L’intention, c’est à dire ?

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Mourad Merzouki, Kader Attou, Rachid Ouramdane, Maguy Marin, Sidi Larbi Cherkaoui, Claude Brumachon, tous et toutes ces chorégraphes livrent dans des entretiens ce qui les pousse à créer. Parfois, c’est très précis, d’autres fois plus vague, mais toujours ils et elles cherchent à s’exprimer, partager leur manière de voir le monde, dire leurs colères, évoquer les grandes et parfois graves questions qui traversent nos sociétés. 

Article publié dans EPS et culturalisme, Jeux, arts, sports, et développement humain, numéro 20-21 juin 2018 de la revue Contre Pied, chapitre Culture, art et développement humain.

Extraits 

Mourad Merzouki  

Ancien boxeur, circassien, Mourad Merzouki est venu à la danse par le hip hop et s’est formé dans la rue.

« Le hip hop est aux 4 coins du monde. Ceux qui le pratiquent en France s’intéressent au reste du monde, on le voit dans les propositions artistiques des uns et des autres. Ils ne veulent pas s’enfermer dans une histoire culturelle, mais ont cette envie de dialogue avec les autres. » 

« Arrêtons de faire des espèces de cases en fonction de là où on vient, Il faut éclater les barrières de manière à un peu mieux comprendre la société dans laquelle on évolue. 

Ma proposition, moi, Mourad Merzouki, français d’Afrique du Nord, de l’Algérie, c’est de dire qu’aujourd’hui on est connecté avec le reste du monde. 

À chaque fois que je voyage, que je rencontre des artistes d’ailleurs, cela nourrit mon travail et change la vision du monde qu’a le public. 

J’ai créé des spectacles très divers. J’ai essayé de montrer la poésie de la boxe dans Boxe Boxe accompagné de musique classique, j’ai travaillé avec des Brésiliens dans Correria Agwa, avec des Taiwanais dans Yo Gee Ti. Cela crée un dialogue intéressant entre deux cultures. Dans Pixel, c’est avec le numérique que je me frotte ! »

Kader Attou, Acrorap 

« Le hip hop est une danse au-delà de la performance. […] J’ai beaucoup travaillé sur le croisement des esthétiques. »

Dans The Roots, Opus 14, et l’interview  qu’il en donne, il cherche à interroger les fondements de la danse hip hop, car c’est une danse d’auteur qui peut être au-delà de la performance. « On m’a dit un jour qu’on n’invente rien, que c’est la manière dont on voit qui change. J’aime créer, il y a plein de choses qui m’inspirent : le cinéma, le théâtre, la danse, le monde, ce qui m’entoure. Et ce qui m’entoure est lié à des souvenirs propres de mon existence. (The Roots, Petites Histoires, Douar). J’aime l’idée de travailler avec des objets de la vie quotidienne et de les transformer (Allegria). Dans the Roots, cela se transforme de manière poétique, c’est cette poésie que j’aime. »

Rachid Ouramdane 

Son travail en compagnie s’inspire depuis toujours de ces questions : l’origine, le déracinement (vécu par ses parents, pas par lui), la mémoire mal digérée de la colonisation, la question de l’identité… Il a fait de la danse documentaire – inspirée de témoignages vécus – un de ses axes de recherche. Ainsi Rachid Ouramdane travaille la notion de disparition et de trouble en s’appuyant sur les témoignages de réfugiés climatiques. Un édifiant documentaire fiction dansé par six interprètes aux techniques singulières.

Il a toujours réfléchi à la représentation de la diversité culturelle sur nos scènes. Les attentats de janvier 2015 l’incitent à se poser la question avec plus de profondeur encore. Et peut-être à la reformuler.

« Aujourd’hui, il faut que la société française reconnaisse qu’elle est faite d’identités diverses. Or j’ai l’impression qu’elle perpétue le mythe des gens de souche : des gens d’ici face aux gens de là-bas. Ces groupes existent, certes, mais nous sommes tous un peu créolisés… et si ce n’est pas par le sang, on l’est par le biais de nos savoirs, de nos références, de nos intérêts culturels… Il faut donc accepter de voir toute cette diversité culturelle qui nous entoure. »

Corps extrêmes, Tout autour, Möbius,  Les traceurs, Franchir la nuit 

Maguy Marin 

Les applaudissements ne se mangent pas

« C’est une pièce rude et rêche sur la violence et la domination, la défiance et la délation dans les régimes autoritaires. Cela se traduit dans des face-à-face très dansés et souvent très tendus. Il n’y a pas une seule parole. En guise de dispositif scénique, des rideaux multicolores comme il y en a en Amérique latine, ce qui donne une note assez gaie, mais permet aussi de souligner tout ce qui se trame de l’autre côté du rideau.

