on a décidé d’accrocher le mousqueton à une hauteur constante et de produire des oscillations de même amplitude, en nombre limité, avant le lâcher. Et pour développer des aspects techniques, en l’occurrence pour construire une visée à partir de repères, on a installé des marques face à l’élève. On a commencé avec des manches à balai posés contre le mur ! Ainsi, l’élève peut apprendre que sa réussite est liée à un lâcher au moment précis où la fléchette pendulaire passe devant tel repère.
D’autres activités ont, comme leur nom l’indique, un lien avec des pratiques sociales existantes : gym-fauteuil, saut en longueur-fauteuil… Cependant, elles n’ont pas réussi à percer et ne sont donc pas institutionnalisées. Quelle a été votre démarche pour concevoir la gym-fauteuil ?
H Au début, on n’avait pas le matériel que l’on a conçu par la suite. Quand on faisait un cycle de gym aux agrès avec les valides, parallèlement, on permettait à des élèves en fauteuil roulant de grimper sur un bureau en gravissant des bancs inclinés. Une fois sur le bureau, ils travaillaient des acrobaties : l’équilibre sur 2 roues, une rotation à 180 ou 360°, en équilibre… Pour descendre, les plus téméraires se jetaient carrément dans le vide, pour retomber, équilibrés sur les roues, sur un tapis épais qui amortissait la chute !
On a ensuite inventé un dispositif que l’on pouvait assimiler à la poutre. Il était constitué de bancs parallèles, écartés de manière à ce que les roues d’un fauteuil puissent y tenir. Les élèves s’y déplaçaient pour réaliser des figures acrobatiques.
Et puis on a essayé de créer des « agrès » spécifiques, par exemple le podium. C’est un assemblage de modules construits par les personnels de l’atelier du lycée. Il comporte un plan horizontal et deux plans inclinés, l’un permettant d’accéder au « podium », l’autre de le quitter. Deux cercles tracés à chaque extrémité servent de zone de départ et de zone d’arrêt. À partir de là, on a codifié des éléments d’enchaînement à caractère acrobatique et esthétique. Finalement, un élève doit concevoir, construire, réaliser devant public et juger un enchaînement gymnique composé d’au moins 6 éléments différents de difficulté A, B, C, D. Par exemple, l’exécution d’une figure sur 2 roues augmente son niveau de difficulté. Il va passer de A à B.
Dans le même temps, on a conçu une épreuve de gymnastique, pour les élèves en fauteuil roulant, qui n’exige pas de matériel particulier : « l’évolution gymnique sur la ligne »4. Les principes de l’enchaînement sont les mêmes que pour le podium, mais elle se déroule sur les lignes tracées au sol dans les gymnases pour les sports collectifs. Par ailleurs, on a utilisé des plans inclinés pour concevoir le half-pipe5.
Et le « saut » en longueur-fauteuil, comment y êtes-vous arrivés ?
Marie-Agnès (MA) On s’est inspiré du saut en longueur pour concevoir une épreuve destinée aux élèves en fauteuil roulant à propulsion manuelle. Évidemment, ce n’est pas vraiment un saut, car il ne peut pas y avoir d’envol. L’épreuve commence par une course d’élan en fauteuil roulant et se prolonge par une impulsion prise dans une zone d’appel. L’impulsion s’effectue en poussant avec les mains sur les mains-courantes du fauteuil. Conjuguée avec la vitesse de l’élan, cette poussée provoque le franchissement d’une distance plus ou moins grande.
Pour préserver une certaine équité lors d’une compétition, au-delà d’une répartition des élèves en trois catégories, selon leurs capacités fonctionnelles, on a imposé le même fauteuil à tous les élèves, car les fauteuils ne sont pas tous aussi performants. Et puis il a fallu trouver des règles qui empêchent les élèves de tricher ! En effet, celui qui a des abdominaux et des dorsaux fonctionnels peut arriver à les mobiliser et à générer de la vitesse, comme en skate. Donc, obligation, après l’appel, de lever les bras et de ne plus bouger jusqu’à l’arrêt du fauteuil. Seul est accordé le droit de freiner si le fauteuil sort du couloir.
Vous avez créé des activités sportives spécifiques en vous efforçant d’y transposer les traits essentiels d’activités sportives de référence, pratiquées par les valides. L’activité que vous avez nommée hill climbing6 se réfère à quelle discipline sportive ?
