Le sport au défi de la logique inclusive. L’exemple novateur du Baskin

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À l’occasion de la présentation du Baskin, un nouveau sport collectif conçu pour permettre une pratique partagée entre des personnes dites « valides » et d’autres « handicapées », Alexy Valet[[Docteur en STAPS, ATER à l’ UFR STAPS de l’Université Claude Bernard Lyon1, CRIS (Centre de Recherche et d’Innovation sur le Sport) – EA 647.

]], Docteur en STAPS, questionne une norme sportive qui sépare les pratiquants en différentes catégories et entrave la participation des plus faibles. Il montre les effets possiblement pervers de règles spécifiques, critique une tendance intégrative basée sur l’assistanat, et décrit le Baskin comme une recherche d’équilibre entre l’individualisation des règles et leur uniformisation.

Le Baskin se présente comme un sport innovant, encore peu connu en France. Comment peut-on le présenter en quelques mots?

Il s’agit d’une nouvelle activité sportive née en contexte scolaire au début des années 2000 à Crémone dans le nord de l’Italie, à l’initiative d’un parent d’élève et d’un enseignant d’éducation physique[[Le Baskin est acteullement pratiqué en France par l’association Oréa, affiliée à l’Ufolep et à la Fédération française du sport adapté. Voir : http://www.asso-orea.fr/baskin/

]]. Le terme Baskin, correspond à l’abréviation de « basket intégrant » ou « basket inclusif », indiquant la co-participation de personnes dites «valides» et de personnes «handicapées» au sein de la même équipe. Cette initiative, d’abord réduite à une expérimentation pédagogique locale, s’est progressivement codifiée, permettant ainsi d’être partagée en dehors de son contexte d’origine, en se diffusant dans les réseaux scolaires initialement, puis dans les réseaux sportifs également à partir de 2008-2009.

Le Baskin provient d’un sport existant que tout le monde connaît – le basket-ball – mais il reflète en même temps l’invention revendiquée d’un nouveau sport, dont l’architecture réglementaire permet de faire jouer ensemble des personnes dont les capacités motrices et mentales sont radicalement hétérogènes. En effet, le principe est simple : si les personnes n’ont pas toutes les mêmes capacités, il est considéré judicieux au Baskin que les règles ne soient pas les mêmes pour tous. Ceci dit, pour essayer malgré tout de construire un langage technique commun, il n’est pas choisi non plus d’attribuer des règles différentes à chacun, car l’idée est de préserver le sentiment de partager une même expérience. Le Baskin reflète donc une recherche d’équilibre entre prise en compte des « particularités » de chacun et recherche d’un langage « universel » pour tous. Ainsi, la façon dont est envisagée la participation des joueurs se situe entre deux pôles opposés sur le plan méthodologique : l’individualisation des règles et l’uniformisation de celles-ci, c’est-à-dire une différenciation extrême et une indistinction extrême.

Comment cela se traduit-il dans la pratique ? Comment cette mixité radicale est-elle rendue possible sur le terrain?

La question du comment se pose en effet de façon centrale, donnant un rôle déterminant à la dimension « technique » de l’inclusion. Car, si la question du pourquoi suscite généralement dans les discours un consensus global autour de la dimension éthique de l’inclusion, elle ne garantit pas pour autant une mise en pratique systématique de ces principes. C’est bien là un des principaux défis de la culture inclusive, qui se développe beaucoup sur le registre discursif mais qui peine parfois à s’opérationnaliser au travers de pratiques concrètes lui donnant corps.

Voici les principales adaptations techniques, formalisées aujourd’hui dans le règlement de Baskin, qui ont progressivement infléchi l’architecture réglementaire du Basket-ball, afin de s’ajuster au mieux à la variété des capacités observées quotidiennement dans le contexte scolaire italien, y compris dans le cas d’élèves dont la mobilité est très fortement réduite ou bien dans le cas d’élèves ayant des troubles cognitifs importants [[Il suffit de penser à l’absence quasi totale d’écoles spécialisées en Italie pour mesurer à quel point la gamme des capacités à prendre en compte est très large.

