Guillaume Martin est un jeune coureur cycliste professionnel qui a terminé 12e du dernier Tour de France, membre actuel de l’équipe Cofidis. Titulaire d’un Master de philo sur Nietzsche, son livre Socrate à vélo (Grasset) a reçu un très bon accueil, et vise à montrer qu’activité intellectuelle et physique sont indissociables dans l’effort. Nous l’avons interrogé, intrigués par sa conception du sport.
Vous avez, semble-t-il, le projet de réhabiliter les sportifs en combattant l’idée qu’ils sont des personnes stupides, solides en corps, faibles en esprit. Seriez-vous un cycliste professionnel frustré par l’opinion publique ?
Cela fait partie des clichés assez communément répandus et que les enseignants d’EPS ont pu rencontrer. L’idée que corps et esprit marchent ensemble n’est pas de reconnaissance facile dans mon sport et nous présenter comme des machines qui passent sous silence toute forme d’intelligence ne doit pas nous conduire à parler des bienfaits intellectuels du sport pour être meilleur sportif. Il y a des formes de dépassement interne de soi, des formes de maximisation de soi qui jouent avec les limites de l’humain et qui sont, pour le grand public et les observateurs inattentifs autant de points aveugles sur la personnalité des individus qui pratiquent à ce niveau de réalisation. Donc, non, pas frustré mais en alerte sur les exigences que l’on a à porter pour tous les sportifs.
Votre livre vise-t-il à promouvoir un cycliste philosophe ou bien à défendre l’idée que le sportif est un corps qui pense en même temps qu’il se dépense ? Vous dites que « tout en pédalant, le cycliste se dit que la pensée est bien faible et dérisoire face au corps et à ses impératifs naturels » ?
Mon intention est incontestablement de réhabiliter le corps, de ne pas l’assujettir, comme il est fréquent, en laissant penser que le mental peut tout, que l’on peut tout sur le corps. L’entraîneur peut donner des indications mais c’est au corps sportif d’opérer le travail proprement dit. Il y a une intelligence du corps, une mémoire du geste longuement acquise par l’entraînement. C’est le corps qui fait le geste, qui le répète inlassablement jusqu’à devenir auto-suffisant. L’entraînement a pour finalité de rendre le mouvement quasi instinctif jusqu’à masquer – voire rendre invisible – cette intelligence du corps. L’entraînement habitue à rechercher la difficulté afin de la vaincre et ainsi s’élever. Somme toute, la confrontation est moins tournée vers l’autre, bien que sa présence soit indispensable, que vers soi. On peut comprendre que faire de la philosophie n’aide pas à pédaler mais à passer le temps.
Vous contestez les vertus éducatives du sport – fair-play, entraide, émulation –, définissant une hypocrisie altruiste du sport moderne, « ce sport à l’égoïsme non-assumé », pour leur opposer l’image de sportifs ayant plaisir à la confrontation, à l’affirmation de soi, au goût de la victoire… Vous voyez-vous comme voulant exclusivement gagner ?
Il y a, certes, plusieurs types de sport. Pour ma part, je ne parle que de celui qui se structure autour de la compétition. Oui, je pense que seule la victoire compte et de ce point de vue, l’idéologie olympique, telle qu’elle se définit, n’est pas cohérente. Cependant on remarque qu’elle a un discours affiché et puis qu’existent des discours réels bien différents. Le sport moderne affirme des valeurs qui ne sont pas celles des sportifs. Pour les fondateurs du sport (pensons à de Coubertin mais aussi à ce qui est apparu au xixe siècle en Angleterre) le sport ne vaut que comme moyen, moyen social d’encadrer des personnes, moyen au service d’autres finalités, ici encore une soumission des corps à l’esprit. De Coubertin veut laisser penser qu’une telle démarche peut conduire à former des champions. Pour moi, c’est une hypocrisie car la performance est au cœur des jeux olympiques. Pour tous les sportifs de haut niveau l’important n’est pas de participer mais bel et bien de gagner, en rester à la compétition fait partie du mythe des Jeux Olympiques. Un champion, dans son désir de gagner, est totalement distant par rapport à sa performance si ce n’est qu’il est exigeant pour sa victoire. D’ailleurs je dois dire que je n’aimais pas l’EPS en tant qu’élève, certes beaucoup dépendait des profs, et que je préférais largement mes courses de vélo en club. Toujours pareil le plaisir de la compétition victorieuse.