À sa création en 2002, la pièce traitait des dictatures. Aujourd’hui, elle vibre autrement. On n’est plus dans les dictatures mais dans les démocratures. Ce qui se passait en Amérique latine s’est répandu en Europe : l’assujettissement à la finance internationale. La pièce trouve malheureusement un écho cohérent. »

À la question y a-t-il une dimension politique dans votre démarche, Maguy Marin répond : « C’est compliqué cette question de la politique. J’ai envie de faire de la poésie car c’est une force tout aussi renversante dans le sens où elle exprime le manque de quelque chose. Les poèmes d’amour, par exemple, expriment très souvent l’absence d’amour. Je crois que c’est toujours une petite souffrance intérieure qui nous fait chanter, danser ou écrire. C’est cette nécessité de dire l’éphémère de la vie et la beauté de cet éphémère qui m’habitent et me donnent envie de créer. (…) Je suis toujours plongée dans ces questions de guerre, de mémoire et d’histoire. »

Maguy Marin a très tôt remis en question la danse « jolie et gracieuse » de même que les corps longs et graciles de la danse et ses œuvres reflètent la société sans jamais l’enjoliver. May B en est l’exemple le plus fracassant dès 1981 ou bien encore Um Welt dans laquelle elle dénonce le sort de la Terre envahie de déchets. Dans lors de sa rencontre d’EPS & Société : Maguy Marin, une insoumise, à propos du film L’Urgence d’agir de son fils, David Mambouch, elle s’explique ! 

Sidi Larbi Cherkaoui 

Avec la danse, Sidi Larbi Cherkaoui a trouvé un pays. Il veut comprendre le monde et trouver ce qui relie les hommes, à travers les interprètes qu’il aime passionnément, les exilés du monde entier, avec leur gestes, leurs rythmes et cette façon de bouger de leur terres lointaines. 

C’est avec eux, elles, qu’il veut construire la danse de toutes les cultures. C’est ainsi qu’il signe Genesis avec la danseuse chinoise Yabin Wang, Dunas avec la flamenca Maria Pagés ou encore Sutra.

Il crée avec Akram Khan Zero Degrees.

« Les autres sont autant de miroirs qui incitent à la remise en question ». (Pélerinage sur soi, Actes Sud)

« Il y a ce voyage interculturel, ce souffle, qui fait que tout vient d’ailleurs. Et les choses qui sont ici iront aussi vers un ailleurs. »

Il ne cesse de rappeler que nos identités sont fluides et multiples, jamais monolithiques. 

La version originale de Babel était une interrogation urgente sur le langage et le territoire. Voilà ce qu’il dit de ses interprètes dans Ook : «  Si être interprète signifie faire voyager une salle, rendre des spectateurs éminemment disponibles aux choses et aux êtres durant une soirée, montrer que le « comme si » de la scène cherche toujours à conjurer l’empêchement et la terreur, alors ces dix-là, tous handicapés mentaux, sont de grands interprètes ».

Pour Fractus V, Sidi Larbi Cherkaoui réunit une communauté interculturelle au langage chorégraphique riche un circassien Dimitri Jourde, un spécialiste de lindy hop Johnny Lloyd, une flamenca, un hip hopeur de Patrick « TwoFace » Williams. 

S’inspirant de la réflexion de Noam Chomsky sur l’objectivité et la manipulation, Fractus V souligne l’importance d’une remise en question régulière afin de pouvoir conserver sa liberté. « L’individu ne peut s’armer contre la propagande politique et sociale qu’en examinant minutieusement les informations. »

Sherkaoui veut dire en arabe « Là où le soleil se lève »

Claude Brumachon`

Les créations de Brumachon s’inspirent du vivant, de l’être, de ce que nous montre l’Homme dans sa relation à l’autre et dans la réminiscence des émotions. Benjamin Lamarche, danseur : « Le corps conserve et retient, il cache et peut dire ce que les mots peinent à traduire. » De sa formation au Beaux-Arts C. Brumachon garde un attrait pictural. Des grands peintres, allant de Michel-Ange à Francis Bacon, et de la sculpture notamment Bourdelle ou Rodin, Claudel, on trouve trace dans ses pièces. « Une danse sensuelle et tellurique, partant d’un geste premier à la recherche d’une humanité profonde et perdue ». 

De ce rapprochement permanent entre la Nature et la Culture, la danse de Claude Brumachon —si singulière — passionne et intrigue, en ce qu’elle rapporte de nous un élément humain et non défiguré par le consumérisme.

Claude Brumachon aime citer Pasolini dont il se rapproche en tant que non possédé par le démon des modes.

Sur l’interprétation, il dit lors de la création de la pièce Le Palais des Vents avec ses danseurs : 

« Dans cette danse il y a une notion de sensualité qui passe par l’abandon de soi, l’abandon des clichés. Là il y a quelque chose de fictif que vous devez transformer en quelque chose de vivant. Quelque chose de vivant, donc qui nous concerne (nous les spectateurs), donc nous pouvons nous retrouver dans une histoire personnelle, c’est ça un danseur. Le public se retrouve dans une problématique qu’il a vécue lui aussi, on est des êtres humains face à d’autres êtres humains, donc la problématique de l’humain que vous posez là est la même que celle du public. Si la problématique est trop narcissique, l‘être humain n’est plus concerné. Le public dit que c’est un beau danseur, il est beau sur la plage, …superbe ! Mais n’a pas cette étincelle qui fait qu’on est avec lui. On doit être avec vous dans cette douleur là et on est happé. Cherchez ça, le public doit être avec vous tout le temps ».

Folie, Paroles de danse, Les Incandescents, Humains dites-vous ! Les Indomptés

Régine Chopinot

« Ce que nous dégageons avec notre corps, c’est forcément quelque chose de troublant, sensuel, sexuel. Ce sont des mots qui nous échappent et qui nous troublent ; le corps c’est l’accès au non-dit, à des choses qui nous dépassent. »

ADN

Article publié dans EPS et culturalisme, Jeux, arts, sports, et développement humain, numéro 20-21 juin 2018 de la revue Contre Pied, chapitre Culture, art et développement humain.

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