]]:

– des paniers de hauteurs différentes (3m, 2m et 1m) multipliant ainsi les possibilités d’atteindre l’objectif commun ;

– la liberté de choisir entre deux zones d’attaque pour chaque équipe, dont une zone latérale marquée au sol facilitant la participation de joueurs ayant une mobilité plus réduite ;

– la possibilité de remplacer le ballon de basket, pour certains joueurs qui ne peuvent pas le manipuler ou le lancer, par une balle plus petite et plus légère ;

– une différenciation précise des rôles des joueurs au sein de l’équipe en fonction des capacités possédées (5 rôles identifiables par un numéro inscrit sur le maillot, allant de 1 à 5 — voir leur présentation synthétique en annexe) ;

– la contrainte fondamentale selon laquelle la défense n’est autorisée qu’entre joueurs de profils semblables, préservant ainsi des espaces de participation adaptés aux possibilités de chacun et garantissant l’équité de la compétition.

trouver plus de détails relatifs au règlement sur www.baskin.fr.

Comment a émergé ce choix de réaménager le règlement du basket-ball pour permettre à une très forte hétérogénéité de joueurs de trouver concrètement un espace d’expression partagé sur le terrain ?

Faisons d’abord deux pas en arrière en partant d’une constatation simple à propos du basket-ball. Ce dernier requiert des capacités (comme courir, dribbler, tirer à une hauteur de 3m) que certaines personnes ont, d’autres ont moins, et d’autres n’ont pas, tout comme dans la plupart des sports collectifs. Or, face à cette situation qui tend à favoriser les uns et à défavoriser les autres, deux solutions se présentent.

La première solution est de former des regroupements de pratiquants les plus homogènes possibles en termes de capacités, afin de réduire au maximum la diversité à l’intérieur de chaque groupe. Cette solution, qui prend parfois le nom de « groupes de niveaux », est généralement retenue dans la culture sportive, afin de garantir l’équilibre nécessaire à la compétition.

Remarquons d’ailleurs que cette solution technique s’est largement institutionnalisée dans le champ sportif, puisque c’est cette même logique qui tend à légitimer la séparation du sport féminin et du sport masculin, du sport « handi » et du sport « valides », du sport « junior » et du sport « sénior », ainsi bien sûr que les fragmentations internes qui s’opèrent inexorablement au sein de chacun de ces groupes, comme en témoigne à lui seul le mouvement sportif spécifique des personnes en situation de handicap, où l’on sépare habituellement les pratiquants sourds, les pratiquants aveugles, les pratiquants amputés ou paralysés, les pratiquants ayant une déficience intellectuelle, etc.

La deuxième solution consiste donc à réunir les personnes dans la même équipe ?

Oui. Elle consiste non pas à réduire la diversité dans chaque groupe en séparant les profils de pratiquants, mais au contraire à accepter de les regrouper tout en essayant d’éviter les situations d’injustice qui tendent à se générer autour de la norme sportive lorsque le potentiel des uns écrase le potentiel des autres, surtout dans les sports collectifs. Dans cette deuxième solution, l’attention vis-à-vis de la participation des plus « faibles » devient fondamentale. Comment cette attention se traduit-elle dans la pratique ? Un cadre contraignant devient nécessaire, afin de réguler les rapports de compétition. Reflet de la société, le terrain de sport devient ainsi une fiction démocratique où l’on cherche à concilier cohésion (par le respect des règles collectives) et compétition (par le respect de la liberté individuelle), c’est-à-dire où l’on cherche à faire cohabiter une certaine logique inclusive et une certaine logique sportive.

Là encore, la question est : « comment cela se traduit-il dans la pratique ? »

De nouveau, il est intéressant de faire d’abord deux pas en arrière en observant un contexte plus large, notamment à partir de l’EPS. Ce cadre régulateur, nécessaire pour garantir la « justice sociale » peut prendre différentes formes. En EPS, il n’est pas rare qu’il prenne la forme d’injonctions explicites de l’enseignant demandant à ses élèves de « jouer avec tout le monde ». Ces injonctions peuvent être alors plus ou moins codifiées, en allant des feedbacks informels donnés durant le jeu à l’instauration a priori de règles spécifiques, soit restrictives (« le but ne compte pas si tous les membres de l’équipe n’ont pas touché le ballon durant l’action ») soit incitatives (« le but compte autant de points que le nombre de personnes ayant touché le ballon durant l’action »).

