Une technique assumée est une technique qui libère !

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Georges Vigarello [[Ayant étudié à l’ENSEPS, enseigné l’EPS et continué ses études pour devenir agrégé de philosophie, puis Directeur d’Études à l’EHESS, Georges Vigarello s’est fait connaître par la multiplicité de ses intérêts autour du corps et de ses usages. C‘est des questions de techniques sportives dont nous l’entretenons.]]nous éclaire sur la place et la signification des concepts de « technologie culturelle » et de « pensée technique » qu’il a développés dans ses travaux.

En 1980, l’article « la technique maudite de R. Garassino est un pavé dans le paysage professionnel marqué depuis 1967 par des réticences à l’égard de la technique. Des débats ont été relancés et il semblerait qu’aujourd’hui, cette opposition reprenne à partir de différentes justifications ? 

Il y a évidemment une tradition de la critique de la technique, une contestation de ses procédés, la certitude qu’elle impose au corps des formes venues de l’extérieur, la conviction qu’elle « corsète » l’anatomie plus qu’elle ne la libère. Elle peut superficiellement s’apparenter à une aliénation. Elle peut donner le sentiment qu’elle rend le sujet étranger à lui-même. Cette idée a largement dominé la manière dont les sciences sociales ont critiqué le sport dans les années 1960-1970. Elle s’est montrée d’autant plus forte qu’un rapprochement y était fait entre l’exigence du travail à la chaine, la méticulosité des gestes imposés par lui, et la précision du geste sportif, le travail harassant également imposé par lui. 

Cette perspective a pu trouver une nouvelle vigueur dans les années récentes où triomphe une vision individualiste, perspective dominante, centrée sur l’originalité attribuée à chacun, confiante dans les infinies potentialités de la création, la richesse présumée de chaque conscience et de chaque sujet. La technique jouerait alors un rôle d’étouffement. Elle imposerait un effet de barrage à tout épanouissement personnel, voire d’interdit à toute inventivité, à toute singularité. Elle ne serait autre que stérilisation, assèchement, ascendance de l’artificiel sur le réel, maintien d’une contrainte sur ce qui doit être libéré, négation de l’individualité au bénéfice d’une généralité formelle.

Vision courte bien sûr, illusoire même, tragique parfois, elle participe d’un double oubli. Le premier est de négliger que la technique pénètre l’ensemble des instants de nos existences. Impossible de parler sans technique, impossible de s’expliquer aussi, impossible de m’exprimer dans ce texte, impossible de piloter sans technique, impossible de vivre ou de se déplacer. Cette pénétration est constante, diffuse, exhaustive, au point d’être oubliée, alors qu’elle a été chèrement acquise (dès l’âge le plus tendre) et qu’elle est constamment renouvelée. Le deuxième oubli est de négliger que la technique est, dans la très grande majorité des cas, indispensable à la création et à l’inventivité. Il faut s’éloigner de la seule pratique sportive, souvent culturellement dominée et dès lors insuffisamment assurée, certaine de manquer de noblesse et de profondeur, pour mieux le constater et mieux le mesurer. Survolons quelques évidences : la virtuosité musicale n’existe que sur une technique laborieusement, sinon douloureusement, élaborée ; l’inventivité du savant est précédée d’acquisitions techniques et méthodologiques défiant toute évaluation tant elles sont nombreuses ; mieux, c’est à partir de la technique la plus difficile, la plus exigeante, la plus implacable, que peuvent être pensées création et invention.