Pour poursuivre cette perspective, vous nous montrez que la philosophie de Nietzsche pourrait paradoxalement permettre d’exprimer les aspirations profondes du sportif mieux que ne le fait de nos jours l’idéologie héritée de De Coubertin et de sa morale altruiste. Pouvez-vous développer ?
Chez Nietzsche, les concepts me parlent plus que les concepts olympiques. Dans Ainsi parlait Zarathoustra Nietzsche fait dire à celui-ci : « Je ne vous conseille pas la paix mais la victoire ». Nous sommes ici totalement à l’opposé de l’idéologie coubertinienne. Le combat est au cœur du sport. L’important n’est pas de participer mais de gagner et si l’union peut exister c’est toujours pour satisfaire les ambitions d’un individu. On comprend mieux pourquoi les concepts de volonté de puissance, de surhumain développés par Nietzsche ont un écho dans le sport de compétition.
Pour aller dans le même sens, les questions de volonté, de souffrance, de résistance, de démesure, pour l’action, semblent structurer profondément votre expérience et votre réflexion. Cette vision poursuit-elle l’expression d’Albert Londres, parlant des cyclistes comme des « forçats de la route » ?
Tout à fait. Chez le cycliste il y a bien une idée de démesure notamment lors du Tour de France. Les sollicitations corporelles sont maximales. L’idée de forçat c’est très matériel, idée de répétition, d’effort, certes avec peu de liberté, mais idée de démesure, d’extrême tension qui reste la marque de ce type d’engagement.
Comment situez-vous le plaisir, le jeu ?
La question du plaisir est centrale. Le fait de faire des choses de façon très sérieuse avec beaucoup d’effort ne va pas à l’encontre du plaisir et du jeu, que je différencierai de l’amusement ou de la détente. Plaisir et jeu sont très sérieux et sont au centre de ma pratique. Le jeu est dans la distance que nous mettons par rapport à notre pratique, celle-ci reste non sérieuse, pour de rire ; en arrêtant le sport le monde ne s’arrête pas et on le voit bien avec la pandémie actuelle.
« Le combat est au cœur du sport. L’important n’est pas de participer mais de gagner et si l’union peut exister c’est toujours pour satisfaire les ambitions d’un individu. »
De même, le sport comme phénomène social n’a de valeur que s’il est centré autour d’individualités. Sans sportif, pas de sport. Et surtout sans sportif de génie, pas de spectacle sportif car ce sont les stars qui remplissent les stades, pas le jeu en lui-même. Les sportifs de haut niveau, des artistes du corps ?
Je pense essentiellement au champion qui pourrait laisser croire que sans entraînement on pourrait en arriver là où il est tant son geste devient dépouillé, quasiment naturel. Cette distance, cette aisance dont j’ai parlé nous fait toucher à l’universel, rapproche, en quelque sorte tous ces individus, quels que soient les secteurs, qui atteignent ces niveaux. Les champions ne sont pas des mutants, mais des individus renaturalisés, qui se sont débarrassés de tout le superflu de leur motricité quotidienne jusqu’à l’épure.
Votre livre évoque la constitution, l’entraînement et le déroulement de la course d’équipes nationales de grands philosophes, les « vélosophes », chargée de faire le Tour de France. Il y a vingt et une étapes : de la réflexion, beaucoup de références philosophiques et beaucoup d’interpellations sur le sport. Votre expérience d’un coureur important du peloton, avait-elle besoin de ce montage dramatique pour défendre vos idées ?
J’ai voulu montrer que l’entraînement et l’intelligence des sportifs étaient la base de cet engagement et qu’au cours des étapes les décisions à prendre n’étant pas évidentes, qu’il n’y a pas une seule manière d’appréhender les choses et qu’à chacune d’entre elles c’est l’intelligence des sportifs qui tranche, qui décide des options. Partant de là, chacun·e tire la conclusion qu’il veut, à partir de son histoire, de son expérience. Il n’y a pas de morale à cette histoire du Tour de France de nos philosophes.
Finalement, quelle définition donneriez-vous du sport ?
J’ai parlé des formes différentes du sport mais pour moi c’est celui tourné vers la compétition que je retiens. Fondamentalement, ce que j’aime ce n’est pas de m’entraîner mais de faire des courses et encore plus, gagner, en même temps que de m’éprouver moi-même, qui est une sorte d’intensification de soi, à travers une opposition à d’autres, dans un cadre institutionnel. Ce cadre institutionnel est la condition d’existence même du sportif. Oui, il y a une violence qu’il ne faut pas nier mais il ne faut jamais oublier que cela reste un jeu.
Entretien réalisé par J. Lafontan et paru dans Contrepied n°26 – Musculation