Il est utile de s’attarder un instant sur quelques implications de ce choix de règles spécifiques. Dans le cas des règles restrictives ou punitives, les « meilleurs » sont contraints de faire jouer les autres, ils doivent coopérer et aider ceux qui sont plus inhibés dans le jeu, non pas tant parce qu’ils trouvent ça toujours juste mais parce qu’on les y oblige (obligation). Dans le cas des règles incitatives, on essaie de récompenser le souci collaboratif des « meilleurs » pour que cette préoccupation devienne non plus seulement morale (désintérêt) mais aussi stratégique (intérêt personnel), en rendant donc l’altruisme utile. Ce n’est plus le bâton qui impose l’attitude paternaliste envers les plus « faibles » mais la carotte qui essaie de la favoriser.

Mais l’utilisation prépondérante de ce type de règles peut générer deux effets pervers.

  • Le premier est que les « meilleurs » tendent à instrumentaliser la participation de ceux qui sont plus en difficulté, en se limitant à une collaboration très superficielle, c’est-à-dire en acceptant de jouer avec les autres seulement dans les situations les moins importantes, les moins risquées, les moins intéressantes aussi, ce qui est très peu valorisant pour ceux qui restent par conséquent cantonnés dans la catégorie des « faibles ». La dimension collaborative garde donc des reflets d’assistanat plus ou moins contraint.
  • Le second effet pervers renvoie aux dynamiques relationnelles susceptibles de se créer, lorsque les plus « forts » attribuent aux autres la responsabilité de « leur avoir fait perdre la balle », et que les plus « faibles » se retrouvent donc à devoir porter le poids de l’échec collectif, la figure du bouc émissaire n’étant pas loin. Si bien que l’on comprend aisément pourquoi beaucoup préfèrent souvent la solution plus pacifique des « groupes de niveaux ». Car finalement, lorsqu’on décide de mélanger tous les profils de capacités en modifiant certes les règles mais de façon uniforme pour tout le monde, la norme sportive se manifeste encore, en renouvelant la forme de l’injustice.
    Même si ces exemples étaient évidemment un peu caricaturaux, on voit transparaître derrière cette manière de proposer le sport ou l’EPS l’image d’une société où les plus « performants » tirent la charrette vers le bien collectif (ici, la croissance… des points) et où les plus fragiles sont les boulets ou les fardeaux qui appesantissent la charrette et donc ralentissent le progrès général.

Mais jusqu’ici, il ne s’est pas agi de différenciation des règles en fonction des capacités des uns et des autres. N’est-ce pas le cas du Baskin justement ?

Pour favoriser la participation de ceux qui sont plus en difficulté, comme dans le cas de beaucoup de participants qui ont une déficience avérée (sensorielle, motrice ou intellectuelle) mais pas seulement pour ceux-là, la différenciation des règles est une stratégie qui renvoie à un autre type de cadre régulateur des rapports de compétition ; et le Baskin a choisi en effet d’explorer cette voie. Cette stratégie met généralement en jeu un mécanisme compensatoire fonctionnant comme une « discrimination positive ». Fréquemment utilisée en EPS également, elle est soit appliquée à une catégorie de participants prédéfinie (« les buts marqués par les filles comptent double » ; ou « ceux marqués par les joueurs handicapés comptent triple »), soit appliquée de façon beaucoup plus personnalisée (« les buts marqués par Maria comptent double et ceux marqués par Mario comptent triple »), car on reconnaît publiquement leur différence et la légitimité d’ajuster les règles à leurs capacités. Dans cet exemple de bonus de points, le système est incitatif et non pas basé sur l’obligation, ce qui minimise le risque de tomber dans les dérives accusatrices décrites plus haut, mais ce qui ne suffit pas à garantir la participation effective de tout le monde ; beaucoup pouvant rester en marge de l’action pendant toute la durée du jeu, sans que la règle compensatoire ne soit exploitée. La participation de tous reste largement dépendante du bon vouloir des « meilleurs » qui sont là encore dans la posture dominante des décideurs de la collaboration et du « bien agir ».[[Remarquons que l’on retrouve là encore ce type de solution technique en dehors du champ scolaire, puisqu’elle peut s’institutionnaliser dans le champ sportif, en particulier lorsqu’il s’agit de favoriser la co-participation de personnes « handicapées » et de personnes « valides ». Parmi les exemples les plus significatifs à ce niveau, il y a sans doute le programme des « sports unifiés » de Special Olympics, qui différencie deux rôles spécifiques selon que les joueurs ont ou n’ont pas une déficience intellectuelle, en attribuant à chacun de ces rôles des règles spécifiques. Les premiers seront d’ailleurs appelés « athlètes », tandis que les seconds seront appelés « partenaires ». En réalité, la proposition de Special Olympics s’appuie sur cette différenciation binaire des rôles pour spécifier certaines règles qui imposent aux « partenaires » valides de se mettre au service des « athlètes » qui ont une déficience intellectuelle car ce sont eux qui doivent être les vrais protagonistes du jeu.]]

