Du bien-être corporel à la conversion morale

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L’argument du sport santé, de la contribution de l’EPS à un sport santé n’est presque plus questionné. Gilles Vieille Marchiset* analyse cette association sport/santé et porte un regard critique passionnant. Un travail qui vient éclairer autrement les glissements actuels des programmes d’EPS. Il réalise un ouvrage facile à lire avec un effort notable de démocratisation des savoirs.

Quel regard portez-vous sur l’augmentation de la pratique de la musculation chez les jeunes. Avez-vous, en tant que sociologue du sport, observé aussi ce mouvement ?

Les pratiques de musculation ont effectivement le vent en poupe.
En 2010, 4,3 millions de françaises et français s’y investissent (8 % des 15 ans et plus, selon l’INSEP), avec toutefois une progression relative.

Comme pour d’autres pratiques sportives, il faut souligner la diversité des modalités de d’engagement, avec ou sans charges, dans différents lieux, avec ou sans encadrement.
La littérature scientifique insiste sur la quête d’esthétique des corps, toujours dominante : contrairement aux messages marketing des salles privées, la santé est ainsi rarement associée aux différentes activités de musculation.
Dans ce cadre, des liens sociaux parfois forts peuvent être noués, avec des pratiques d’entraide malheureusement peu analysées en sciences sociales. Dans les milieux populaires, le street workout a un développement fulgurant, avec une recherche de figures très impressionnantes, associée à un renforcement du corps pour faire face au quotidien difficile.
Aymane Dahane, doctorant dans notre unité de recherche, y analyse les logiques d’apprentissages informels par corps, reliées au processus de construction des identités masculines populaires.

La musculation, en écho avec votre ouvrage, n’est-elle pas une conversion des corps ? Vous développez l’idée d’une incorporation de la morale de l’effort… mais toutes les pratiques physiques ne sont-elles pas, depuis toujours, portées par cette « valeur » et sont-elles équivalentes en cela ? Finalement n’est-elle pas l’activité par référence de ce que vous nommez dans votre livre les entrepreneurs du bien-être ?

La « morale de l’effort » est au cœur de l’analyse de mes collègues Jean-Paul Génolini et Jean-Paul Clément de l’Université de Toulouse 3.
Ce gouvernement des corps par la logique de l’engagement, voire du dépassement, n’est effectivement pas nouveau : les pratiques d’entretien du corps offrent un nouveau terrain à ce processus.
Dans mon optique, la conversion des corps passe plutôt par une éthique du bonheur : le plaisir, symbolisé par le sourire, l’entente et la détente, au sein des familles par exemple, y est primordial !
Cet hédonisme est au cœur d’une conversion des corps, finalement dissimulée derrière un discours très euphémisé, valorisant une pratique régulière, raisonnée, et surtout raisonnable. Il ne faut pas se faire mal ! L’essentiel est de se faire du bien pour soi et souvent avec les autres. Les entrepreneurs moraux de bien être corporel accompagnent cette nouvelle quête de salut par le corps, ici et maintenant !
Les classes populaires semblent plongées dans cette pratique,

Est-ce finalement l’avènement de ce que Foucault caractérise comme une société de bio-pouvoir ? Un « micro-faschisme sur les corps » ? Les classes populaires sont-elles plus exposées à ce vous nommez « la conversion des corps », à celle-là en particulier (la musculation) et, si oui, comment l’expliquer ? Développent-elles des stratégies de contournement du gouvernement de soi par soi ?

La thèse du « micro-fascisme sur les corps » est défendue par la chercheuse canadienne Geneviève Rail et son équipe. Cette perspective post-structuraliste et féministe, et finalement inter-sectionnelle, insiste sur l’emprise des discours sur la prévention de l’obésité à destination des populations pauvres et noires, notamment les femmes, en Amérique du Nord. Le bio-pouvoir foucaldien doit ainsi être associé à une sociologie des inégalités sociales et ethno-raciales.


« La fabrique du récit santéiste vise à justifier la nécessité de bouger pour être sain et comme promesse du bonheur. »

À mon niveau, j’insiste sur les résistances des familles populaires face aux injonctions normatives issues des discours actuels de santé publique.
Effectivement les enfants, et les mères notamment, connaissent les recommandations, mais les conditions de vie, souvent très précaires, les en éloignent.
Les mères interrogées dans quatre pays européens (France, Allemagne, Italie, Suisse) prennent souvent de la distance par rapport à ces normes corporelles, en articulant des systèmes de ressources et de contraintes bien intériorisées (environnements souvent défavorables, pressions temporelles au quotidien, cultures populaires éloignées des discours normatifs diffusés). Des arbitrages éthiques sont alors identifiables en termes de vies en bonne santé : hygiène face à l’insalubrité (surtout à Naples), alimentation saine et équilibrée (sur nos terrains à Strasbourg), vie au grand air à Fribourg en Suisse par exemple. L’activité physique est alors secondaire. Dès lors, le processus de conversion des corps ne touche finalement pas prioritairement les classes populaires. Les classes moyennes semblent plus concernées. Dans une perspective de « bonne volonté culturelle », comme le dirait Pierre Bourdieu…

Ce que vous décrivez dans les modes de fonctionnement du gouvernement de soi par soi, de la mise en projet, de pratique réflexive, vs pratique de développement de la force physique, questionne sur l’EPS que nous proposons en lycée et notamment sur le champ de compétence 5.

La littérature scientifique, notamment en sciences historiques et sociales, met en avant le rapport ambigu entretenu par le monde de l’EPS vis-à-vis de la santé. Souvent mise en avant dans les finalités, mais finalement très peu présente dans les pratiques des enseignants.

La santé n’est qu’un discours d’affichage, dixit Geneviève Cogérino.

Aujourd’hui, notamment dans le cadre des Parcours éducatifs de santé, de nombreuses expérimentations pédagogiques fleurissent. Des formations nationales sont organisées, reliant EPS et éducation à la santé.

Dans les nouveaux programmes, « apprendre à entretenir sa santé par une activité physique régulière » est une compétence générale. Un champ d’apprentissage est consacré à « réaliser une activité physique pour développer ses ressources et s’entretenir ».
Ces velléités semblent s’intégrer dans l’entreprise de conversion des corps, que j’analyse.
À voir, à terme, si ces dynamiques intègrent une emprise santéiste sur les corps, c’est-à-dire un management individualisé des corps, lié à une bio-médicalisation du monde dans les sociétés libérales avancées.
Il s’agit toutefois de bien identifier l’impact de la transmission de ces compétences de santé (health literacy), lié aujourd’hui, dans la littérature anglo-saxonne, à la littératie physique (physical literacy). La transmission des cultures sportives semble cependant encore dominantes aujourd’hui. Toutefois, la tension principale à l’œuvre, pour caractériser l’EPS de demain, pourrait être la suivante : culturalisme versus santéisme !

Gilles Vieille Marchiset, sociologue, est professeur des Universités à Strasbourg. Il est directeur de l’Unité de recherche Sport et sciences sociales.

Cet entretien a été réalisé par Bruno Cremonesi et paru dans le Contrepied n°26 – Musculation