H Curieusement, on s’est inspiré du hill climbing quand il s’est agi de trouver une activité la plus équivalente possible au saut en hauteur pour les élèves en fauteuil.
On avait demandé à l’atelier de nous fabriquer des plans inclinés. Une fois posés sur un ou plusieurs bancs superposés et disposés en travers, ils pouvaient présenter des pentes au pourcentage variable. L’épreuve est la suivante : tandis que les élèves valides essayent de franchir un élastique placé le plus haut possible, ceux qui sont en fauteuil s’efforcent de gravir une pente au pourcentage le plus élevé possible en touchant un plot situé au sommet de la pente avec les palettes du fauteuil. À chaque pourcentage de pente, l’élève a droit à trois essais, comme au saut en hauteur.
MA La classification des activités est l’objet d’un questionnement. En l’occurrence, il me semble que le hill climbing est plus proche de l’escalade, du bloc, que du saut en hauteur, et que l’on est plutôt dans la CP2. Je trouve intéressant de l’associer au parcours et au bloc de gymkana. Ensuite, on peut l’utiliser en milieu extérieur, par exemple avec le mobilier urbain de Vaucresson.
À travers cette activité, les élèves apprennent à répartir le poids du corps en fonction de l’obstacle à franchir, en plaçant le buste en arrière pour mettre plus de poids sur les roues arrière (la plupart des fauteuils ont des roues arrière motrices). Il s’agit de sentir que si l’on est très sur l’arrière on a une meilleure adhérence mais que l’on risque alors de basculer sur deux roues, donc d’apprendre à doser la répartition du poids.
Vous avez mis en place une activité trial en la considérant comme un équivalent de l’escalade. En quoi consiste-t-elle ?
H L’atelier du lycée a construit des éléments en bois de formes et de volumes différents que l’on peut combiner en modules. Il s’agit pour l’élève d’effectuer un parcours avec une lecture préalable pour choisir son chemin, sa voie. D’où des problèmes à résoudre : « là, ça va passer ou non ? Est-ce que je dois franchir l’obstacle en 2 roues, en marche arrière, avec parade…? ». Pour accroître la difficulté, on est suffisamment « pervers » pour construire des leurres, des voies sans issue, comme sur un bloc en escalade. Le jeune doit se dire : « par ici ce n’est pas possible… il faut que je passe ailleurs ». En outre, comme dans un passage de blocs à vue, où l’on n’a vu personne passer avant soi, et donc pas pu repérer les difficultés, il arrive que l’on place l’élève derrière un rideau quand ses camarades sont engagés dans le parcours. Ainsi, il découvre les obstacles au dernier moment. Dans ces conditions, on a considéré que le trial était en quelque sorte l’équivalent d’un passage de bloc pour les valides.
Est-ce que les inventions portent aussi sur des techniques ?
H Oui, et là il faut dire que les élèves y sont pour beaucoup. C’est le cas du tir en rotation utilisé au foot-fauteuil. En faisant pivoter son fauteuil pour prendre un élan, l’élève donne à son tir plus de puissance. Ce tir en rotation a été utilisé plus tard pour le combat en fauteuil. Ce combat oppose deux élèves en fauteuil roulant dans un « ring ». Pendant 30 secondes, l’un va essayer de toucher l’autre avec un gros ballon. Puis on inverse les rôles. Il faut frapper fort, sinon c’est facile d’esquiver. En utilisant le tir en rotation, non seulement on tire plus fort qu’en percutant le ballon de face, mais encore on créé de l’incertitude sur sa trajectoire ; on arrive donc à surprendre l’adversaire. Ensuite, des élèves ont fait évoluer l’activité en utilisant le rebond du ballon sur les bords du ring pour toucher l’adversaire, comme au billard ! On n’y avait pas pensé.
MA Des élèves ont eu aussi l’idée de recourir à la rotation pour une épreuve que l’on avait conçue comme un équivalent du lancer de poids pour ceux qui se déplacent en fauteuil électrique. Il s’agit là de percuter un gros ballon pour l’envoyer le plus loin possible. Pour plus de puissance, des élèves ont alors eu l’idée d’une rotation plus prononcée, jusqu’à effectuer un tour complet. Tant et si bien que le ballon traversait le gymnase ; il n’était pas assez grand. Plutôt que de mesurer la distance, Jean-Pierre Claude a eu une idée de mesurer le temps que le ballon mettait pour atteindre un tapis situé à 10 mètres !