En quoi le Baskin se distingue-t-il alors de ce type de solution technique ?

En fait, le Baskin refuse aussi bien la séparation des pratiquants en regroupements distincts que la stratégie paternaliste, encore dominante dans les sports partagés, consistant à inverser le sacrifice, c’est-à-dire à demander aux « plus forts » de se sacrifier pour les « plus faibles ». Car, pour les acteurs du Baskin, tel est le réel enjeu culturel de la logique inclusive : ne pas remplacer le sacrifice des uns par le sacrifice des autres. Le plus grand défi n’est donc pas tant de trouver des adaptations matérielles, spatiales, réglementaires ou de communication pour favoriser la participation des personnes « handicapées », mais c’est surtout de faire en sorte que les autres – ceux qui n’ont pas l’habitude ni même peut-être l’envie a priori de partager une expérience avec des personnes « handicapées » – trouvent un réel plaisir à s’engager dans ce type de pratique sportive inclusive. La tentative du Baskin est d’essayer de relever ce défi, où la difficulté ne renvoie pas tant au recrutement de bénévoles qui accepteraient de jouer avec des joueurs « handicapés » qu’à la construction d’une architecture réglementaire globale qui puisse mettre en valeur le potentiel réel des uns et des autres. La culture inclusive est donc ici pensée comme une recherche délicate d’équilibre, tel l’effort du funambule qui essaie d’éviter deux risques opposés : la tendance sélective basée sur la norme sportive et la tendance intégrative basée sur l’assistanat. Pour cela, d’autres équilibres sont recherchés dans l’effort de régulation de l’action des joueurs, en s’appuyant autant sur des logiques d’intérêt que de désintérêt d’une part, et en jouant autant sur la nécessité d’un cadre contraignant que sur l’importance de préserver une certaine liberté d’action. Voici donc un premier élément qui caractérise le Baskin de façon novatrice.

L’établissement de rôles ne risque-t-il pas de renforcer les catégories figées dans lesquelles se laisse souvent enfermer le handicap, ne facilitant guère la logique inclusive ? Concrètement, les joueurs « handicapés » ont certains rôles (1 et 2) et les joueurs valides d’autres rôles (3, 4 et 5) ?

Et bien non. C’est là précisément un autre élément novateur du Baskin, qui introduit une saine confusion dans les catégories de rôles, puisqu’on ne se préoccupe pas du diagnostic médical pour attribuer un rôle à un joueur mais on part des capacités observées. La classification est donc fonctionnelle et non médicale. Cette saine confusion s’observe particulièrement dans les rôles 3, 4 et 5 qui peuvent être occupés indifféremment par des joueurs ayant ou non une déficience ; ce qui compte est simplement leurs capacités réelles sur un terrain avec un ballon dans les mains. Dans les rôles 1 et 2, il est plus rare d’observer ce « mélange » car les profils de capacités qui renvoient à ces deux rôles correspondent statistiquement – sauf dans les cas de blessures – à des personnes ayant une lourde déficience motrice (rôle 1) ou des troubles moteurs associés relativement importants (rôle 2).

Toutes ces règles ne sont elles pas un peu compliquées ? Déjà pour quelqu’un qui connaît un peu les règles de l’univers sportif, mais à plus forte raison si le Baskin est sensé accueillir également des joueurs ayant une déficience intellectuelle ?

Les apparences sont trompeuses… ! Tout le monde a eu en effet cette même première réaction en découvrant le Baskin, surtout si l’on commence par la lecture du règlement : c’est compliqué ! Mais en fait, c’est surtout un nouveau sport. Par expérience, on arrive à jouer au Baskin avec un groupe de collégiens qui n’en a jamais entendu parler au terme d’un créneau d’1h30 à disposition. Voilà surtout ce que l’on peut retenir. D’ailleurs, aujourd’hui, en Italie, on compte plus de 3.000 pratiquants.
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Cet article, signé Alexy Valet, est un supplément électronique au Contrepied HS N°12 – EPS, Sport et handicap – avril 2015