Sans doute faut-il ajouter que le plaisir gestuel n’est lui-même possible qu’avec la meilleure acquisition technique possible, celle qui demande de la patience et du temps. Le fait d’éprouver du bonheur dans le mouvement jusqu’au vertige, celui du danseur, du patineur, mais aussi celui du plus « banal » coureur, n’est possible qu’une fois acquises les plus élaborées des exigences mécaniques. C’est bien pour cela que dans la formation des enseignants et des animateurs j’ai toujours plaidé pour, qu’à côté des « apprentissages » jouant entre les spécialités sportives et les savoirs savants, une véritable formation technologique soit proposée : celle qui prospecte de manière pluridisciplinaire ce qu’est la spécificité d’une pensée et d’une culture techniques. L’enseignant doit connaître au mieux comment sont nés et comment sont formés les instruments et les matériaux qu’il utilise, ceux auxquels il est quotidiennement confronté, comment la pensée technique, avec sa visée éminemment pratique et pourtant très précise, se distingue de la seule pensée scientifique, limitée au seul savoir. Recommandation restée, il faut en convenir et il faut le regretter, sans effet sur la formation en STAPS. Un mot encore, j’ai toujours été frappé par la phrase de Pierre Camper dans un de ses textes de la fin du XVIIIe siècle : « Je sais exactement comment se fait une chaussure, mais je ne sais pas la faire ». Or c’est bien cette distance dont il faut interminablement mesurer la particularité et l’originalité. 

Reconnaît-on pour autant une virtuosité au sportif de haut niveau ? Ne lui oppose-t-on pas rapidement une limite dans le dépassement de soi, n’est-elle pas toujours suspecte ?

Bien sûr qu’il y a virtuosité possible, mais elle est aussi fondée sur les apprentissages longs et patients. La grande originalité du sport, par ailleurs, c’est d’affronter sans complexe la question de l’excès. Il n’y a pas de sport possible sans « excès ». Cela se trouve clairement et initialement dit par les premiers initiateurs du sport. Certes il faut y mettre certaines conditions sociales, pas de risque « inquiétant », pas de dopage, pas de destruction délibérée, etc., Mais ce thème du dépassement, bien analysé dans les livres d’Isabelle Queval, fait partie de l’avènement de la modernité. Les exemples ici encore abondent : aucune recherche savante sans acceptation du « dépassement », aucun réaménagement de l’espace et du temps, aucune transformation du bien être quotidien. Quant à la virtuosité, celle du sportif appartient au même mécanisme psychophysique que la virtuosité du concertiste ou du jongleur : immense investissement technique préalable, immense libération une fois acquis l’ensemble des « mécanismes » fondateurs.

Si je fais du saut à ski c’est pour les sensations que cela procure : quand je vole c’est fantastique. Je n’ai jamais retrouvé cela ailleurs. Et puis, il y a la maitrise de la peur, c’est très subjectif, il faut lâcher prise et se dire qu’on ne peut plus faire marche arrière …

Coline Mattel, médaillée de bronze au JO de Sotchi, en saut à ski

Il faut éviter sur ce point les pensées simplistes. Une technique assumée est une technique qui libère, ne l’oublions jamais. Nous savons aussi que peut persister, chez ceux qui ont en tête l’épanouissement des jeunes, l’idée que la technique, avec ses mécaniques précises et ses « passages obligés », peut demeurer une simple contrainte, devenant alors privation d’excitation et de plaisir. Je me permets à cet égard une hypothèse. Je crois qu’il existe dans ce cas un manque de confiance en soi de la part de l’enseignant lui-même, une hésitation sur les effets de cette contrainte, la peur de nuire aux élèves, celle de créer une « asymétrie » excessive entre lui et nous. Bien sûr, apprendre est un fait de contrainte, bien sûr il y a un effet « d’obligation » aucun doute. Mais pourquoi ne pas redire alors, avec la plus grande force, que cette contrainte, peut et doit être clairement assumée. Elle dont même l’être fondamentalement, si elle se sait respectueuse de chacun, si elle écoute chaque personnalité, et si elle se sait, surtout, au bout du compte, libératrice.

On a l’impression que pour échapper à une certaine vision réductrice de l’acte corporel, tu as inventé le concept de « technologie culturelle » De ce point de vue, l’EPS peut-elle être conçue comme une technologie culturelle ?