Pour revenir à l’inventivité des jeunes, je pense aux multiples figures que les élèves ont créées en half pipe, notamment pour des chorégraphies collectives.
Quel est le moteur de votre ingéniosité ?
H D’abord, la volonté et la passion de permettre à ces jeunes disqualifiés sur plein d’aspects de démontrer leurs capacités et d’accéder aux mêmes types d’activités que les valides.
MA Il y a toujours l’idée que si un élève est en échec c’est parce que je l’ai mis en échec, parce que je n’ai pas encore trouvé une adaptation qui lui permette de réussir. D’où des questions : est-ce que je peux trouver une solution en termes d’aménagement du matériel, du règlement, etc. ?
H On a eu la chance d’évoluer dans un cadre moins contraignant que maintenant, sans des injonctions administratives qui freinent l’inventivité. Si aujourd’hui une activité que l’on développe ne rentre pas dans le cadre institutionnel c’est difficile de la poursuivre. Et la crainte de l’accident freine l’initiative. Les exigences de sécurité sont devenues tellement prégnantes… Pourtant, on n’a pas eu d’accident notable tout au long de ces années. Il faut dire que l’on a toujours coopéré avec l’équipe médicale et paramédicale de l’établissement. On savait jusqu’où on pouvait aller.
De façon générale, le travail en équipe est un facteur essentiel de notre travail. Nous passions beaucoup de temps à échanger entre collègues pour faire évoluer nos pratiques. On n’hésitait pas à les modifier, à tester des nouveautés, à confronter nos résultats et nos points de vue. Et on échangeait aussi beaucoup avec nos stagiaires. Ils n’avaient pas de compétence par rapport au handicap, mais parfois un vécu dans une discipline qui leur permettait de nous proposer des solutions. Et on a eu aussi l’occasion d’échanger entre collègues lors de regroupements nationaux des enseignants d’EPS spécialisés qui étaient organisés par le CNEFEI (aujourd’hui INHEA).
MA Chaque discipline était retravaillée, revisitée pour favoriser la réussite. Maintenant, c’est moins possible d’échanger, car les différents acteurs pédagogiques ne prennent plus forcément le temps de se concerter.
On a souvent évoqué l’aspect utilitaire de l’EPS pour ces élèves. Leurs apprentissages dans cette discipline vous semblent-ils mobilisables hors de l’école ?
MA Clairement, oui. J’ai fait beaucoup de voyages scolaires, et j’ai vu que les élèves qui avaient vécu en EPS des activités comme la gymnastique-fauteuil, le hill climbing ou le trial, quand ils étaient confrontés à un environnement physique difficile pour eux (trottoirs, plans inclinés…), ils étaient davantage capables d’y faire face que ceux qui n’avaient pas eu cette pratique. Ces derniers étaient vite bloqués : « non je ne peux pas ». Il ne faudrait pas réduire l’intérêt de l’EPS à cette dimension utilitaire, mais elle est notable.
Entretien réalisé par Jean-Pierre Garel et Alain Becker
Cet article est un supplément électronique au Contrepied HS N°12 – EPS, Sport et handicap – avril 2015
- Pour un aperçu des activités pratiquées, voir le DVD Éducation physique et sportive et déficience motrice au lycée Toulouse-Lautrec, 60’, Garel J.-P., (2005), Édit.de l’INS HEA.↩
- Le foot-fauteuil s’adresse aux personnes qui se déplacent habituellement en fauteuil électrique et qui utilisent ce type d’engin, muni de pare-chocs, pour pratiquer ce sport. Il se joue sur un terrain de basket entre deux équipes de 4 joueurs, dont un gardien de but, avec un ballon spécifique (1,5 fois plus gros qu’un ballon de football classique) qu’il s’agit de pousser ou percuter avec le fauteuil.↩
- Jean-Pierre Claude et Monique Pasqualini, premier professeur d’EPS au lycée de l’hôpital de Garches et première militante de l’intégration dans cette discipline.↩
- Sur cette activité comme sur d’autres concernant les évolutions en fauteuil roulant, voir les articles de l’équipe des enseignants d’EPS de Vaucresson dans Garel J.-P. (dir.), (1996), Éducation physique et handicap moteur, Paris, Nathan.
- Rampe, en français.
- Le Hill-Climbing (Montée impossible en français) est une course motocycliste individuelle consistant à gravir une côte naturelle au pourcentage élevé ou qui est réputée infranchissable. Le but est d’arriver au sommet le plus vite possible ou de monter le plus haut possible.↩