Le texte fondateur reste celui de Mauss (les techniques du corps 1936). On n’échappe pas aux questions culturelles même quand on réfléchit au corps, aux sports, à la danse, au cirque et cela, une fois encore, devrait faire partie des formations en STAPS. La culture est consubstantielle à l’individu, bien sûr, elle est aussi consubstantielle à son milieu, avec ses repères de mœurs et de mode de vie. Il y a une manière occidentale de manier les outils comme il y a une manière orientale. Le judo, pendant longtemps, différenciait des motricités européennes et des motricités japonaises (le recours à la force, le jeu avec le « tombé », le mode d’avancé, etc…). Du coup l’étude des techniques, envisagée sous cet angle nous apprend beaucoup sur « nous-mêmes ».

Le problème c’est qu’on a complètement banalisé les espaces, les objets, les règles sportives ; par exemple, derrière un ballon on ne voit pas l’inventivité, la technologie et les idées que l’on produit quant à son invention et son usage.

Pour dire autrement ce que nous avons déjà abordé : parmi les mille manières d’envisager la technique, du politique au moral, du chiffre à l’intuition, de l’aliénation à la libération, j’en retiens deux que je trouve décisives dans leur opposition même, il y a une vision « formelle » et une vision « charnelle ». La première s’en tient à une mécanique imposée à l’individu, elle ne voit dans l’acte technique que la plus froide géométrie, dessinée dans l’abstraction, fabriquée dans la « généralité », la seconde s’en tient à une démarche d’incorporation, elle voit dans l’acte technique la nécessaire intégration de la sensibilité, elle juge que le geste ne peut être ajusté et précis qu’en accord avec ce que chacun éprouve et fabrique, ou même invente, en éprouvant. Dans ce second cas l’acte technique devient un acte humain par excellence. Il s’enrichit de l’épaisseur charnelle et émotive de chacun.

Qu’est-ce qu’une pensée technique ?

C’est une pensée opératoire qui comprend la connaissance de l’objet et les opérations pratiques nécessaires à son acquisition ou développement ; elle est de l’ordre de la pensée qui fait et qui entre dans l’opération du faire. C’est une pensée intentionnelle liée à la matière, à l’objet et à l’action. Dans le concret il y a toujours un espace obscur qui est souvent un obstacle pour avancer et que l’on pourrait dire épistémologique. Au moment de faire il y a toujours une opacité, un point aveugle, lié au fait que l’action investit de part en part le sujet jusqu’à « affaiblir » sa conscience. Or c’est bien ce passage d’un point obscur qui doit être interminablement mesuré et étudié.  Cette question est typique des problèmes que se posent les entraîneurs, celle aussi que doivent se poser les enseignants d’EPS. Nous sommes au cœur de l’individuation, de la façon dont l’individu se constitue, avec l’inévitable distance entre « faire » et « penser ».

Nous avons été sensibles à cette façon de nous appeler à réfléchir sur les sensations alors que nous pouvions être trop centrés sur les buts, le faire ; cependant, cette approche « nouvelle » des pratiques, voire l’émergence de nouvelles pratiques porteuses de ce genre, peuvent apparaître comme contradictoires avec des pratiques plus énergétiques. 

… oui mais les pratiques centrées sur le faire et même celles dites plus énergétiques s’interrogent de plus en plus sur le ressenti. C’est à une totalité de l’acte que je pense. Totalité qui trop souvent dans l’un et l’autre des cas laissait place à un appauvrissement de la chose. Par exemple, un cycliste longuement arrêté, un athlète, un footballeur après une blessure lorsqu’il reprend l’entraînement, parle de ses sensations qu’il a ou n’a pas entièrement retrouvées ; « je ne retrouve pas ce que j’ai éprouvé », dit-il. C’est un discours que l’on n’aurait pas trouvé il y a quelques années. Le faire, en fait le bien, le mieux faire, s’enrichit et tend donc à une certaine plénitude

Pour terminer, peut-on parler du eSport

Le eSport ne tuera pas ce dont nous venons de parler. C’est une usurpation du sport pour bénéficier de l’aura du sport. L’investissement physique relève de notre existence incarnée. Ce besoin s’est diversifié et à partir de cette perspective, cette nouvelle corporéité ne se substituera pas ; elle ne fait que tracer une voie nouvelle qui, en aucun cas, ne peut supprimer la question de la dépense physique qui demeurera importante

Entretien réalisé par A.Becker et J.Lafontan et paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018

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